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La meilleure part

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V

Deux ans plus tard, le mécanicien Guy sortait de la petite chambre qu’il occupait rue de Jussieu et se rendait, en traversant le Jardin des Plantes, à la gare où l’appelait son service.

C’était un homme grand, à la taille mince et élégante, que l’on eût pris pour un Méridional, en voyant son visage maigre et bruni par le soleil, et surtout ses yeux, brillants de l’éclat particulier aux individus dont le métier est de voir de loin.

Il portait toute sa barbe, noire et déjà touffue. Ses cheveux étaient coupés en brosse ; ses mains, nerveuses et brunes comme celles d’un hidalgo, n’avaient rien perdu de leur finesse, mais leur blancheur, dont il tirait jadis quelque vanité, avait disparu pour revenir un jour, s’il plaisait à Dieu.

D’une propreté irréprochable, étonnante pour un homme dont la vie se passait entre la poussière du foyer et la vapeur grasse de la chaudière, Guy portait un pantalon et une jaquette de velours marron. Un large chapeau de paille brune ombrageait sa figure remarquablement régulière. Le ruban rouge, souvenir de la guerre, brillait sur sa poitrine.

Il avait une heure devant lui. Il marchait doucement sous les frais ombrages des vastes allées, aspirant voluptueusement les bouffées de sa cigarette, songeant qu’il ferait bien chaud, tout à l’heure, dans les tranchées de la rampe d’Étampes. Soudain il vit venir à sa rencontre un gros garçon de joviale apparence mis à la dernière mode… de Marseille. C’était un ancien camarade de « Pipo », sorti dans les Mines.

— Eh bien, Manet ! on ne reconnaît donc plus les anciens ?

Le personnage interpellé s’arrêta brusquement, et, dévisageant avec un sans-gêne parfait celui qui venait de prononcer son nom :

— Bagasse ! je vous reconnais… sans vous reconnaître, dit-il avec un fort accent de terroir. Un peu d’aide ne sera pas de trop.

— Comment ! tu as oublié Guy de Vieuvicq, ton voisin d’amphi ?

— Té, Vieuvicq ! pas possible ! J’aurais vécu huit jours dans la même chambre que toi sans te coter. Je t’ai laissé frais et rose comme une demoiselle ; je te retrouve tanné et barbu comme un brigand calabrais. Qu’es-tu devenu, depuis deux ans ? Moi, j’arrive d’Amérique, où je gratte un filon plus ou moins argentifère, pour le compte d’une compagnie. J’ai déjà demandé de tes nouvelles à plusieurs camarades. Mais tu as disparu. On te croit mort, mon bon.

— Toi, tu es toujours le même et mis comme un prince. Ton filon doit être sérieux. Quant à moi, devine mon histoire.

— Allons déjeuner, d’abord. Je viens d’assister, en flânant, au repas des animaux féroces et ce spectacle m’a creusé ! Trouve-t-on par ici des beefsteaks moins saignants, sinon moins durs ?

Quand ils furent assis, en face l’un de l’autre, à une table de buffet de la gare :

— Voyons, sérieusement, qu’est-ce que tu fais ? demanda Manet en vidant son premier verre de sauterne.

— Mon cher, tu as l’honneur de parler à un mécanicien de première classe de l’Orléans.

L’ingénieur de la compagnie argentifère fit un geste, tout en continuant à déguster par petites gorgées son faux lur-saluces.

— Tu as fait ce que j’ai été sur le point de faire, dit-il en reposant son verre. Mais le courage m’a manqué, et j’ai encore mieux aimé courir la chance de la fièvre jaune. S’expatrier, c’est dur ! mais ce que tu endures est encore pis, troun de l’air !

— A présent, ce n’est rien. Si tu m’avais connu apprenti !

— Je suppose que tu ne l’as pas été longtemps ?

— Eh ! mon cher, il faut un an pour être bon chauffeur, en admettant, bien entendu, qu’on ait des dispositions. Il paraît que j’en avais d’énormes. Maintenant, je suis un monsieur. Je ne touche plus au charbon, ni à la boîte à fumée, la fatale boîte à fumée qui fait de nous des nègres ! Je conduis les express, et si tu voyais ma machine ! Un bijou fin et brillant comme la montre d’une jolie femme. Tout à l’heure nous irons la visiter.

— Et cela t’amuse de conduire ces bêtes-là ?

— A dire vrai, je ne fais pas ce métier-là pour m’amuser. Mais c’est un sport comme un autre. On donne cent mille francs à un cheval qui met dix minutes pour faire le tour d’une piste. Moi, dans deux heures, je serai à Orléans.

— Chacun son goût. Moi, j’aime mieux le cheval. Au moins, celui-là est vivant.

— Vivant ! et tu crois que ma machine n’est pas vivante ! Viens avec moi, un jour ; tu comprendras le charme étrange qui vous pénètre et vous enfièvre à la pensée que l’on commande, avec deux doigts, à la plus grande force du monde. On tient la vie de trois cents personnes dans sa main, comme je tiens ce verre de cristal. On n’est plus un homme, on devient je ne sais quel démon investi d’un pouvoir surnaturel, ayant aux épaules des ailes qui font paraître lentes celles de l’oiseau. On franchit d’un bond une rivière ; on éventre une chaîne de montagnes et, lorsqu’en traversant, la nuit, quelque grande plaine endormie, on presse du doigt le sifflet de bronze, c’est comme si, d’une poitrine de monstre, s’échappait un hennissement formidable, dominant le bruit du tonnerre et réveillant toute une contrée.

— Allons ! tu es bien toujours celui qu’à l’école nous appelions « le poète ». Mais voyager avec toi ! Le ciel m’en préserve. Sur la locomotive qui me traîne, j’aime mieux un honnête ouvrier qui compte les kilomètres, guette les sémaphores et lorgne les aiguilles, qu’un fils des preux qui pense aux ailes des oiseaux et au ventre des montagnes.

— Tu as tort, mon cher. Il y a des préjugés fort agréables à trouver chez ceux à qui l’on confie sa peau. Les fils des preux, comme tu les appelles, sont remplis de ces préjugés-là.

— Bah ! la chevalerie n’a rien à voir avec une locomotive.

— C’est une grave erreur. La chevalerie — pour me servir de tes expressions — est bonne partout, notamment sur une locomotive. Il y a six mois, en sortant des tranchées de Brétigny, je me suis trouvé nez à nez avec un train de marchandises que le verglas avait mis en retard et qu’on avait oublié. Mon chauffeur, qui n’avait rien d’un preux, a sauté à bas du tender. Moi, j’ai trouvé que ces choses-là ne se font pas ; un vieux préjugé ! Je suis resté et j’ai pu éviter la capilotade en renversant ma vapeur. Si tu avais vu cela ! mes roues enlevaient des copeaux dans l’acier des rails comme si c’eût été du sapin de Norvège.

— Charmant métier ! Et tu en as encore pour longtemps ?

— Dans moins d’un an, je serai ingénieur au matériel. Mais je n’aurai pas perdu mon temps. D’abord, j’ai recueilli, sur le chauffage des machines, beaucoup d’observations dont je me servirai un jour. Ensuite j’étudie plus que tu ne penses. J’ai deux jours de liberté par semaine, et tu me croiras si je te dis que je ne les passe pas au cabaret.

— N’importe, monsieur le comte. Les croisés dont tu descends doivent se voiler la face.

— Vous êtes tous les mêmes. Quand nous ne faisons rien, vous nous traitez d’inutiles ou d’incapables. Et, quand nous vous montrons que nous savons travailler comme les autres, vous criez que nous dérogeons. Mais il est temps de partir ; viens avec moi. Tu verras la Ville de Blois, la plus belle machine du réseau, qui grimpe les rampes de sept en abattant ses soixante et dix kilomètres, sans que l’aiguille du manomètre baisse d’un cran.

Un quart d’heure après, le timbre du chef de train annonçait que l’express pouvait partir. Debout sur sa plate-forme, leste et dégagé dans sa salopette et son bourgeron de coutil bleu, le dernier des Vieuvicq faisait un signe d’adieu amical au gros Manet. Puis, d’une main exercée, il modulait un coup de sifflet prolongé dont l’immense halle vitrée tout entière semblait tressaillir.

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