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La meilleure part

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XIV

Mademoiselle Desjars de Champberteux avait trop vécu avec son grand’père pour n’être pas un esprit sérieux, réfléchi et logique. Elle avait trop vécu seule — ses parents avaient été enlevés de bonne heure — pour n’être pas un cœur romanesque et exalté.

Elle était moins que jolie, et c’était, pour elle, une souffrance de chaque jour, non pas à cause des succès dont elle était privée par sa figure, mais elle désespérait d’être jamais aimée. Elle se disait avec amertume que sa fortune énorme pouvait mettre un prince à ses pieds, mais ne pouvait lui gagner cette tendresse passionnée dont la caresse était son rêve. Aussi, bien qu’elle fût sur ses vingt ans et que les prétendants fussent nombreux, il n’était question d’aucun mariage pour elle.

Dieu sait, cependant, si les jeunes célibataires sans fortune possèdent une habileté scélérate à feindre des sentiments dont leur cœur est fort éloigné. Plus d’un, sachant à qui il avait affaire, s’était appliqué, avec l’énergie du désespoir, à jouer le rôle d’amoureux sincère. Mais, comme on leur imposait un long stage, ils finissaient tôt ou tard par se trahir, pareils à ces faux aveugles qui ne peuvent se retenir d’ouvrir un œil quand l’aumône des âmes charitables se fait trop attendre.

Ainsi Louise de Champberteux, avec des millions, un cœur d’or, une intelligence remarquable, prenait le chemin de rester longtemps fille.

En attendant qu’elle eût un homme à aimer. — si jamais ce jour devait venir, — elle s’était prise, pour Jeanne, de cette admiration naïve et passionnée que les êtres bons et simples accordent sans jalousie à ceux qu’ils reconnaissent supérieurs. Elle passait de longues minutes à contempler la jeune femme avec une ferveur recueillie. Malheur à ceux qui discutaient, en sa présence, le goût, l’intelligence, la personne ou seulement la couleur d’un des rubans de sa belle amie !

— Ah ! si je lui ressemblais, comme je serais aimée ! se disait-elle souvent.

Ce soir-là, en quittant le salon de Jeanne, elle pensait :

— Si je lui ressemblais, M. de Vieuvicq m’aimerait peut-être !

Elle croyait emporter son secret. Mais Javerlhac, dont les yeux de fouine voyaient tout — et qui ne lui pardonnait pas de l’avoir refusé — dit tout bas à madame Hémery, en lui désignant du regard mademoiselle de Champberteux qui passait la porte :

— Si le beau monsieur qu’on vous a présenté ce soir n’est pas un maladroit, je crois que celle-là pourra enfin commander sa couronne d’oranger.

Et la dame interpellée, dont les yeux, pour être fort beaux, n’en passaient pas pour être moins bons, répondit :

— Bah ! mon cher. Vous n’y êtes pas. A la couronne d’oranger, ce héros de roman m’a tout l’air de préférer celle d’églantine.

C’était la fleur que Jeanne portait dans les cheveux.

— Possible, dit Javerlhac en montrant la porte qui venait de s’ouvrir ; mais voici un amateur plus sérieux.

Lord Mawbray faisait son entrée avec cette correction irréprochable, bien qu’un peu froide des gens de haute éducation de son pays. C’était un homme de vingt-huit ans, aux proportions trop athlétiques, peut-être, pour nos goûts parisiens. Il rappelait, par la disposition de sa barbe et de sa chevelure, le visage du prince que les Anglais copient volontiers, de même que leurs filles et leurs femmes nourrissent, en général, la louable ambition de ressembler à la princesse de Galles.

Mawbray était beau ; il était fort riche ; ses équipages étaient les mieux tenus de Paris ; il était l’homme à la mode du moment et, le jour où il aurait assez de la France, il n’avait qu’à faire une traversée d’une heure vingt minutes sur son yacht pour être l’un des grands seigneurs d’Angleterre. Tous ceux qui le connaissaient savaient pourquoi, depuis l’hiver précédent, il était assidu dans le salon de la rue de Varenne. Et tous ceux qui connaissaient Jeanne étaient parfaitement convaincus que si elle devenait lady Mawbray, ce serait un peu pour les millions du lord et pour ses chevaux, mais beaucoup pour la couronne de pairesse qui la coifferait si bien aux drawing-rooms de Windsor et de Sandringham.

— Je vous ai vu ce matin au bois, lui dit-elle, avec vos amours de poneys. Quelles adorables bêtes, et comme vous les menez ! Il n’y a qu’en Angleterre que l’on peut trouver une main comme la vôtre.

— Oh ! mes poneys se mènent tout seuls. Vous me donnez un mérite qui leur appartient. Si vous voulez me permettre de les arrêter un jour à votre porte, vous leur ferez l’honneur de prendre les rênes, et vous verrez qu’ils vous obéiront encore mieux qu’à moi.

— Je veux d’abord, comme c’est convenu, mener votre mail autour du lac, un matin, de bonne heure. N’est-ce pas, cher oncle ? dit-elle en s’adressant au vicomte de la Tourtelière, son écuyer cavalcadeur, qui faisait un whist tout près de là.

— Mais certainement, ma nièce, répondit le vieux gentilhomme, tout à son jeu et dans l’ignorance la plus complète de ce qu’on lui demandait.

— Qu’avez-vous fait cet automne ? reprit Jeanne en s’adressant à Mawbray.

— Toujours la même chose. Un peu de cruising sur la Pearl qui vous a vainement attendue ; un peu de Brighton ; un peu de chasse aux grouses en Écosse.

— Avec le prince ?

— Oui ; j’ai même passé quelques jours à Sandringham ; mais je suis en disgrâce auprès de la princesse. Dieu sait si l’on me reverra jamais à la résidence !

— Qu’avez-vous donc fait, mon Dieu ?

— Oh ! rien. Seulement notre future reine déteste les vieux garçons. « Vous ne rentrerez ici, m’a-t-elle dit, que si vous êtes accompagné d’une jolie lady Mawbray. »

Le regard qui accompagnait ces paroles en disait long.

Jamais il n’avait fait, du moins en public, une allusion aussi formelle à ses espérances. Jeanne rougit un peu. Quelques habitués du salon se regardèrent. Madame de Rambure étouffa un soupir. Guy devint très pâle.

Dans les yeux verts de madame Hémery un éclair fugitif avait brillé.

— Si j’étais à la place de l’Anglais, dit Javerlhac à Rochetorte, je mettrais mes affaires en règle avec cette petite femme-là. Elle lui jouera un mauvais tour.

— Bah ! fit le marquis, vous croyez à cette histoire-là, vous aussi ?

— Je parierais cent louis contre cent sous que Mawbray est l’amant de cette blondine. Et cependant personne ne les a jamais vus ensemble hors de ce salon. Mais on ne se figure pas jusqu’à quel point les Anglais sont habiles dans l’art de dissimuler leurs vices.

— Mais il est amoureux fou de la jeune Rambure ?

— Oh ! amoureux !… à sa manière. Il donnerait un million pour l’avoir et, comme cela ne suffit pas, il n’attend que l’heure de lui donner son nom. Seulement il n’est pas homme à se nourrir provisoirement de rêves et surtout d’eau fraîche.

— Cependant, il semble tout à fait rangé maintenant.

— C’est sa tactique. Il se pose en converti par la grâce de la belle Jeanne. Au cercle, il ne touche plus une carte ni un flacon d’eau-de-vie. Il fait un détour pour ne plus passer sous les fenêtres du café Anglais. C’est une vraie demoiselle. Mais il doit y avoir à cette innocence un envers curieux. Et, si le mariage se fait, ce que je ne souhaite pas à la jeune femme, la pauvre créature en verra de grises.

— Vous n’aimez pas lord Mawbray ?

— Je n’aime pas les étrangers en général. Nous avons pour eux, en France, une admiration qui est une de nos stupidités. Tenez, regardez-les, et dites-moi si elle ferait plus de mines à un prince du sang.

Au même instant, Guy, dont personne ne s’occupait plus, quittait le salon sans que Jeanne eût pris garde à sa sortie.

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