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La meilleure part

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XXVIII

Tandis que ces amours et ces haines se donnaient carrière autour d’elle, Jeanne vivait en apparence dans un calme profond, en réalité dans la plus décourageante des incertitudes.

Dix jours s’étaient passés depuis que sa confiance en Guy avait été soudainement détruite. Son trouble était toujours le même. Elle s’était étudiée, arraisonnée, combattue dans tous les sens. Elle s’était dit que ni son présent ni son avenir n’étaient changés parce qu’un homme dont elle avait ignoré l’existence durant quinze ans s’était joué d’elle. Mais, après tous ses raisonnements, la même pensée se dressait toujours devant son esprit : « Est-il possible qu’il ait menti, lui ! »

Parfois elle espérait qu’il allait revenir, comme il l’avait promis, se justifier, dire cette parole mystérieuse qu’il devait lui faire entendre. Mais Guy n’avait point reparu. Quant à Mawbray, elle ne voulait point le revoir, tant qu’elle n’en saurait pas davantage.

Car, chose étrange ! après tout ce qui s’était passé, elle n’aurait point accepté un roi si Vieuvicq lui avait dit, avec cette voix et ce regard qu’il avait l’autre jour : « Ne soyez pas sa femme ! »

Le jour de Pâques, sous les voûtes de Saint-Sulpice où l’orgue jetait à pleine volée les hymnes de joie, elle pria comme elle n’avait jamais prié de sa vie.

— O mon Dieu, disait-elle, courbée sur le velours de sa chaise, si vous me défendez l’ambition, permettez-moi du moins la tendresse. Si j’ai cédé à l’orgueil en rêvant, parmi vos créatures, une place trop élevée, laissez du moins à mon cœur un abri où je trouve la confiance et le calme. O Dieu, ressuscité des ténèbres, dissipez celles qui m’environnent !

Quand elle releva la tête, elle aperçut Guy debout, à quelques pas d’elle. Lui aussi priait, perdu dans la foule, comme prient les marins et les soldats. Il n’avait point aperçu Jeanne. Une fois de plus, elle pensa : « Est-il possible que celui-là soit un menteur ? »

Lorsque la foule s’écoula, ils se rencontrèrent (elle l’avait fait exprès) au bénitier de marbre. Il la vit, et son visage s’éclaira d’une joyeuse auréole, tandis qu’il lui présentait l’eau sainte. Et, comme leurs doigts se touchaient, il lui dit tout bas :

— A bientôt, Jeanne !

Elle sentit son cœur se dilater dans sa poitrine. Peu s’en fallut qu’elle ne lui criât :

— Oh ! Guy ! pas bientôt ; tout de suite. Parlez. Ces heures sont horribles !

Mais déjà il avait disparu.

Elle remonta en voiture presque heureuse, après avoir vidé sa bourse entre les mains des mendiants. Elle cherchait à ne pas penser, puisqu’elle ne pouvait pas comprendre ; à oublier tout, sauf une chose : c’est que Guy lui avait dit : « A bientôt ! »

Le courrier du lendemain lui apporta, de lord Mawbray, la lettre suivante :

« Voici un an que je vous aime, six mois que je vous demande d’être ma femme. Vous ne m’avez point défendu d’espérer une réponse favorable et, jusqu’ici, mon respect a été plus fort que mon impatience. Votre France est trop belle, d’ailleurs, et vous y êtes trop heureuse pour ne pas hésiter longtemps, avant de suivre en un autre pays l’homme qui voudrait vous donner toute la terre. Tant que j’ai cru à une perplexité si naturelle, je me suis condamné au silence. Aujourd’hui, ma tendresse jalouse craint de nouveaux obstacles.

» Un autre homme dit qu’il vous aime. Il fut votre ami d’enfance et sa pauvreté, qui m’ôterait toute inquiétude s’il s’agissait d’une autre, ne suffit pas à me tranquilliser, moi qui connais votre cœur.

» On a le droit de défendre son trésor, son avenir, sa vie. Je ne veux pas vous perdre et maintenant, j’ai résolu de parler. Prenez garde qu’on ne vous trompe ! c’est tout ce que ma plume veut écrire. Ma bouche, si vous l’exigez, vous en dira davantage. »

Après avoir lu ces lignes, qui faisaient fuir loin d’elle les riantes images entrevues depuis la veille, Jeanne, sur la première feuille tombée sous sa main, traça ce seul mot : « Venez ! » et le fit porter chez lord Mawbray.

— Ma foi, pensa celui-ci, tout en se rendant à l’appel qu’il recevait, mon moyen réussit trop vite pour être bon. Je parie qu’elle va, maintenant, adorer ce compagnon de colin-maillard. Oh ! les femmes !

Quand il entra dans le petit salon de Jeanne, au lieu de lui dire de s’asseoir, elle se leva, sans lui tendre la main.

— J’espère, dit-il un peu désarçonné de l’accueil, que vous comprenez…?

— Je comprends qu’il y a des choses qu’on n’écrit pas, en effet. Qu’avez-vous à m’apprendre ?

— Que vos lenteurs me rendent fou et que chaque jour qui s’écoule…

— Oh ! je vous en prie : ne parlons pas de vous. Vous savez quelque chose sur un homme qui… avait ma confiance ?

Maintenant qu’il fallait s’expliquer, Mawbray trouvait qu’il avait assez peu à dire, et regrettait de s’être privé trop tôt des lumières de Guérin et Cie.

— On place quelquefois mal sa confiance, fit-il. Permettez-moi de m’exprimer sans détours. Quand M. de Vieuvicq vous répétera qu’il vous aime, demandez-lui à qui il donne la moitié de ses journées, dans un appartement loué sous un faux nom.

— J’ai besoin d’en savoir davantage. Où est cet appartement, et sous quel nom ?

— Rue Delambre, no 28. Là, on ne connaît que M. Guy.

— Vous êtes certain de ce que vous avancez ? Vos renseignements sont sûrs ?

Mawbray fut sur le point de répondre qu’il les avait payés assez cher pour cela.

— Ils sont sûrs, dit-il, et, si vous voulez en connaître davantage…

— Assez ! fit-elle avec un regard qu’il ne lui avait jamais vu. Je vous suis… obligée de la peine que vous avez prise. A quelle heure le… l’appartement est-il occupé ?

— Chaque après-midi, balbutia-t-il, honteux maintenant du rôle qu’il jouait envers un homme qui lui avait donné l’exemple de la délicatesse.

Jeanne fit à lord Mawbray une inclination de tête qui était un ordre de la laisser seule.

— Qui peut se vanter de connaître les femmes, disait-il en descendant l’escalier. Voilà-t-il pas une Célimène qui se mêle d’être sentimentale et jalouse comme une ingénue ! Je commence à croire que cette voleuse d’Hémery avait raison. Le soleil se lève et les bougies pâlissent. Et, moi, je suis fou de cette femme. Au diable l’amour !

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