La meilleure part
XXIII
Elle fut debout, le lendemain, une heure plus tard qu’à l’ordinaire, moins à cause de la fatigue de son insomnie que faute d’un intérêt quelconque dans la journée qui commençait. Toutes les heures à venir lui semblaient vides. Monter à cheval ? essayer des robes ? faire des visites ? à quoi bon ? Et ces mots : A quoi bon ? lui montaient du cœur chaque fois qu’elle essayait de s’intéresser à quelque chose ou à quelqu’un. C’était un dégoût général dont elle s’irritait, dont elle s’alarmait plus encore. Elle ressemblait à ces gens douillets que la première crampe dans un orteil rend tout pâles, de peur de la goutte.
Elle avait décidé, dans sa sagesse, qu’elle vivrait heureuse, tranquille, se préservant avec soin de tout ce qui peut troubler l’existence, des haines, des procès, des maladies, de l’amour. Est-ce que, par hasard, elle allait être jalouse ? et jalouse de qui ? d’une bourgeoise qui s’était faufilée chez elle grâce à la faiblesse de sa belle-mère ! d’un homme à qui elle permettait de l’aimer, rien de plus ! qu’elle avait empêché naguère, en lui accordant son amitié, de partir pour l’autre bout du monde !
Quoi ! c’était à cause de lui qu’elle avait, durant des heures, étouffé sous ses couvertures ! qu’elle était en ce moment, assise dans son fauteuil, désorganisée, troublée, malheureuse !
— Non, pensait-elle, ce n’est pas la jalousie, c’est la colère. Quelle honte d’avoir cru, même un instant, au dévouement de cet homme ! d’avoir eu pitié de son amour ! un bel amour, en vérité !
Il lui semblait le haïr de tout son cœur. Elle désirait lui faire du mal, beaucoup de mal. Elle avait envie d’écrire à Mawbray : « Venez ! je suis décidée. » Mais involontairement, elle se disait :
— Et ensuite ? serai-je plus heureuse ?
Vers dix heures, quelqu’un sonna chez elle. C’était madame Hémery, qui, sentant qu’il allait falloir combattre, voulait prendre, la première, ses positions sur le champ de bataille. Seulement elle était en veine d’arriver partout trop tard.
D’abord Jeanne fit fermer sa porte. Mais la dame ne se décourageait point si aisément. Elle insista. Puisqu’on ne voulait pas la recevoir, c’est qu’elle avait bien fait de venir et qu’il lui importait d’être reçue. Entrée dans le petit salon, elle comprit au visage bouleversé de Jeanne qu’il s’était passé quelque chose. Restait à savoir quoi. La matinée commençait à peine. Vieuvicq n’avait pu venir encore ; il avait écrit, peut-être ?
Jeanne fixait sur la visiteuse matinale des yeux brillants de colère.
— Comment ! c’est vous, madame ? dit-elle. Après votre… migraine d’hier au soir, je ne m’attendais pas à vous voir de si bonne heure.
— Oh ! chère amie, je ne suis pas douillette, vous le savez. Mais vous-même semblez moins bien qu’à l’ordinaire. Que se passe-t-il ?
— Rien quant à ma santé, Dieu merci !… Quant à ce que vous voulez bien appeler « notre amitié », c’est autre chose.
Évidemment, Vieuvicq avait parlé. Madame Hémery n’en doutait plus maintenant.
— Expliquez-vous, dit-elle. Voilà une réception à laquelle je ne m’attendais guère.
— Si vous trouvez que je vous reçois mal, répondit Jeanne, ne vous en prenez qu’à vous qui avez forcé ma porte. D’ailleurs, c’est un désagrément auquel vous ne serez plus exposée désormais.
— Ai-je bien compris ? demanda madame Hémery très maîtresse d’elle-même. C’est une rupture que vous voulez ?
— Vous avez parfaitement compris.
— Vous m’accorderez, je pense, le droit d’en connaître le motif ?
— Sans aucun doute. Je ne veux pas que mon salon devienne un lieu de rendez-vous galants.
— Vous êtes bien prompte à accueillir une calomnie ? dit l’expulsée convaincue qu’il s’agissait de Mawbray.
— En ce cas, c’est vous qui vous êtes calomniée par vos actes. Vous savez avec qui vous êtes rentrée chez vous, hier soir, en sortant d’ici ?
Madame Hémery laissa échapper une exclamation qui l’eût trahie, si Jeanne eût été assez calme pour observer.
— Quoi ! c’est de M. de Vieuvicq que vous parlez ?
— Et de qui donc ? Vous êtes libres, l’un et l’autre, de faire ce que bon vous semble, mais pas chez moi.
— Le misérable ! il a osé…?
— Ce sont là des comptes à régler entre vous deux. Vous trouverez bon que je n’en écoute pas davantage sur un sujet qui m’est indifférent.
— Indifférent ! vous me croyez naïve, en vérité ? Regardez-vous dans cette glace et dites-moi si vous avez l’air de traiter un sujet indifférent.
— Veuillez vous retirer, dit Jeanne en se dressant de toute sa hauteur. Vous devriez déjà être partie.
— Je m’en vais. Je ne vous gênerai plus désormais. C’est à mon tour de vous dire : Réglez vos comptes avec M. de Vieuvicq, et tâchez que lord Mawbray n’y voie rien.
— Mais sortez donc ! dit Jeanne la main sur la sonnette.
— Oh ! croyez-moi, ne sonnez pas, dit madame Hémery avec une insolence de fille. Ne mettez pas un domestique au courant de nos déboires communs. Votre beau Guy s’est moqué de nous deux, c’est clair. Que voulez-vous ! avec les hommes, on est exposé à ces choses-là.
Jeanne ne répondit que par un violent coup de cloche. Comme la visiteuse congédiée franchissait la porte, elle se retourna, les yeux brillants d’une méchanceté féroce.
— Vous avez eu tort de vous fâcher, dit-elle. Nous aurions pu comparer nos titres de propriété à l’amiable. Vous savez ; les miens remontent à trois mois.
Et, jouissant d’avance de la perfidie de son mensonge, madame Hémery disparut après une insolente révérence.
— Ouf ! se disait-elle en descendant l’escalier, dans quel guêpier je me suis fourrée ! Mais c’est encore moi qui ai le beau rôle. Cette pécore enrage, et elle ne sera ni à l’un ni à l’autre des deux rivaux. Ils sauront ce qu’il en coûte de m’avoir pour ennemie.
Jeanne, restée seule, ne se sentait plus en colère. Elle versait de chaudes larmes sur la première désillusion de sa vie. Tout disparaissait devant cette pensée :
— J’ai été trompée ! trompée par lui ! depuis trois mois !
Il s’était joué d’elle, celui qu’elle appelait l’autre jour encore : son vieux Guy. Il était donc semblable à tous les autres, cet homme qu’elle croyait naïvement le seul incapable de mentir, le seul dévoué sans arrière-pensée, le seul capable d’une fidélité sans espoir !
— Mon Dieu ! soupirait-elle, un peu plus j’allais l’aimer ! Hélas ! est-ce que je ne l’aime pas déjà, maintenant qu’il m’échappe ?… Ah ! nous sommes de folles et malheureuses créatures !
En d’autres moments, son irritation reprenait le dessus. Elle éprouvait un dégoût profond pour tous ces hommes à qui certaines satisfactions sont nécessaires. Elle était jeune, riche, libre. Elle allait oublier. C’était maintenant qu’il serait en droit de lui dire :
— Vous n’avez pas le temps de penser.
Mais, tandis qu’elle appelait le tourbillon de la folie, la douleur, seule, lui répondait et ses larmes coulaient, plus amères encore.
Quand on vint lui annoncer le déjeuner, elle n’eut pas le courage de se mettre à table et fit prier sa belle-mère de ne point l’attendre.