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La meilleure part

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XIII

Le surlendemain, à neuf heures du soir, en faisant sa toilette pour se rendre à l’hôtel de la rue de Varenne, Vieuvicq sentait moins en lui l’empressement de l’homme épris, au moment de revoir la femme aimée, que l’impression nerveuse du soldat, durant l’heure qui précède la bataille.

Car c’était à une bataille qu’il allait, et il y allait seul.

Dans peu d’instants il se trouverait dans un monde où il était né, qui était le sien, et qu’il connaissait tout juste assez pour savoir ce que c’est qu’un salon, la première fois qu’on y pénètre. Certes, sans faux orgueil, il se sentait supérieur au grand nombre par l’intelligence, le savoir et cette estime de soi-même que donne une vie pleine de travaux utiles. Mais tout à l’heure, chez Jeanne, à quoi lui servirait tout cela ? Il ne serait qu’un nouveau venu, dévisagé curieusement, toisé d’un coup d’œil, analysé d’un mot drôle. Il serait classé comme un échantillon d’un ordre inférieur, n’ayant jamais eu son nom cité dans la chronique du sport. Il écouterait, sans les comprendre, ces conversations à mots couverts où un geste épargne une phrase et dont l’allure télégraphique remplace aujourd’hui la causerie d’autrefois.

— Mon Dieu ! pensait-il, comment peut-on ignorer tant de choses quand on sort d’une école appelée « polytechnique » !

Il était dix heures du soir lorsque Vieuvicq pénétra dans la vaste cour de l’hôtel de Rambure. Sur un côté, cinq ou six voitures de maîtres étaient rangées en bataille, les lanternes d’argent plaqué projetant sur la muraille en face les ombres énormes des têtes des chevaux qui s’agitaient avec un cliquetis d’acier.

Dans le grand vestibule, les valets de pied interrompirent leur conversation à son entrée et dévisagèrent gravement cette figure, nouvelle pour eux. Leurs yeux s’interrogèrent et se répondirent silencieusement ; on ne connaissait pas ce monsieur qui arrivait à pied, le bas de son pantalon relevé, évidemment un visiteur de petite fortune.

Lorsqu’il fut dans l’antichambre, déjà encombrée de pardessus sombres et de pelisses de femmes aux nuances claires, un personnage vêtu de noir s’approcha de lui et, presque sans le toucher, ainsi que dans un rêve, le débarrassa de son paletot avec des mouvements moelleux comme des caresses.

La main sur la serrure, il attendit que Guy eût remis sa toilette en ordre, relevé ses cheveux et plié son gibus. Quand il vit que tout était bien, comme parle l’Écriture, il écarta les deux battants, et sa voix claire de baryton annonça :

— M. le comte de Vieuvicq.

Ce nom, jusqu’alors inconnu dans un salon où les mêmes personnes se retrouvaient depuis des années, arrêta subitement les conversations. Ce fut au milieu d’un silence de mort que le nouveau venu chercha sa route au milieu des meubles qui encombraient la vaste pièce faiblement éclairée. Parmi les vingt personnes qui se trouvaient là et qui, toutes, ne passaient guère de soirée sans aller dans le monde, personne ne se souvenait d’avoir aperçu ce jeune homme. On le regardait avec cette effroyable indifférence qui fait partie des grandes manières de notre époque, entichée de la roideur anglaise. Si, en ce moment, le pauvre Guy fût tombé frappé d’apoplexie, personne n’eût avancé la main pour le soutenir.

Heureusement pour lui, il se portait fort bien et il s’avançait, ni trop lentement, ni trop vite, vers la cheminée, où il devinait madame de Rambure. Mais Jeanne, à la grande surprise de tout le monde, fit quelques pas à sa rencontre, la main tendue et lui dit :

— Mon cher Guy, soyez le bienvenu dans la maison de votre plus vieille amie !

A cet accueil exceptionnel, trois ou quatre hommes se donnèrent la peine de hisser leur lorgnon. Les femmes, d’un coup d’œil, jugèrent la nouvelle recrue. Elles se dirent en elles-mêmes que le cavalier avait bonne mine et qu’un visage nouveau, après tout, ferait bien dans ce cercle un peu sévère.

D’ailleurs, jamais Vieuvicq n’avait été plus à son avantage. Il portait l’habit comme le portent ceux dont les ancêtres furent habitués à la cuirasse. Un peu pâle d’émotion, légèrement intimidé peut-être — les sots seuls ne sont jamais timides — la grâce exquise de l’accueil de Jeanne le rendait plus séduisant que d’habitude en mettant un éclat humide dans ses yeux noirs.

Il salua madame de Rambure, qui le présenta aux femmes qui l’entouraient. Décidément, il allait falloir compter avec ce nouveau venu que les maîtresses du logis traitaient si bien, et quelques hommes se préparèrent à se faire nommer. Mais, au fond, tous les habitués masculins du cénacle de la rue de Varenne auraient voulu donner au diable l’intrus qui allait, plus ou moins, changer l’air du salon.

En ce moment, un petit vieux qui portait au cou le cordon de commandeur de la Légion d’honneur s’approcha de Guy.

— Pardon, monsieur. Est-ce vous qui êtes l’ingénieur Vieuvicq ?

— C’est moi-même, monsieur.

— L’auteur de l’Étude sur le refroidissement dans les corps de piston des machines ?

Guy s’inclina de nouveau en signe d’assentiment.

— Eh bien, monsieur, il y a longtemps que je désirais vous voir et vous féliciter. Ma vieille amie, madame de Rambure, pourra vous dire que je suis un peu du métier. Mais du diable si je m’attendais à vous rencontrer chez elle ! Je suis le baron Desjars de Champberteux.

Ce nom était bien connu du jeune homme. Il appartenait à un savant qui a gagné, sous Louis-Philippe, par des découvertes de plus d’un genre, une fortune de plusieurs millions et un titre de noblesse dont il n’est pas médiocrement fier. On l’avait toujours vu chez madame de Rambure, dont le mari, jadis adonné aux sciences, avait été son ami intime.

— J’espère, monsieur, continua le baron, que j’aurai le plaisir de vous recevoir chez moi. Je vis seul avec ma petite-fille, à qui je vous présenterai tout à l’heure. Mais vous ne viendrez pas à la maison pour vous amuser. Nous causerons de votre étude et, qui sait ? peut-être y a-t-il un parti sérieux à tirer de votre idée.

Au même instant, on annonça :

— Monsieur le marquis de Rochetorte.

Un homme ni grand ni petit, ni gras ni maigre entra lentement, ses yeux ronds braqués devant lui comme les canons de chasse d’une frégate armée en course. Il était impossible d’évaluer son âge. Il portait ses cheveux d’une nuance indécise, séparés sur le front ; ses favoris, soigneusement roulés au fer, encadraient un visage très rouge, témoignant de fréquents dîners en ville.

De vieille noblesse angevine, le marquis n’avait pas, depuis tantôt vingt-cinq ans, d’autre occupation que « d’aller dans le monde ». Aussi, à notre époque où les hommes n’y vont plus guère, les femmes l’appréciaient et le soignaient comme un oiseau rare. Ce n’était point qu’il fût amusant, loin de là. Mais il était correct ; on trouvait son bras quand on en avait besoin, sans avoir à craindre qu’il offrît autre chose. Il prenait son rôle trop au sérieux pour perdre le temps en fadaises. D’ailleurs, resté vieux garçon, il ne voyait plus dans les femmes que des êtres sans sexe, ayant un « jour », une loge à l’opéra, et donnant à dîner. Sa tactique était de se poser en homme mûr auprès des jeunes et en jeune homme auprès des mûres ; ce qui, s’il faut en croire les mauvaises langues, ne faisait rien perdre aux unes et laissait peu à gagner aux autres.

Il passait pour n’aller que dans le meilleur monde et si, parfois, avant le coup de feu de la saison, il se hasardait à déroger un peu, c’était avec les allures de côté d’un mari en train de courir la pretantaine.

Ce qu’il y avait, en lui, d’absolument prodigieux, c’était sa mémoire pour tout ce qui concernait son état. On eût dit un annuaire vivant de la noblesse française. Ancienneté des familles, alliances, nombre d’enfants, morts, naissances, mariages, ce diable d’homme savait tout et prenait plaisir, le cas échéant, à étaler sa science du ton d’un écolier qui récite les sous-préfectures.

Il avait tenu à être admis chez la belle-mère de Jeanne et s’y montrait assidu, précisément parce qu’on y recevait peu de monde.

— C’est un salon un peu petit, disait-il, en manière d’excuse, dans ce qu’il appelait « les grandes maisons ». Mais les Rambure ne sont pas les premiers venus et l’on entre plus difficilement chez eux que dans certains endroits où l’on fait beaucoup de fracas.

Après avoir salué la plus âgée des deux femmes, le marquis de Rochetorte aborda Jeanne, le cou raide, la main qui tenait le claque derrière le dos, avec le mélange de familiarité et de bonne tenue qu’il avait en parlant aux femmes de cet âge.

— Bonsoir, chère madame. J’arrive bien tard, mais j’ai dîné chez la baronne Alphonse, et la rue Saint-Florentin n’est pas tout près d’ici. Hier, j’ai dîné chez les Bisac. Douze personnes seulement. Pas mangé une seule fois chez moi, de la semaine. Êtes-vous invitée dimanche chez la princesse de Sagan ? Non ? Oh ! c’est tout à fait en petit comité : la crème de la crème.

— Eh bien, vous êtes encore poli, vous, Rochetorte !

— Demain, continua le marquis tout plein de son sujet, je vais à l’Opéra dans la loge de madame de Bélorgelle. Depuis qu’elle a hérité de son oncle, la belle Sidonie est devenue tout à fait à la mode.

— Pas la crème de la crème, celle-là, pourtant. Ou du moins une crème un peu tournée, si ce qu’on raconte est vrai. Son héritage…

— Oh ! chère madame, vous savez que je ne suis pas une mauvaise langue. J’entends et je vois tant de choses, que je suis tenu au secret professionnel, comme un avocat. D’ailleurs, si l’on se mettait à éplucher !… Je vois d’ici quelqu’un qui pourrait bien ne pas y gagner beaucoup.

— Ah ! votre ennemie. Cette pauvre petite madame Hémery. On sait que vous ne pouvez pas la sentir. Tout cela parce qu’elle n’est pas du Faubourg ! Que voulez-vous ! son mari et le mien ne se quittaient pas, nous sommes devenues veuves presque ensemble…

— Espérons, pour vous, que là s’arrête la ressemblance. Mais, fit tout à coup Rochetorte avec un soubresaut, quel est ce monsieur ?

Jeanne fit un signe. Guy, dont les yeux ne la quittaient guère, s’approcha aussitôt.

— Je tiens beaucoup, lui dit-elle, à vous présenter au marquis de Rochetorte. Le comte de Vieuvicq, un vieil ami de ma famille.

— Ah ! vous êtes monsieur de Vieuvicq ? fit le vieux garçon en s’inclinant avec une considération marquée. Le dernier du nom, si je ne me trompe. Madame votre mère était une Paulan, des Paulan de Provence. J’ai eu l’honneur de la connaître jeune fille quand elle venait en Anjou, avec ses parents, chez nos voisins les Moracé, un vieux ménage, aujourd’hui disparu.

Guy salua sans répondre, regardant avec curiosité cet infatigable parleur qui en savait autant que lui sur sa propre généalogie.

Mais, déjà, l’émule de d’Hozier, incapable de s’intéresser longtemps à autre chose que lui-même, causait avec le comte de Javerlhac, qui prenait un malin plaisir à lui faire réciter une seconde fois l’emploi de sa semaine.

Javerlhac était l’homme du cercle, de même que Rochetorte était l’homme du monde. Aussi, entre ces deux contemporains, il régnait une hostilité sourde, comparable à celle qui divisait, au siècle dernier, la noblesse de robe et la noblesse d’épée.

Ni l’ancienneté du nom, ni l’esprit, ni la réputation ne comptaient pour rien aux yeux de Javerlhac si l’être orné de ces dons ne les couronnait, pour ainsi dire, par sa qualité de membre du cercle de la rue Royale. Il considérait ce club à la fois comme sa patrie, comme son royaume et comme sa maison. Veuf depuis longtemps, il s’était créé là un intérieur selon ses goûts. Il y mangeait, il y recevait ses amis, il s’y faisait raser, coiffer, habiller, et, s’il ne pouvait y dormir autrement que dans un fauteuil du salon de lecture, il avait remédié à cet inconvénient en se logeant dans la maison voisine, qui communiquait directement avec les appartements du cercle.

D’un esprit vif et très mordant, Javerlhac comptait parmi les grands souvenirs de sa vie celui d’une soirée où deux des jolies actrices de Paris assistées d’un nombre égal de ses collègues avaient joué, dans une réception du cercle, un proverbe de sa façon. Depuis lors, les lauriers du marquis de Massa l’empêchaient de dormir, et il était secrètement tourmenté de l’idée d’être applaudi aux Français.

D’ailleurs, c’était l’homme de tout Paris le mieux au courant des histoires et des scandales du grand monde. Il connaissait plus d’aventures scabreuses que, jadis, M. de Sartine. Il n’y a pas au monde de cabinet de lieutenant de police où l’on chuchote la moitié des secrets qui se crient très haut dans le fumoir d’un cercle, de minuit à deux heures du matin.

— Et alors, dit Javerlhac, quand Rochetorte eut reproduit consciencieusement la nomenclature de ses dîners passés et futurs, vous connaissez ce monsieur ? De quel cercle est-il ?

— D’aucun, je pense ; mais il n’en dort pas plus mal et n’en porte pas moins un des vieux noms de France. Tout le monde connaît cette famille-là. Noblesse de croisades, et authentique, s’il vous plaît. Il pourrait vous dire le nom de baptême de tous ses auteurs jusqu’au compagnon de saint Louis. Seulement, pas un radis ! Son père menait grand train et s’est ruiné en donnant à manger et à boire à un tas de gens qui n’offriraient pas un verre d’eau au fils aujourd’hui. Le pauvre garçon doit posséder, en tout et pour tout, un château féodal quelque part, dans les montagnes de l’Est.

— C’est maigre !

— J’oubliais les cent francs de pension de sa croix, car il s’est battu comme un lion en soixante-dix.

Pauvre Guy ! il avait bien débuté dans le salon de la rue de Varenne. Beau, distingué, savant, noble, courageux, il avait tout pour lui. Mais le « pas un radis » de Rochetorte, bientôt répété par tout le monde, produisit une fâcheuse réaction que la possession d’un château, même féodal, ne diminua guère. Du coup, Vieuvicq passa à l’état d’homme charmant, c’est-à-dire inoffensif, ne causant aucun ombrage aux hommes, aucun souci aux mères, aucune préoccupation aux demoiselles à marier qui étaient là. Il faut en excepter, toutefois, mademoiselle Louise de Champberteux, qui ne le quittait guère des yeux.

Au moment où les conversations, un moment interrompues, reprenaient leur cours ordinaire, la porte s’ouvrit et une femme assez grande, plutôt jolie, très élégante, très décolletée, très en diamants, entra du pas d’un voyageur qui traverse le quai d’une gare, quand les portières des wagons sont déjà fermées. Elle avait salué madame de Rambure et serré la main de Jeanne, qu’on entendait encore, dans le lointain, la voix de l’huissier annonçant :

— Monsieur le marquis et madame la marquise de Monguilhem.

Dans la pénombre de l’antichambre, on distinguait un petit homme au visage tranquille en train de quitter son pardessus. C’était le mari.

— Mon Dieu ! dit Jeanne, vous êtes éblouissante ce soir. Où allez-vous donc ?

— A la première des Français, ma chérie — elle prononçait ma schérie. — Je suis en retard, n’est-ce pas ?

— Mais, pas trop, dit Javerlhac. Il n’est que dix heures et demie.

— J’avais du monde à dîner, et je n’ai pas pu renvoyer mes invités plus tôt. Et vous, bel auteur, vous n’êtes pas allé voir d’avance ce que c’est qu’un succès chez Molière ?

— Ce sera autre chose qu’un succès, j’en ai peur, répondit Javerlhac d’un air entendu. Je l’ai dit hier soir à Perrin, à la répétition générale.

— Et vous non plus, monsieur de la Rochetorte, vous n’êtes pas à la Comédie ce soir ?

— Je n’y vais guère que le mardi, belle dame ; les autres soirs, c’est si mal composé !

— Merci, dit la marquise. Maintenant, Jeanne, je vous quitte. Je n’avais pas voulu manquer à votre premier jeudi. Allons, venez-vous, Edgard ?

— Mais, ma chère, fit monsieur de Monguilhem d’un air de bonne humeur, vous auriez dû me prévenir. Je n’aurais pas ôté mon pardessus.

La marquise s’envola, reconduite par son amie et remorquant à distance son mari.

— Tiens ! dit-elle, en désignant Guy qui causait avec le baron, qui est ce monsieur ? Il a l’air bien. Vous me le présenterez une autre fois. A demain matin, à neuf heures. Vous montez, n’est-ce pas ?

Sans entendre la réponse à aucune de ses questions, madame de Monguilhem avait disparu.

— Je me demande comment ces gaillards-là ont pu avoir des enfants, dit Rochetorte à l’oreille de Javerlhac. Ils marchent toujours à vingt pas l’un de l’autre.

— C’est bien simple. La marquise qui fait de tout, même de la dévotion, va chaque année à Lourdes.

— Voyons, mon cher, est-ce que vous allez vous moquer aussi des miracles ? Vous oubliez où vous êtes.

— Dieu m’en préserve ! Mais, à Lourdes, il n’y a pas de théâtre et les soirées sont longues.

— Cette jeune femme est-elle toujours aussi pressée ? demandait Guy, de son côté, à M. de Champberteux, qui l’entretenait dans un coin, avec des airs de marquis de l’ancien régime.

— Toujours. Elle appartient à la nouvelle école qui achève de perdre la société française et qu’on peut désigner sous ce titre : les femmes qui n’ont pas le temps. Madame de Monguilhem reçoit chez elle, va chez les autres, fait de la musique, de la sculpture, monte à cheval, suit les cours de Caro, vend et quête pour les pauvres, soigne sa maison, élève ses enfants et va tous les soirs au théâtre.

Comme Vieuvicq levait les bras au ciel d’un air accablé :

— Mon Dieu ! c’est un type que vous rencontrez souvent, si vous allez dans le monde. La charmante femme chez qui nous sommes fait la paire avec son amie, ou à peu près. Seulement elle a remplacé les enfants par le goût des collections, et la sculpture par la chasse à tir. En somme, le travail développé, comme nous disons, nous autres, est le même. Un fort de la halle n’y résisterait pas.

— Mais quel plaisir ces femmes trouvent-elles à cette existence de moyeu de roue ?

— Beaucoup sont heureuses de n’avoir pas le temps de penser. D’autres — et c’est le cas de notre amie — préféreraient, au fond, une vie plus conforme à celle des femmes de l’autre génération. Mais elles font comme tout le monde. Cela dit tout pour elles, bien qu’elles jurent du contraire. J’ai souvent pensé que, si nos grand’mères allaient à l’échafaud avec cet héroïsme superbe, c’est en partie parce que leurs parents et amis en avaient fait autant la veille.

— Alors, à quoi servent les salons aujourd’hui ?

— Ils jouent dans nos demeures le même rôle que la salle d’attente dans les gares. Ce sont des pièces munies de sièges et pourvues d’une pendule remise à l’heure tous les matins. Mais il y a encore des exceptions, Dieu merci ! Le lieu où nous sommes en est la preuve. On y cause encore à peu près.

— Grand-père, dit une voix près d’eux, il est onze heures.

— C’est bien, ma petite Louise, je t’obéis. Auparavant, laisse-moi te présenter le comte de Vieuvicq, un savant, bien qu’il n’en ait pas la triste mine.

— Oh ! mademoiselle, répondit Guy après avoir salué la jeune fille, M. de Champberteux veut rire. D’ailleurs, il est là pour montrer qu’on peut avoir, en même temps, beaucoup de savoir et le meilleur visage du monde.

— Et vous, monsieur, répliqua Louise avec un rayon d’enthousiasme dans les yeux, vous avez continué sur le pont de Vieuvicq les souvenirs de famille du pont de Taillebourg.

Elle salua, comme elle eût salué un chevalier sous son armure, et se retira au bras de son grand’père.

— Ma foi ! pensa Guy, je ne m’attendais pas à être si bien harangué ce soir. Comment ce vieux bourgeois a-t-il produit cette tête romanesque et où diable cette petite a-t-elle appris mon histoire ?

Madame de Rambure, que Louise n’avait pas quittée ce soir-là, aurait pu le lui dire.

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