La meilleure part
IV
Peu de mois après, la France était en pleins désastres. Il fallut improviser des armées nouvelles, et Guy, comme beaucoup de ses camarades d’école, fut nommé officier d’artillerie.
D’abord envoyé sur la Loire, son corps fit partie de ce grand mouvement sur l’Est qui fut la dernière convulsion du lion blessé à mort. Bientôt on dut battre en retraite et se glisser dans la neige, par des sentiers de montagne, entre la Suisse et le rideau de troupes ennemies tendu comme un filet, de Dôle à la frontière.
La colonne à laquelle Guy s’était joint avec les débris de son régiment formait l’avant-garde de cette marche en arrière. Né dans le pays qu’on traversait, il offrit de servir de guide à la colonne qui cheminait péniblement dans la neige.
Un soir, à la nuit tombante, on déboucha sur le vallon de la Loue, dont le cours se détachait au fond de la gorge, comme un ruban d’ardoise, sur la blancheur uniforme du paysage. Par de nombreux lacets, la petite route arrivait en pente assez douce au pont jeté sur la rivière, que dominait la masse grisâtre d’une vieille demeure. C’était Vieuvicq.
— Quand nous aurons passé là, dit le jeune lieutenant à l’officier supérieur qu’il accompagnait, nous pourrons nous considérer comme tirés d’affaire.
— A merveille ! Mais ce château du diable semble avoir été mis là tout exprès pour nous couper le passage.
— Il n’était pas encore occupé ce matin, mon colonel.
— Eh bien, il l’est maintenant. Écoutez la musique.
Des éclairs rouges venaient de s’allumer sur la terrasse et les balles faisaient tomber sur le détachement une pluie de givre détaché des arbres du chemin.
— Ils sont encore peu de monde là-haut, dit le colonel après avoir écouté la fusillade. Nous allons filer sans attendre qu’il en vienne d’autres. On ne voit plus clair, Dieu merci ! Le malheur est que nous n’ayons pas le temps de faire sauter le pont derrière nous.
— Ce ne sera pas long, mon colonel : il y a une chambre à poudre dans la culée droite.
— Comment diable le savez-vous ? Enfin, si vous en êtes sûr, gardez quatre artilleurs et, quand nous aurons passé, flanquez-moi deux ou trois gargousses là-dedans. Bonne chance et, si l’on ne vous revoit pas, adieu !
La petite colonne défila plus vite devant Vieuvicq et ses quatre canonniers. Les balles sifflaient toujours et, parfois, touchaient juste. Quand le dernier homme et le dernier canon eurent franchi la rivière, Guy fit préparer la mine. Tout à coup sa monture s’abattit et il roula dans la neige.
— Hélas ! pensa-t-il tout en regardant le cheval battre l’air de ses sabots, la dernière fois que j’ai passé ici, c’étaient des baisers qu’on m’envoyait de là-haut. Pauvre petite Jeanne ! pauvre maman !
— Gare la mine ! ça brûle ! crièrent les artilleurs en se repliant au pas de course, suivis du lieutenant.
Une minute après, le pont sautait.
Comme Guy s’engageait dans les bois avec ses hommes, pour rejoindre le gros, il sentit le long de sa jambe quelque chose de chaud qui coulait.
— Mais, mon lieutenant, dit un artilleur, vous êtes touché ? La neige est rouge là où vous passez.
— Ce n’est rien, mon brave. La pauvre Cocotte en a eu plus que moi. Marchons !
Mais, cent pas plus loin, il tombait évanoui.
Le vieux nom ne devait pas s’éteindre encore ce jour-là. Vieuvicq, adoré de ses hommes, fut sauvé par eux. Quelques mois après il rentrait à l’école des ponts et chaussées, la boutonnière ornée du ruban rouge. Il en sortait, l’année suivante, avec le titre d’ingénieur. Le lendemain, il se faisait annoncer chez le directeur d’une des grandes compagnies de chemin de fer, ancien protégé de sa famille, un honnête homme qui avait conservé son rude langage de montagnard franc-comtois.
— Eh bien, camarade, demanda le personnage, qu’y a-t-il pour votre service ? Vous voilà sorti de l’École. Qu’allez-vous faire ?
— Je viens justement en causer avec vous, monsieur. Je suis sûr que vous me donnerez un bon conseil. Une bonne place, chez vous, m’irait encore mieux.
— Mon cher, entendons-nous bien. Sans votre grand-père, qui a payé ma pension au lycée de Besançon, je ne serais pas ici aujourd’hui. Je ne ferai donc que m’acquitter d’une dette en usant pour vous de tout mon pouvoir, qui n’est pas illimité, malheureusement. Si vous voulez entrer chez nous, à trois mille francs par an, vous n’avez qu’un signe à faire.
— Mon Dieu, monsieur le directeur, pour commencer…
— Parbleu ! je crois bien ! cela vaut encore mieux que d’aller planter des sycomores le long des grandes routes. Dans quelques années vous arriverez à cinq mille et, un jour, vous vous éteindrez doucement, aux regrets de vos collègues, et aux appointements mensuels de mille francs ou environ. Voilà. Qu’en dites-vous ?
— Mais, monsieur, je dis que j’accepte, avec l’espoir d’aller un peu plus haut. Je n’ai jamais songé à faire ma carrière dans les emplois administratifs. Je veux, sinon rebâtir ma fortune, du moins gagner de quoi vieillir et mourir à Vieuvicq. Et permettez-moi de m’encourager de votre exemple…
— Oh ! doucement ! pas d’illusion. Je sais que vous êtes sorti avec un numéro supérieur au mien, qui n’avait rien de brillant. Mais je possédais sur vous un immense avantage : celui d’être le fils d’un garde forestier, et non pas d’un comte.
— Allons, allons ! mon cher directeur, fit Guy en riant, nous n’en sommes plus là.
— Oui, je sais. Vous autres gens de l’ancien régime, vous rêvez, en ce moment, une nouvelle incarnation de l’aristocratie. Vous voulez nous battre ou nous égaler par votre mérite personnel, nous autres qui avons mis des siècles à obtenir qu’on s’inquiétât du nôtre. « Nous ne sommes plus colonels de naissance, dites-vous ? Nous serons les premiers à Saint-Cyr. La fortune du sol nous a échappé ? Nous deviendrons des millionnaires à la Bourse ou à l’usine. » Peste, monsieur le comte ! Si vous réussissiez, vous devriez un beau cierge à ceux qui vous ont réveillés au bruit de la chute de l’Empire. C’est pour le coup que vous seriez les maîtres de la France !
— Vous voyez les choses de loin. Mais, pour le moment, vous seriez bien aimable d’oublier de qui je suis fils, ou du moins de ne vous en souvenir que comme vous faisiez tout à l’heure. Vous avez travaillé, dites-vous ? Qu’est-ce que je fais donc, moi, depuis dix ans ?
— Certes, je sais ce qu’il en coûte pour arriver où vous en êtes. Mais ce n’est que le commencement. Savez-vous ce que j’ai fait en sortant de l’École, moi qui vous parle ? Je suis entré comme chauffeur à la compagnie. Trois ans après, j’en savais plus long sur la traction et les machines que tout le conseil des ponts et chaussées réuni. Et voilà comment je suis ici.
— Je le savais. D’ailleurs d’autres ont fait comme vous, et s’en sont bien trouvés. Pourquoi ne les imiterais-je pas ?
— Bah ! vous avez les mains trop blanches et la peau trop fine.
— Elle n’en noircira que mieux. Voyons, me conseillez-vous d’essayer ? Je suis prêt à tout.
— Dame ! l’avenir est aux spécialistes. Mais le métier est dur.
— Tant pis, j’en veux tâter. Y a-t-il des examens à passer ?
— Ne riez pas. Je vous donne six mois avant de savoir piquer un feu proprement.
— Et on gagne ?
— Quinze cents francs pour commencer, plus les économies de charbon. Dans trois ans, vous serez mécanicien de première classe à deux mille quatre, et, si vous n’avez pas fait de mauvaise rencontre, vous pourrez devenir ingénieur au matériel.
— Eh bien ! c’est entendu.
— Mazette ! jeune homme, vous avez de l’estomac. Quand commencez-vous ?
— Tout de suite. Donnez-moi seulement trois jours pour dormir. Vous savez ce que c’est qu’un examen. Depuis un mois, mes nuits sont de trois heures en moyenne.
— Vous en verrez bien d’autres sur votre machine. Mais c’est votre affaire. Allez dormir et revenez lundi. Je vous choisirai un bon chef et je vous installerai moi-même. Au revoir, monsieur de Vieuvicq.
— Appelez moi monsieur Guy. Ce sera mon nom jusqu’à nouvel ordre.
Quelques mois après, comme le train courait le long des digues de la Loire, des pétards d’alarme éclatèrent sous les roues. Le chauffeur sauta sur le frein ; le mécanicien ferma son régulateur ; on s’arrêta en pleine campagne.
— L’express est en avarie à un kilomètre en avant, dit un homme de la voie. Vous en avez pour deux bonnes heures à poser ici.
— Couvrez le feu, Guy, dit le mécanicien, et ensuite vous pourrez faire un somme. Mais prenez garde que nous ne partions sans vous.
Vieuvicq couvrit son feu, ferma la cheminée, et, laissant la porte du foyer ouverte pour empêcher le tirage, alla s’étendre sur le gazon du talus.
— Voulez voir les nouvelles du jour ? lui dit un serre-frein qui passait, les mains pleines de journaux oubliés par les voyageurs.
Guy prit le premier venu ; c’était le Figaro. Il le déplia de ses mains noires et grasses qui laissaient sur chaque page les marques des doigts. Ce qu’il lut ne l’intéressait guère. Les échos de la vie de château ne disaient rien à ce châtelain qui gagnait quatre francs par jour à jeter du charbon sous une chaudière. Les nouvelles du high life le faisaient rire.
— Parbleu ! songeait-il, dirait-on pas que la France va prendre le deuil parce que le petit baron Z… s’en va au Japon, les poches vides ? Comme c’est touchant, ce souper d’adieux au café Anglais ! Au diable les chroniqueurs et les imbéciles qui permettent qu’on apitoye le public sur leur compte !
Il allait jeter le journal ; mais, soudain, il se ravisa. Un nom qu’il n’avait ni lu, ni entendu prononcer depuis dix ans, venait de frapper ses yeux dans un entre-filet conçu en ces termes :
« On annonce le mariage de mademoiselle de Cormeuilles, fille unique du marquis et de la marquise, née du Falgouët, avec M. Guillaume de Rambure, d’une vieille famille du Parlement de Paris. La jeune fiancée est appelée à devenir l’une des étoiles du faubourg Saint-Germain, autant par sa beauté accomplie que par la fortune de son mari, qui s’élèvera un jour à plusieurs millions. La cérémonie se fera sans éclat, au couvent de l’Assomption, mademoiselle de Cormeuilles étant encore en deuil de son père et de sa mère. »
Ainsi elle était elle-même orpheline et seule au monde, la petite amie de son enfance ! Mais elle allait être heureuse et riche ; elle allait commencer, au bras d’un homme qui l’aimait, une vie de luxe et de bonheur. Pendant ce temps-là, le premier qui lui eût donné sa tendresse, risquerait chaque jour son existence et lutterait contre la destinée, sans autre appui que son courage.
Rarement, dans toute sa carrière, l’amertume fut aussi près de déborder de son âme.
Assis dans ses vêtements souillés, la tête dans ses mains calleuses, il n’entendait plus ni le bruit de la vapeur qui chantait doucement dans la machine endormie, ni les plaintes des voyageurs inquiets de leur déjeuner, maugréant contre la compagnie, « où ces choses-là arrivent sans cesse ». Il se revoyait dans le grand salon de Vieuvicq, tel qu’il était le dernier soir où Jeanne et lui s’y étaient trouvés ensemble. Il lui semblait tenir la main de l’enfant dans les siennes. Il l’entendait encore dire :
— Quand nous serons grands, nous nous épouserons…
Dans le lointain, un homme agitait un drapeau.
— Allons ! en route ! cria le chef de train.
Guy s’éveilla, comme en sursaut, de ses rêves. La réalité l’attendait : la pelle, le ringard, la brosse à tubes, la burette d’huile chaude…
— Eh bien, mon fils, nous avons fait un somme ?
— Oui, dit le chauffeur en retroussant sa manche pour frotter, de son poignet très blanc, ses yeux que le sommeil, sans doute, avait mouillés.