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La meilleure part

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XV

Huit jours s’étaient passés depuis cette soirée que Vieuvicq, dans ses longues conversations avec lui-même, appelait tristement ses débuts dans le monde. Il avait travaillé beaucoup et réfléchi encore davantage, ne sortant de chez lui que pour son service. Il était de ces natures où le sentiment parle trop haut pour que la distraction extérieure essaye même de couvrir sa voix.

Chaque matin, sur son front, la ride qui le coupait verticalement paraissait plus profonde. Enfin, sa décision fut prise et, à l’heure où il le savait libre, il se fit annoncer chez le directeur de sa compagnie, resté plus que jamais son ami.

— Eh bien, jeune homme, lui dit le bienveillant personnage, on ne vous aperçoit plus. Si je ne voyais, chaque jour, votre signature sur vos rapports, je vous croirais malade, mort ou passé à l’étranger.

— Je ne suis ni mort ni malade, mon cher directeur ; mais c’est justement le projet de quitter la France qui m’amène chez vous.

— Quitter la France ! corne de bœuf ! on vous fait donc un pont d’or quelque part ?

— Oh ! tout au plus une petite passerelle. Le gouvernement m’offre vingt mille francs pour construire les chemins de fer du Sénégal.

— Je croyais que vous aviez refusé ?

— J’avais refusé il y a deux mois ; mais on revient à la charge et, si vous m’en laissez la liberté, — car je ne ferai rien malgré vous, — je suis décidé à partir.

— Eh ! parbleu ! comment puis-je vous empêcher d’accepter vingt mille francs, quand je ne vous en donne que le quart. Seulement, réfléchissez bien. La construction de votre ligne ne durera pas toujours et, quand vous reviendrez ici, vous aurez perdu votre place. Si vous voulez gagner de l’argent, ce dont je suis loin de vous blâmer, que ne tirez-vous parti de vos brevets sur l’économie du chauffage dans les machines ? Il y a peut-être une fortune, là !

— Oui, avec des capitaux, que je n’ai pas.

— Cherchez-les.

— Oh ! çà, mon cher directeur, c’est au-dessus de mes moyens. Aller tirer les gens par la manche en leur offrant, en retour de leurs écus, des papiers bleus ou jaunes couverts d’emblèmes, c’est une chose que je ne saurais pas faire. Vice d’éducation première, sans doute.

— Diable ! mon cher comte, je connais de vos pareils qui se tirent joliment bien de cet emploi, pourtant.

— Chacun son goût ; moi, j’aimerais mieux redevenir chauffeur. Mes pareils, comme vous dites, ont une place assignée dans la société. S’ils ne peuvent la remplir, ils doivent passer la main et disparaître. Il vaut mieux être le premier sur une locomotive que le vingt-cinquième dans son monde.

— Vous êtes trop modeste, jeune homme, et, le jour où il vous plaira d’aller dans votre monde…

— Eh ! j’y suis allé, et plût au ciel que je n’y eusse jamais mis le pied ! Voyons, c’est entendu, n’est-ce pas ? je puis partir ?

— Mon cher, il est inutile de prolonger cette conversation. Je vois que vous avez une désillusion, un découragement. Ce n’est pas à moi à provoquer vos confidences. Réfléchissez pendant huit jours. Si vous persistez, revenez me voir ; voire congé sera signé séance tenante.

L’après-midi de ce même jour, à l’issue du conseil d’administration, le directeur annonça à ses collègues que la compagnie allait sans doute perdre un de ses meilleurs auxiliaires, M. de Vieuvicq.

— Vieuvicq ! s’écria le baron de Champberteux. Mais je le connais. Où donc s’en va-t-il ? et pourquoi ?

— Je sais qu’il va au Sénégal. Quant au vrai pourquoi, je ne puis rien dire. C’est un garçon très courageux, à coup sûr. Mais, malgré tout, quand on est sorti d’où il sort, il est dur de végéter dans un bureau. Un autre, avec ce qu’il sait, ferait sa fortune. Malheureusement, il n’est pas homme à battre le pavé pour recruter des commanditaires. Il n’est pas de son temps.

En rentrant chez lui, le baron dit à sa petite fille :

— Te souviens-tu de ce grand jeune homme que je t’ai présenté l’autre jour à l’hôtel Rambure ?

— Oui, dit Louise, qui s’en souvenait beaucoup plus que ne le supposait son grand-père, M. de Vieuvicq.

— Eh bien, il part pour le Sénégal.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria la jeune fille, dont cette parole brisait tous les rêves. Que va-t-il faire là ?

— Il va tenter la chance. Ce n’est pas en restant ici qu’il fera fortune. Et cependant, peut-être, si je l’avais vu… Avec cent mille francs, seulement, pour les essais…

— Oh ! grand-père, écrivez-lui ! Ce serait tellement dommage de laisser… échapper cette affaire.

— Peut-être, après tout. Mais je ne t’aurais jamais crue si âpre au gain. Tu es un Laffitte en jupons. Eh bien, soit. Je vais lui écrire, à cet inventeur trop timide.

Le lendemain, Guy sonnait à la porte de M. de Champberteux. Le baron n’était pas rentré. Par hasard, — on connaît ces hasards-là, — sa petite-fille traversait l’antichambre. Vieuvicq la salua.

— Monsieur votre grand-père désire me voir, dit-il, et je suis venu, sans doute, plus tôt qu’il ne s’y attendait.

— Il ne saurait tarder à rentrer, monsieur. Si vous pouvez disposer de quelques minutes…

Le jeune homme s’inclina et suivit Louise au salon. Ils s’assirent, lui, cherchant un sujet de conversation, elle, un peu émue, bien qu’elle ne fût ni gauche ni timide, à la pensée d’avoir à elle toute seule, durant quelques minutes, celui qui occupait toutes ses pensées.

— Il paraît, monsieur, dit-elle en cherchant à prendre un ton indifférent, que vous allez faire un grand voyage ?

— Mademoiselle, fit-il très étonné, je me demande comment vous pouvez savoir…

— Oh ! pardon ! je ne croyais pas être indiscrète. C’est mon grand-père qui en parlait hier. Il ajoutait qu’au lieu d’aller si loin vous pouviez… avec les conseils de quelques amis…

Elle se tut, n’osant parler d’argent à ce grand seigneur qui la tenait sous son regard.

— Monsieur votre grand-père est très bon, dit Vieuvicq, et vous aussi, mademoiselle, je le vois. Ce n’est pas seulement ses conseils que M. de Champberteux songe à m’offrir. Mais les spéculations m’effrayent, surtout quand elles roulent sur l’argent des autres. Voilà pourquoi je préfère aller en Afrique, où je n’expose que moi.

— Vos amis trouveront que c’est déjà beaucoup.

— Je n’ai pas d’amis, mademoiselle.

— Cependant, il y a une femme que j’aime de tout mon cœur et qui parle de vous avec une affection très grande.

— Ah ! vraiment ? fit le jeune homme dont la physionomie changea soudain. Que Dieu l’en récompense ! Mais vous devez savoir, si vous la connaissez bien, qu’elle n’aura pas le temps de s’apercevoir beaucoup de mon absence.

— Il est vrai qu’elle mène une vie agitée. Mais il y a en elle tant d’énergie, de besoin de mouvement, de jeunesse ! Et puis elle n’a aucun devoir qui puisse la fixer. Je suis bien sûre que, quand elle sera mariée, tout changera.

— Pensez-vous que son mariage tarde beaucoup ? demanda Guy en s’appuyant au dossier de son fauteuil.

— Je ne sais que ce que sait tout le monde. Elle est décidée, selon toute apparence, mais je la crois moins pressée que lord Mawbray. Elle aime tant sa liberté !

— Il y a des gens que le bonheur favorise. Mais je ne veux point abuser plus longtemps de votre bonté, mademoiselle. Monsieur de Champberteux est retenu, sans doute. Je le verrai avant mon départ. En attendant, veuillez lui dire toute ma reconnaissance.

— Alors vous êtes décidé à partir ?

— Absolument décidé.

— Et rien ne saurait vous retenir ?

— Rien au monde.

Le soir même, car c’était un jeudi, Louise de Champberteux passa la soirée chez son amie.

— Que pensez-vous du départ de M. de Vieuvicq ? demanda-t-elle à Jeanne.

— Quel départ ? Tiens ! à propos, il n’est pas venu ce soir. Mais que voulez-vous dire ? qui vous a parlé de départ ? où va-t-il ?

— C’est lui-même qui m’en a parlé. Il va au Sénégal.

— Où l’avez-vous donc vu ?

— A la maison. Grand-père avait désiré causer avec lui.

— C’est un peu fort, par exemple ! me laisser apprendre par des étrangers… C’est bien la peine d’avoir de l’amitié pour les gens !

A partir de ce moment, Jeanne fut d’une humeur massacrante, à tel point que lord Mawbray, qui menait sa cour plus activement que jamais, se demanda quel incident subit avait pu survenir.

Quant à Louise, elle était entrée avec madame de Rambure dans une conversation intime, qui semblait les intéresser vivement l’une et l’autre.

Le lendemain, dans la matinée, Guy reçu ce billet :

« On ne vous voit plus. Que signifie cette bouderie ? Et qu’est-ce que cette histoire du Sénégal ? Venez me parler demain samedi, à huit heures du matin.

« JEANNE. »

Le même jour, après un déjeuner assez silencieux, la belle-mère et la belle-fille se trouvèrent seules, les domestiques partis, dans la petite salle à manger du matin.

— Je pense que c’est l’éloignement de M. de Vieuvicq qui vous rend triste ? dit madame de Rambure.

— Je suis furieuse contre lui. Aller choisir pour confidente cette petite sotte de Louise, qui m’agace avec ses airs de compassion !

— Pas si sotte, peut-être. Que diriez-vous si elle avait trouvé le moyen, à elle toute seule, d’empêcher votre ami de partir ?

— Supposez-vous, belle-mère, que je vais le laisser partir, moi ?

— Ah ! et comment ferez-vous ?

— Je l’arraisonnerai. Il est fou ! avant six mois la fièvre jaune l’aura emporté.

— Eh bien, je crois que le moyen de cette bonne Louise est encore meilleur que le vôtre. Vous devinez, n’est-ce pas ? C’est un vrai roman.

— En vérité ! elle daignerait devenir comtesse de Vieuvicq ! dit Jeanne avec dédain. Elle a bien de la bonté !

— Elle l’aime à la folie.

— Déjà ! et lui ? est-il fou de cette belle amoureuse ?

— Laissez-moi vous dire, ma fille, qu’elle aura deux cent mille livres de rente, et que lui…

— Laissez-moi vous dire, ma mère, que je porte trop d’amitié à Guy pour permettre qu’il soit ridicule.

— En quoi, ridicule, s’il vous plaît ?

— En vendant son nom et son titre à une laideron.

— Pauvre Louise ! comme vous en parlez !

— Savez-vous que les Vieuvicq vont de pair avec les plus grands seigneurs de France ?

— Oui ; mais nous ne sommes plus au temps où l’épée suffisait pour vivre et pour mourir.

— Connaissez-vous beaucoup d’hommes ayant le visage, la tournure et l’esprit de Guy ?

— Je ne dis pas cela.

— Et Vieuvicq ? si vous voyiez quelle résidence ! Penser que mademoiselle Desjars se pavanerait là-dedans !

— Ma foi ! elle n’y ferait pas plus mal que bien d’autres. Enfin je pense qu’il serait bon d’informer votre ami de la chance qui s’offre à lui.

— Soit, belle-mère. Je lui révélerai moi-même cette chance, comme vous dites.

— Je vois d’ici comment vous allez plaider la cause de Louise, dit la vieille femme en se levant. Singulière façon d’aimer les gens que de les vouloir pauvres !

Et madame de Rambure se disait tout bas en regagnant sa chambre :

— Si je n’avais deviné depuis longtemps qu’elle est décidée à épouser l’autre, je croirais qu’elle veut garder celui-ci pour elle.

Ses yeux, en rencontrant un portrait de son fils, s’étaient mouillés de larmes.

— Bientôt, nous serons seuls ici, soupira-t-elle.

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