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La meilleure part

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XXIV

Elle fut saisie d’une émotion violente lorsque, vers deux heures, on annonça chez elle Guy de Vieuvicq. Il ne devait point venir ce jour-là ; elle n’était point préparée à sa visite, et, durant des heures, elle s’était juré à elle-même de ne plus le revoir. Cependant, elle fut étonnée de sentir, à ce nom, une émotion qui la rendit tremblante, et, pour la première fois, elle comprit combien elle l’aimait déjà, puisqu’elle tardait tant à le haïr.

Mais quel langage allait-elle lui parler ? de quelle façon devait-elle le recevoir ? comme un indifférent ? c’était de l’affectation ; comme un être parjure et déloyal ? c’était du caprice ; car enfin, Guy ne lui avait juré que beaucoup d’amitié, et il tenait si bien son serment, qu’elle l’avait pris, elle-même, pour quelque chose de plus qu’un ami.

Déjà il était devant elle, lui tendant la main avec un regard aussi franc, aussi tendre — oui, aussi tendre ! — que si une odieuse créature du nom de madame Hémery n’avait jamais existé. Cependant il était troublé, tellement troublé, qu’il ne remarqua point l’accueil singulier de Jeanne.

— Je vais vous dire une chose qui vous étonnera beaucoup, commença-t-il. Mais vous avez confiance en moi, j’espère ?

— Expliquez-vous. Nous le saurons après.

— A l’avenir, répondit-il en la regardant, un peu étonné, vous ne verrez plus chez vous une personne qui y venait souvent : madame Hémery.

— Et pourquoi ne la verrai-je plus, s’il vous plaît ?

— Parce que je lui ai défendu d’y reparaître.

— Cela ne suffit pas, dit Jeanne en contenant la colère qui, de nouveau, s’emparait d’elle. Vous devez avoir une raison ? je veux la connaître.

— J’aurais aimé ne point vous la dire en ce moment. Vous savez que je ne suis pas homme à faire une chose si grave à la légère.

— C’est possible. Mais j’insiste pour connaître vos motifs.

— Jeanne, vous me faites une peine véritable en agissant ainsi.

— Je le regrette. Mais j’ai le droit de savoir pourquoi je dois fermer ma porte à une de mes relations.

— Eh bien, dit Vieuvicq froissé au fond du cœur de la tournure de l’entretien, madame Hémery est la maîtresse de lord Mawbray. Cela vous suffit, je pense ?

A cette parole, qui lui semblait contenir le plus impudent des mensonges, Jeanne se leva et fut sur le point d’ordonner à Guy de sortir de sa présence ; mais elle se contint et, voulant se venger par une seule parole de tout ce que cet homme lui faisait souffrir depuis la veille :

— Épargnez-moi, dit-elle, vos conseils et vos avertissements. Je sais ce qu’ils valent et je ne vous répondrai qu’une chose : je suis décidée à épouser lord Mawbray.

— Jamais ! s’écria Guy debout, tout pâle. Jamais, moi vivant !

— Et pourquoi donc, je vous prie ? Où prenez-vous l’assurance de parler ainsi ?

— Jeanne, fit le jeune homme en s’appuyant à la cheminée, car il voyait tout tourner autour de lui, vous n’épouserez pas cet homme pour plusieurs raisons. Mais, aujourd’hui, je ne vous en donnerai qu’une : je vous aime !

— Eh bien, vrai ! répondit-elle avec un éclat de rire qui sonnait faux, si vos autres raisons ne valent pas mieux que celle-là…

Il la regardait, confondu, ne la reconnaissant plus. Tout paraissait si changé en elle ! Avec une grande tristesse, mais sans colère, il lui répondit :

— Je m’attendais à tout, Jeanne, sauf à vous voir éclater de rire quand je vous dis que je vous aime.

— Et moi à tout, aussi, sauf à ce qui se passe. Je comprends que lord Mawbray vous gêne et que vous cherchiez à l’écarter. Mais quel intérêt avez-vous à faire chasser d’ici votre maîtresse ?

— Ma maîtresse ? s’écria Guy confondu par l’étonnement. On vous a dit que j’avais une maîtresse ? Et vous avez cru ce mensonge ?

— Elle avoue elle-même. Ne soyez pas plus royaliste que le roi.

— Mais qui avoue, au nom du ciel ? c’est à perdre la raison.

— Madame Hémery, en personne, ici même, ce matin.

— Elle avoue quoi ?

— Que vous êtes au mieux, depuis trois mois. Faut-il le lui faire répéter devant vous ?

— Elle a menti, comme une éhontée qu’elle est.

— La dernière des femmes ne ment pas pour se condamner elle-même. D’ailleurs, où étiez-vous hier au soir ?

— Jeanne, dit Vieuvicq, je vous jure sur le repos de nos chers morts que j’ai franchi hier, pour la première fois, la porte de cette vile créature. Je vous jure qu’elle vous trompe, et qu’elle est pour moi comme la dernière des inconnues. Mais je n’ai pas besoin de serments. Ma parole suffit et vous avez toujours cru jusqu’ici.

— Oui, j’y avais toujours cru, toujours, les yeux fermés. Vous étiez l’homme que j’estimais le plus au monde. Ma foi en vous était immense, et, quand je pensais à l’avenir, ses incertitudes ne m’effrayaient pas. Je comptais sur vous quoi qu’il pût arriver : Maintenant tout cela est détruit : vous m’avez trompée. Je ne croirai plus en personne. Allez-vous-en. Si vous saviez ce que vous venez de perdre, vous seriez malheureux le reste de vos jours.

— Non, Jeanne, je ne m’en irai pas. Je n’abandonnerai pas, sans le disputer, le trésor qui est mon seul bien et qu’une misérable veut me faire perdre.

— Quel est son intérêt ?

— Ce n’est pas l’intérêt, c’est la vengeance qui la fait agir. Mais, moi, pourquoi vous aurais-je trompée ? Si je vous aime, que puis-je chercher auprès de cette femme ? si je ne vous aime pas, dans quel but irais-je feindre le sentiment et la vertu ?

— Dans quel but ? Vous me croyez naïve, en vérité. Vous ne parlez plus du Sénégal, maintenant ? Vous avez mieux trouvé.

Dans sa colère, elle venait de laisser échapper cette parole atroce et déjà elle la regrettait. Mais, en ce moment, elle serait morte plutôt que de faire un geste qui pût passer pour une excuse.

D’ailleurs Vieuvicq ne lui en laissa pas le temps.

— Si je ne vous aimais comme je vous aime, dit-il, et si je ne comprenais jusqu’à quel point la fourberie d’une coquine a produit son effet, ces mots nous sépareraient pour toujours. Je n’y réponds rien aujourd’hui. Vous me reverrez le jour où je n’aurai plus à craindre cette insulte, et ce sera bientôt, je pense. En attendant, sachez que j’espère vous faire mienne. Mais, si je succombe dans la lutte, si vous ne devez jamais être ma femme, je mourrai assassin plutôt que de vous laisser à Mawbray. Vous me maudiriez d’avoir agi autrement. Et maintenant, avec l’aide de Dieu, à bientôt et à toujours !

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