La meilleure part
XXI
Le restaurant de la Tour d’Argent, situé quai de la Tournelle, non loin du Jardin des plantes, est fréquenté surtout par les gros négociants de la Halle aux vins, les noces riches du quartier Maubert, et les étudiants « calés », momentanément infidèles à Magny ou à Foyot.
Mais ceux qui mènent la vie joyeuse y viennent parfois de plus loin pour célébrer, à l’abri des rencontres gênantes, « le champagne et l’amour », comme on chante à l’Opéra-Comique. Le champagne y est bon, la cuisine très mangeable. Quant à l’amour, si les consommateurs ne sont pas contents, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes.
Une de ces choses, les trois peut-être, semblaient n’avoir point satisfait un couple qui dînait, l’air maussade, dans le plus beau salon de l’établissement. Les deux convives, d’ailleurs, avaient grand air : lui portant la tenue du soir à la façon du clubman qui n’en connaît pas d’autre, à partir de sept heures ; elle, dans un de ces costumes de trente ou quarante louis, à corsage ouvert, à manches demi-longues, qui sont l’habit noir des femmes lancées dans la vie élégante.
Le dessert s’achevait, le café fumait dans les tasses. La dame, distraite, pétrissait de ses doigts roses des boulettes de mie qu’elle alignait sur la nappe éblouissante. Son compagnon, le visage très rouge, assis en face d’elle, comme un mari ordinaire, se versait une rasade d’un flacon d’eau-de-vie déjà passablement entamé.
— Je vous en prie, Mawbray, fit la dame en levant ses yeux verts, ne buvez plus. N’oubliez pas qu’il faut être correct chez ma belle amie, tout à l’heure.
— Le diable confonde les imbéciles qui se contraignent pour une femme ! Ils en sont agréablement récompensés ! Peste soit de la fieffée coquette qui me fait poser à plaisir !
— Quoi ! la patience vous manque au moment où vous touchez au port ?
— Je n’ai pas été habitué, Dieu merci, à faire preuve d’une patience si longue.
— Vous êtes ingrat, mon cher, ou vous avez peu de mémoire. Il me semble que les tourments de l’attente ont été plus qu’adoucis pour vous. Ces murs peuvent en témoigner, et moi aussi.
— Faut-il pas vous admirer, et suis-je un de ces vieillards infirmes dont votre Académie récompense la garde-malade ?
— Plût au ciel que vous fussiez un infirme ! répondit madame Hémery avec un éclair dans son regard. Mon corps ne porterait pas les marques de votre humeur charmante. Mais, comme vous le dites, tout dévouement mérite sa récompense.
— Et vous avez déjà reçu la vôtre.
— J’ai reçu la mienne, dites-vous ? Je suis trop habituée à voir votre entendement confus au dessert pour relever cette parole, en ce moment. Mais je fais mes réserves, comme disent les avocats.
— Le diable emporte vos réserves ! Que voulez-vous dire, je vous prie ?
— Je ne veux rien dire ce soir. Je vois que le moment n’est pas bon. D’ailleurs, rien ne presse, car vous ne vous marierez pas demain.
— Et si je me mariais demain ?
— Oh ! dans ce cas, je serais bien obligée de causer affaires avec vous, et de faire valoir à vos yeux certains mérites que l’Académie méconnaîtrait, j’en ai peur.
— Dieu me damne ! vous voulez me demander de l’argent ? Eh bien, fit Mawbray avec un gros rire, j’avais toujours pensé que cela finirait ainsi.
— Et moi, fit-elle en croisant ses beaux bras et en s’appuyant aux coussins du divan, je ne suis pas de celles qui demandent. Je suis de celles à qui l’on offre. Ce n’est pas moi qui suis allée vous chercher, je pense ?
— Par ma foi ! je serais curieux de savoir ce que vous daigneriez accepter.
— Vous avez un moyen bien simple de l’apprendre.
— Eh bien, dit Mawbray d’un ton moqueur, pour reconnaître les soins et les attentions dont votre cher petit cœur m’a comblé, j’offre…
— Vous hésitez ? c’est signe que vous allez commettre une bévue. Tenez, dit madame Hémery en roulant de nouveau sous ses doigts les boulettes de mie, supposons que ceci soit des perles et que je vous les vende. Il y en a quatre ; elles valent cent mille francs pièce.
— Soit, en tout, quatre cent mille francs ?
— Tout juste.
— Eh bien, vos perles sont trop chères. C’est tout au plus si je pourrais vous en prendre une, à ce prix-là.
— Je ne les donne pas l’une sans l’autre. Mais j’ai en magasin d’autres articles qui, peut-être, vous conviendront mieux. Que diriez-vous d’une collection d’autographes ?
— Mes lettres, n’est-ce pas ?
— Dame ! ce ne sont pas les miennes. Vous savez que je n’écris jamais.
— Et vous les vendez…?
— Toute ma boutique est au même prix.
— Qu’elle aille au diable, et la marchande avec ?
— Eh ! mon cher lord, vous n’avez pas toujours été si dégoûté.
— Je le suis maintenant, à coup sûr.
— Prenez garde qu’on ne se dégoûte ailleurs. Il me semble que vos actions baissent, en ce moment, à la Bourse de la rue de Varenne.
— N’en prenez point de souci : elles remonteront.
— Eh ! eh ! à votre place, je n’aimerais point cet ami d’enfance, qui a sur vous l’avantage d’être brun et de ne point battre les femmes.
— Bah ! un mendiant qui n’a que son nom à offrir ! Elle est trop ambitieuse pour hésiter, ou, du moins, pour hésiter longtemps.
— Ne vous y fiez pas. Chez nous, l’amour chasse l’ambition comme, à la fin d’un bal, l’aurore fait éteindre les bougies. Vous n’avez songé qu’à allumer les lustres. Gare au soleil !
— Vous ne me faites pas peur ; je veux cette femme et je l’aurai, dit Mawbray en frappant du poing sur la table.
— Ce n’est point si sûr. On réfléchit fort, en ce moment ; la balance est hésitante et, si l’on y jetait la moindre chose, ne fût-ce qu’une douzaine de lettres, vous verriez la dégringolade. Allons, mon cher ; vous avez un million de livres, et vous êtes trop grand seigneur pour calculer quand il s’agit d’un caprice, même matrimonial. C’est une dépense qui ne reviendra pas souvent.
— Il faudrait achever de nous entendre, dit lord Mawbray dont le visage, passant subitement du rouge au pâle, prit une expression effrayante de colère concentrée. Vous voulez me donner à supposer que vous montreriez mes lettres ?
— Je ne vois pas qui pourrait m’en empêcher, répondit madame Hémery avec un regard de défi.
Elle n’avait pas achevé ces paroles, que l’Anglais, blasphémant comme un matelot ivre, se rua sur elle, cherchant à la saisir d’un côté à l’autre de la table. Mais, sous la double influence de la fureur et de l’ivresse, il n’avait plus son aplomb ordinaire. Les deux pieds lui manquèrent et il s’abattit entraînant avec lui tout le service avec un fracas épouvantable. Une scène sans nom suivit et, pendant quelques minutes, le restaurant tout entier fut troublé par un tumulte indescriptible.
A la même heure, dans la salle commune du restaurant, une seule table était encore occupée par Vieuvicq et l’un de ses camarades dont la conversation s’était prolongée.
— Peste soit des ivrognes ! dit le premier à un garçon qui commençait le rangement du soir. Il semble qu’on s’égorge, à côté. Ne pourriez-vous dire qu’on fasse moins de bruit ?
Le garçon connaissait Guy depuis longtemps. Il s’assura que personne n’entendait, et répondit en baissant la voix :
— Nenni pas, monsieur ! Je l’ai fait une fois, mais je ne m’y retrouverai plus. Ce particulier-là, quand vient le dessert, ne connaît plus personne. Il assommerait un bœuf d’un coup de poing.
— Ah ! c’est un habitué ? Je vous en fais mon compliment !
— C’est un Anglais, monsieur, un riche Anglais, qui ne boit que des vins de première marque, et sans eau. D’ailleurs, il est très honorable au règlement de ses additions, et l’on ferme les yeux sur ses excentricités. Tous ces milords ont la main un peu lourde quand ils ont bu, mais ils payent bien la casse. La maison n’a pas à se plaindre, et la petite dame non plus, faut croire, puisqu’elle revient toujours avec lui.
— Vous les voyez souvent ?
— Au moins une fois par semaine ; mais il paraît que le milord va se marier, et je doute qu’il amène sa légitime ici, après la noce.
— Ah ! il va se marier ? dit Vieuvicq frappé d’une idée subite. C’est un jeune homme ?
— Et un bel homme, pour sûr ; blond, la moitié de la tête de plus que monsieur et les épaules d’un hercule. Mais, tout de même, c’est moi qui ne voudrais pas être à la place de sa future !
— Donnez-moi l’addition, demanda Guy sans rien répondre.
Il paya, serra la main de son compagnon, et fit mine de regagner la rue Monge. Mais, sûr de n’être pas observé, il revint sur ses pas et se dissimula non loin de l’escalier des cabinets de la Tour d’Argent, en face duquel un coupé du Club attendait. Il dut rester longtemps à son poste d’observation et fut plusieurs fois sur le point de le quitter, non par défaut de patience, mais parce que la loyauté de sa nature se révoltait de tout ce qui pouvait ressembler à une indélicatesse. Certes, s’il n’eût été question que de lui-même, il ne se serait point abaissé à ce rôle d’espion. Mais il s’agissait de sauver Jeanne, peut-être !
Au bout d’une heure, des pas lourds se firent entendre dans l’escalier, et le couple parut sur l’asphalte du quai. Sans doute la réconciliation avait été complète ; car l’homme avait un bras autour de la taille de sa compagne, qui lui servait comme d’un utile soutien pour assurer sa marche. Malgré tout, il avançait lentement. Comme le charmant couple s’approchait du coupé dont le chasseur tenait la portière ouverte, Guy eut tout le temps de le voir à la lueur des lanternes.
Son instinct ne l’avait pas trompé. C’était bien lord Mawbray qu’il avait sous les yeux. Quant à la femme, il fut sur le point de pousser un cri de surprise en reconnaissant madame Hémery.
— Pauvre Jeanne ! dit-il, le cœur plein de dégoût, tandis que la voiture s’éloignait. Quel avenir l’attendait peut-être, si Dieu ne m’avait pas mis sur le chemin de cette brute !