← Retour

La meilleure part

16px
100%

XX

A partir de ce jour, la fièvre ne quitta plus Guy de Vieuvicq ; mais ce n’était point cette fièvre de l’or qui fait battre les tempes et trembler la main de l’inventeur, à la veille du succès.

Une crainte mortelle l’assiégeait nuit et jour : la crainte d’être arrivé trop tard, et de voir repousser par Jeanne l’amour qu’il allait bientôt pouvoir lui offrir, s’il réussissait dans son entreprise.

N’était-elle pas déjà engagée à lord Mawbray ? Ou, si elle était encore libre, si elle pouvait encore choisir entre deux prétendants, lequel avait chance d’être préféré ? Des deux côtés, on lui offrait une passion ardente, un nom illustre, une grande fortune. Toutefois, la situation différente des deux pays assurait à lady Mawbray une existence bien peu semblable à celle qui était réservée à la châtelaine de Vieuvicq. Dans l’aristocratique Angleterre, mariée à l’un des amis du futur souverain, Jeanne devait s’attendre à briller à la cour par son esprit, sa beauté et son charme de Française.

Au contraire, dans un pays où le régime politique a supprimé la cour et le souverain, son titre restait comme un joyau précieux mais sans utilité pour une femme ambitieuse. Or, de plus en plus, Vieuvicq distinguait quelle place l’ambition tenait en elle. Certes, avec son cœur noble et généreux au fond, elle était parfaitement capable de sacrifier l’ambition à l’amour. Mais, si elle ne paraissait éprouver pour lord Mawbray aucun sentiment tendre, rien n’indiquait qu’elle songeât à l’aimer, lui.

A vrai dire, elle lui témoignait chaque jour une amitié plus intime et plus profonde et recherchait, avec une faveur croissante, sa conversation et ses conseils. Maintenant, elle restait chez elle à l’attendre quand il devait venir et c’était, à chaque instant, sous le moindre prétexte, un échange de billets et de notes. Il avait sur la jeune femme une influence véritable, dont madame de Rambure se réjouissait, car elle en constatait les heureux résultats.

Mais, de là à l’amour, qu’il y avait encore loin !

Et, cependant, le jour approchait où il faudrait parler. Cette pensée le glaçait de terreur. Jusqu’ici, condamné au silence par sa pauvreté, il s’était sinon résigné, du moins presque habitué à l’idée de voir Jeanne appartenir à un autre. C’était un malheur prévu, accepté, admis. Mais, aujourd’hui qu’un changement dans la face des choses lui permettait de songer à elle, que deviendrait-il s’il était repoussé ou si on lui répondait :

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ? A présent, il est trop tard. Je ne suis plus libre.

Agité par cette crainte, il ne perdait pas un instant pour achever l’œuvre d’où devait sortir sa fortune. Tout le jour courbé sur ses dessins ou sur son étau, il hâtait l’enfantement de son appareil. Le soir, il retrouvait Jeanne, tantôt chez elle, tantôt au théâtre, tantôt dans quelque salon. Il ne voulait pas laisser voir que quelque chose était changé en lui, mais, quoi qu’il en eût, la première fois qu’il reparut chez madame de Rambure après sa découverte, son visage était transfiguré par le rayonnement intérieur de l’espérance. Il semblait grandi, sa démarche était plus assurée, sa voix plus vibrante.

Jeanne causait en tête-à-tête avec lord Mawbray, et, comme, parmi ceux qui étaient là, personne ne doutait qu’un mariage entre eux ne fût chose à peu près résolue, on avait pris l’habitude de respecter ces entretiens. Mais Vieuvicq ne parut point en prendre souci. Il s’approcha d’elle, occupa la place restée vide à sa gauche, et l’obligea à se tourner vers lui, au violent déplaisir de Mawbray, qui se leva furieux.

— Qu’avez-vous donc ce soir ? demanda-t-elle à Guy. Vous êtes rayonnant.

— Je n’ai pas de raison pour être triste, Dieu merci ! répondit-il en la couvant de ce qu’elle-même appelait un regard de chien fidèle.

— Cependant vous le paraissez souvent. Comme je vous aime mieux tel que vous êtes en ce moment ! comme le bonheur vous irait bien, Guy ! Soyez toujours ainsi.

Machinalement, il leva les yeux vers une grande glace devant laquelle ils étaient assis tout près l’un de l’autre, et qui aurait pu, difficilement, renvoyer l’image d’un plus charmant couple.

— Être toujours ainsi ? répondit-il en contemplant le tableau qui s’offrait à lui. C’est un bon conseil que vous me donnez, Jeanne, et je tâcherai de le suivre.

Elle leva les yeux à son tour et, comprenant l’allusion, elle rougit, un peu étonnée. Jamais il ne lui avait parlé de cette façon. Dans le cadre brillant, leurs regards restaient attachés l’un sur l’autre et semblaient ne pouvoir se quitter.

Pour la première fois, elle comparait son ami d’enfance à tous les hommes qui étaient là, à tous ceux qu’elle avait rencontrés. Comme il leur était supérieur en intelligence, en dévouement, en valeur réelle ! Et, tout en changeant de conversation, elle s’avouait qu’il n’en était point à qui elle eût, plus volontiers, confié son bonheur et sa vie.

Mais elle aimait la richesse et le luxe. Elle les aimait simplement, naïvement, par instinct, comme les jolis oiseaux des Indes chérissent le soleil qui fait étinceler leur plumage. L’amour qui fait des miracles, frappait depuis quelque temps à l’entrée de son cœur, mais il n’avait point encore franchi le seuil.

Il fallait, pour faire céder la porte, un souffle un peu plus fort de ce vent qui ne sait ni d’où il vient ni où il va. Une fois pénétré dans la place, le visiteur inconnu ferait bien voir qu’il était le maître.

— Allons ! dit Jeanne, comme en sortant d’un rêve, voilà un quart d’heure que je vous accapare et je vois les gros yeux de ce brave Rochetorte fixés sur nous. Il faut bien qu’il me raconte avec quelle duchesse il a dîné hier au soir.

— Alors, je vous quitte et je me sauve. Après avoir causé avec vous, je ne veux plus causer que de vous, avec moi-même.

Il se leva et, se souvenant de leurs bonsoirs de jadis, il lui dit tout bas :

— Au revoir, Jeannette.

— Bonsoir, vieux Guy, répondit-elle, du même ton.

Dans le salon, à part quelques joueurs de whist qui ne se seraient point aperçus d’un tremblement de terre, tout le monde avait remarqué « la seconde manière de Vieuvicq », comme disait Javerlhac.

Celui-ci venait d’arrêter lord Mawbray, qui faisait le tour des groupes, échangeant ici et là des compliments, d’une voix un peu nerveuse.

— Eh bien, mon cher lord, vous errez comme une âme en peine, et vous paraissez sérieux ? Nice-Girl aurait-elle laissé son avoine ce matin, ou mouillé son poil à l’écurie ?

— Nice-Girl se porte à merveille, répondit froidement le sportsman, et se prépare à courir dans quelques semaines en Angleterre. Pariez-vous pour moi ?

— Ma foi, fit le Gascon, je ne dis pas oui, je ne dis pas non. J’attends pour me décider. Il peut se passer tant de choses dans quelques semaines.

Et son regard se fixait sur Guy, qui se retirait sans prendre congé de personne, tandis que Jeanne le suivait des yeux.

Chargement de la publicité...