La meilleure part
XXIX
— Ma mère, dit Jeanne en se levant de table, presque sans avoir touché au déjeuner, avez-vous besoin des chevaux aujourd’hui ?
— Non, ma chère, répondit madame de Rambure, qui comprit que sa belle-fille voulait sortir seule. Serez-vous longtemps dehors ? Il ne faut pas vous fatiguer en ce moment : je vous trouve très changée.
— Je n’en ai que pour une demi-heure. A propos, savez-vous où est la rue Delambre ?
— Non, en vérité. Je n’ai jamais entendu parler de cet endroit-là. Ce doit être un quartier de pauvres, ajouta la vieille femme entrevoyant quelque visite de charité. Tâchez de ne pas vous y perdre, et que Dieu vous rende la gaieté et l’appétit !
Jeanne s’en fut à sa toilette, songeant que ces biens, selon toute apparence, ne seraient pas son partage de quelque temps.
Elle était profondément triste, mais moins troublée, maintenant que l’incertitude allait finir. Lord Mawbray n’était pas sorti de chez elle, qu’elle avait résolu de se rendre à l’adresse indiquée. Au moins tout serait fini ; elle ne serait plus placée entre cette odieuse femme disant avec une impudeur étonnante : « Votre Vieuvicq est mon amant, » et cet homme si habile à feindre, répétant de sa voix vibrante : « Je n’aime que vous. Croyez et soyez patiente. »
Jeanne était de celles que la crainte d’un mal physique ou moral n’effraye pas et qui le bravent en face. D’ailleurs, au milieu de tous ces gens qui se cachaient, elle voulait agir au grand jour. Une autre serait allée là-bas en fiacre, ensevelie sous quatre voiles. Elle s’y rendit dans son coupé, avec ses deux hommes sur le siège, mise avec son élégance ordinaire. Elle était soutenue par cette même énergie fiévreuse qui l’animait lorsque, pendant la guerre, elle entrait dans le grand salon de Cormeuilles, où les chirurgiens, les mains toutes rouges, attendaient qu’elle vînt leur prêter son aide.
Le valet de pied, à la portière, demandait les ordres.
— Rue Delambre, 28, dit-elle en souhaitant, malgré tout, que ce ne fût pas trop près.
Ni le cocher Tom, ni François, l’homme pour accompagner, ne connaissaient de rue portant ce nom. Ces messieurs n’avaient jamais servi que chez des nobles. Il ne fallait pas les sortir des quartiers où va le monde comme il faut.
— Madame sait-elle à peu près où cette rue se trouve ? demanda François après en avoir référé à son compagnon de siège.
Non, elle n’en savait rien, et plût au ciel qu’elle pût l’oublier, quand elle le saurait !
Heureusement le concierge de l’hôtel, un vieux Parisien, était mieux renseigné. Au trot largement cadencé des deux grands Normands, le coupé remonta la rue de Rennes, encombrée d’une foule joyeuse que le lundi de Pâques et le radieux soleil d’avril jetaient dehors. Tout Paris sortait à pied, par files interminables de fiacres, par pleines charretées d’omnibus et de tramways montant vers la gare à grand renfort de coups de fouet et de coups de trompe. Il n’y avait pas, dans la foule, une femme qui ne dît, en voyant passer cet équipage de grand style et cette patricienne élégante :
— Je changerais bien avec elle !
Justement, sur ses coussins de satin bleu marine, Jeanne pensait la même chose. Comme elle eût changé de bon cœur avec la première venue de ces bourgeoises à l’air épanoui.
Hélas ! elle n’était pas loin, la rue Delambre. Le boulevard Montparnasse à traverser, quelques foulées de trot entre deux rangs de masures dont les fenêtres se pavoisaient de vêtements mis à l’air, et le coupé s’arrêta.
La maison était neuve et tranchait sur ses voisines par quelques prétentions à l’architecture. Une allée, trop étroite pour les voitures, s’ouvrait sur une cour au milieu de laquelle des plantes, tuées par le soleil, entouraient un bassin fendu par la gelée. A gauche, l’escalier portait attaché à sa rampe de fonte un écriteau avec ces mots :
Passé dix heures, messieurs les locataires sont priés de dire leur nom.
L’heureuse gardienne de cette maison où l’on se couchait si tôt sortit de sa loge au bruit. Un valet de pied aidait à descendre de voiture une visiteuse comme la rue Delambre n’en recevait pas souvent. Sur les portes voisines, aux fenêtres, des femmes et des enfants regardaient l’équipage.
L’instant fatal était arrivé. Jeanne n’avait plus qu’un désir : en finir au plus vite, se convaincre elle-même de la réalité d’une chose que son cœur refusait de croire possible, et sortir de cette maison en secouant la poussière de ses pieds et les illusions de son cœur.
— Le comte de Vieuvicq est-il chez lui, madame ? demanda-t-elle sans trembler, en vaillante femme qu’elle était.
— Oh ! fit avec un sourire modeste la personne interpellée, qui était une brave et digne femme, nous n’avons pas de comtes dans la maison.
— J’oubliais, reprit Jeanne. Je demande monsieur… — elle avait peine à prononcer ce nom qui lui rappelait des heures si différentes, je demande M. Guy.
La concierge eut un haut-le-corps à ces paroles, et fixant deux petits yeux bien honnêtes sur la belle dame qui l’interrogeait :
— M. Guy ? fit-elle d’une voix toute changée : madame est-elle sûre qu’il reste ici ?
Jeanne laissa voir le louis qu’elle avait mis dans son gant pour le cas probable où il faudrait soumettre une conscience rebelle. La concierge faillit se fâcher.
— Mon Dieu ! pensa l’amie de « M. Guy », je n’offre pas assez.
Et elle chercha dans son porte-monnaie de quoi faire le bon poids. Pour le coup, la bonne femme se montra deux fois plus troublée que Jeanne ne l’était elle-même. Quelque mystère horrible se cachait là, c’était facile à voir.
— Madame, dit la visiteuse en remettant son argent dans sa poche, je ne m’en irai pas sans avoir vu la personne que je demande. C’est pour une chose de toute importance. D’ailleurs, il y a vingt ans que je connais… votre locataire.
— Ah ! Seigneur ! que faire ? si, au moins, mon mari était là !
— Ne craignez rien, ma chère. Conduisez-moi. Je n’entrerai même pas. Il suffit qu’on me voie et je repartirai comme je suis venue. Il n’y aura pas de bruit, soyez-en sûre.
— C’est là ! gémit la concierge en désignant, dans la cour, une porte vitrée en carreaux dépolis.
— Entrez la première, dit Jeanne, qui ne se souciait pas de s’aventurer sans éclaireur en pays ennemi.
La bonne femme pénétra, obéissant malgré elle, dans une pièce pavée de briques, absolument déserte, et contenant, pour unique mobilier, une longue table de sapin et quelques chaises de paille. Mais, voyant que la visiteuse aux allures étranges était absorbée dans un examen qui semblait l’étonner fort, elle sortit prestement, referma la porte, et s’enfuit dans sa loge, laissant les personnes et les choses se débrouiller comme elles pourraient.
Jeanne, restée seule, promenait de tous côtés ses regards, ne comprenant rien à ce qu’elle voyait. La table était chargée de plans, d’instruments de dessin, de feuilles couvertes d’écriture. Aux murs blanchis à la chaux, des règles et des équerres étaient pendues. Sur la cheminée, devant la glace au cadre de sapin verni, un seul objet : un écrin en velours contenant une photographie. Elle s’approcha, le cœur serré par une angoisse qui fit bientôt place à la plus grande joie de sa vie. Le joli visage, rougi par l’émotion, que le pauvre miroir reproduisait tant bien que mal, et celui qui souriait dans l’écrin n’en faisaient qu’un. Elle avait sous les yeux son portrait, donné à Guy comme souvenir du 1er janvier.
— O mon fidèle ! mon bien-aimé ! dit-elle en se laissant tomber sur une chaise.
Maintenant, son cœur pouvait parler. Il parlait si haut qu’elle en était comme étourdie.
Mais lui, où pouvait-il être ? Dans une pièce voisine, dont la porte n’était qu’à demi fermée, on entendait le grincement d’une lime mordant le fer. Sur la pointe du pied, elle en gagna le seuil, et, sans être vue, elle contempla le tableau qu’elle avait devant elle.
C’était un atelier vide, dont la forge, depuis longtemps, n’avait pas été allumée. Sur l’établi, un assemblage mystérieux de pièces d’acier et de cuivre brillait comme un ouvrage d’horlogerie. Debout devant l’étau, vêtu d’une jaquette légère, les cheveux au vent, le visage animé par son travail, Guy retouchait une tige menue de métal.
Elle l’eût considéré longtemps. Mais, comme si le regard qui pesait sur lui l’eût touché, Guy se retourna.
— Mon Dieu ! s’écria-t-il en jetant sa lime, c’est vous, Jeanne ! Comment ! c’est vous ?… Qu’y a-t-il ?
Il s’approcha d’elle, les bras étendus, les yeux grands ouverts, comme à l’aspect d’une vision prête à s’enfuir. Mais la vision ne s’enfuit pas. Jeanne avait posé les mains sur les épaules de son ami d’enfance et, cachant sur la poitrine du jeune homme son visage rouge de confusion, elle disait tout bas :
— Guy, oh ! Guy, j’étais si malheureuse.
Doucement il la fit asseoir sur un des modestes sièges. Il s’agenouilla à ses pieds sur le pavé de briques, et, tenant ses deux mains, il lui dit :
— Vous ne me croyiez donc pas, Jeanne ?
— Ah ! Dieu ! vous ne saurez jamais les efforts que j’ai faits pour vous croire. Mais comment n’aurais-je pas perdu la tête ? On allait jusqu’à me dire où vous passiez vos journées avec elle !
— Vous voyez avec qui je les passais, dit-il en montrant le cadre.
— Mais pourquoi ne parliez-vous pas ? pourquoi ne veniez-vous plus ? On n’impose pas des épreuves semblables à la femme que l’on aime.
— Jeanne, je vous aime plus que la vie. Mais vous m’aviez fermé la bouche. Souvenez-vous de vos dernières paroles, chez vous.
— Je vous haïssais, alors.
— Et maintenant ?
— Maintenant… Oh ! Guy ! Si vous saviez comme j’ai souffert depuis deux semaines !
— Et moi ! ce n’est pas par semaines que je compte !
— Ah ! tenez. Vous avez été trop fier. De tous les beaux sentiments, le meilleur est encore un amour vrai. Sacrifions les autres à celui-là. J’ai choisi la meilleure part ; je ne veux pas qu’elle m’échappe. Me voici ! Ayez le courage d’accepter une femme riche ; moi, j’ai bien celui de m’offrir. Voyons ; vous n’exigez pas que je devienne pauvre ?
— Avec vos goûts, dit-il en souriant, je crois que ce serait une imprudence.
— Mes goûts ? Ah ! comme ils ont changé ! Vous trouviez que j’étais trop peu chez moi ? Vous verrez comme je resterai chez nous.
Guy courba son front sur les deux petites mains qu’il tenait toujours.
— Jeanne, je vous aime tant que j’aurais fait taire mon orgueil. Mais tout peut s’arranger. Grâce à Dieu, j’en ai trouvé le moyen : c’est de devenir riche. Tenez, ajouta-t-il en poussant la porte et en montrant le modèle presque achevé, voilà ma fortune.
Alors il raconta la découverte que le hasard lui avait ménagée, grâce au bout de corde du père Morel ; son travail mystérieux depuis plusieurs semaines ; les démarches déjà faites ; sa certitude d’un résultat tel qu’il pouvait le désirer.
— Voilà donc pourquoi vous vous cachiez ? dit Jeanne. Vous aviez donc peur de me confier votre secret ?
— Non, mais je voulais ne parler qu’à coup sûr. Seulement, dites-moi comment vous êtes venue me traquer rue Delambre.
— Vous le saurez plus tard, beaucoup plus tard. Mais vous, pourriez-vous me dire ce que vous alliez faire chez…
— Je réponds comme vous : Plus tard. Aujourd’hui, contentons-nous d’être heureux. Laissons dormir, pour un temps, les iniquités des autres. Ainsi, vous voilà mienne, Jeannette ?
— Oui, vieux Guy ; car vous êtes vieux, vieux ! Quand on pense que vous aimez depuis quinze ans votre femme !
— Et vous, depuis quand avez-vous un peu de tendresse pour votre mari ?
— Vous voulez savoir ? dit-elle en baissant la voix. Eh bien, je crois que c’est depuis le Gleisker. Mais je n’en suis sûre que depuis le fameux soir où Rochetorte vous a vu sortir…
— Chut ! il est convenu que nous n’entamons pas ce sujet. D’ailleurs, il est temps que vous quittiez cette chambre humide.
— J’y ai trouvé le bonheur de ma vie.
— Et Dieu sait ce que vous comptiez y trouver, vilaine jalouse !
— Oh ! Guy, dit Jeanne en devenant très sérieuse, comme je serai jalouse !