Les amours du temps passé
LES PASSE-TEMPS DE M. DE LA POPELINIÈRE
I
L'aventure de la cheminée tournante a rendu M. de la Popelinière immortel. Son argent, ses relations et ses écrits ne l'avaient rendu simplement que fameux. Il ne serait peut-être pas facile aujourd'hui de reconstruire cette physionomie de financier romanesque, pompeux, despote et dévoré surtout par la passion du bel esprit. Les points de comparaison avec des types de notre époque nous manqueraient presque absolument.
La Popelinière a composé beaucoup de prose et de vers. D'abord, c'étaient ses propres comédies qu'il faisait représenter sur son théâtre, où naturellement on les trouvait fort bien tournées; nous croyons qu'elles sont toutes restées manuscrites. Deux ouvrages seulement de la Popelinière ont été imprimés, Daïra et les Tableaux des Mœurs du temps. Ce sont deux raretés bibliographiques.
Daïra parut pour la première fois en 1760; c'est un volume grand in-8o, tiré à très-peu d'exemplaires, vingt-cinq, assure-t-on. Les aventures qui y sont racontées ne sortent pas du cadre ordinaire des romans musulmans; on y rencontre cependant quelques situations pathétiques et un certain art de composition. Bien que la Popelinière eût alors soixante-huit ans, et que sa femme adultère fût morte depuis plusieurs années, il ne put s'empêcher, dans les premières lignes de Daïra, d'exhaler un reste de colère contre celle qu'il avait tant aimée, contre cette petite-fille de Dancourt, qui avait hérité de son grand-père l'esprit et la légèreté.
«Si je voulais, dit-il, rappeler ici la fatale année de ma vie où je me suis vu réduit à quitter mes amis, ma famille, ma chère patrie, pour me retirer dans les déserts, il faudrait développer les intrigues secrètes, les manœuvres impies par lesquelles une femme a pu parvenir à renverser un homme d'honneur. Mais je suis le même homme toujours; et s'il a plu au ciel de terminer la vie de cette femme criminelle, je ne la regarde plus sur cette terre que comme la pincée de poussière que je serre en mes doigts. Je lui pardonne, Dieu m'en est témoin, je lui pardonne tous les maux, tous les tourments qu'elle m'a causés; je ne veux pas même étendre ce sentiment plus loin, de peur qu'il ne s'y répandît malgré moi quelques lumières sur des événements déjà connus, dont on a toujours profondément ignoré les causes, et qui peut-être exciteraient à les rechercher…
»Je préviens donc que si j'emploie le loisir que je trouve dans ma retraite à rassembler les choses qu'on va lire, ce n'est que parce qu'elles n'ont aucun rapport avec moi; je préviens que rien ne m'est plus étranger que toute l'histoire que je vais écrire,» etc., etc.
Quoi qu'il en dise, on sent que la blessure est toujours saignante chez le pauvre financier. Cette sensibilité sera plus tard une excuse au cynisme et aux écarts que nous aurons à reprendre en lui; cela ne s'applique pas à Daïra, qui n'a rien de bien galant, malgré la réputation que les catalogues lui ont faite, et quoique la scène se passe dans le sérail d'Alep. Une seconde édition en fut publiée l'année suivante en vue du public[1].
[1] Daïra, histoire orientale en quatre parties. A Amsterdam, et se trouve à Paris, chez Bauche, libraire, quai des Augustins, A l'Image Sainte-Geneviève; 2 vol. petit in-12.
Les Tableaux des Mœurs du temps dans les différents âges de la vie sont bien autrement importants. La découverte qu'on en fit, après la mort du fermier général, excita un scandale assez plaisamment raconté dans les Mémoires secrets, à la date du 15 juillet 1763. Nous citons l'article: «Tout le monde sait que M. de la Popelinière visait à la célébrité d'auteur; on connaissait de lui des comédies, des romans, des chansons, etc.; mais on a découvert depuis quelques jours un ouvrage de sa façon qui, quoique imprimé, n'avait point paru: c'est un livre intitulé Les Mœurs du siècle, en dialogues. Il est dans le goût du Portier des Chartreux. Ce vieux libertin s'est délecté à faire cette production licencieuse. Il n'y en a que trois exemplaires existants. Ils étaient sous les scellés. Un d'eux est orné d'estampes en très-grand nombre; elles sont relatives au sujet, faites exprès et gravées avec le plus grand soin. Il en est qui ont beaucoup de figures, toutes très-finies. Enfin, on estime cet ouvrage, tant pour sa rareté que pour le nombre et la perfection des tableaux, plus de vingt mille écus.
«Lorsqu'on fit cette découverte, mademoiselle de Vandi, une des héritières, fit un cri effroyable, et dit qu'il fallait jeter au feu cette production diabolique. Le commissaire lui représenta qu'elle ne pouvait disposer seule de cet ouvrage, qu'il fallait le concours des autres héritiers; qu'il estimait convenable de le remettre sous les scellés jusqu'à ce qu'on eût pris un parti; ce qui fut fait. Ce commissaire a rendu compte de cet événement à M. le lieutenant général de police, qui l'a renvoyé à M. de Saint-Florentin. Le ministre a expédié un ordre du roi, qui lui enjoint de s'emparer de cet ouvrage pour Sa Majesté; ce qui a été fait.»
Depuis lors, il s'écoula un assez long espace de temps, pendant lequel on n'entendit plus parler de ce mystérieux exemplaire. Le Manuel du Libraire, de Brunet, dit qu'il passa en Russie; il le signale dans le catalogue des livres précieux du prince Michel Galitzin, Moscou, 1820. «Unique exemplaire (ce sont les termes du catalogue), imprimé sous les yeux et par ordre de M. de la Popelinière, fermier général, qui en fit aussitôt briser les planches; ouvrage érotique, remarquable par vingt miniatures de format in-4o, dont seize en couleur et quatre au lavis, de la plus grande fraîcheur et du plus beau faire, représentant des sujets libres. M. de la Popelinière est peint sous divers points de vue et d'après nature, dans les différents âges de la vie. C'est un ouvrage d'un prix infini, par cela même qu'il est le nec plus ultrà de ce que peuvent produire le luxe et une imagination déréglée. Un vol. gr. in-4o, rel. en mar. r.» Brunet ajoute: «Cinq ans après la publication de ce catalogue, les livres précieux du prince Galitzin furent envoyés à Paris pour y être livrés aux enchères publiques. Les Tableaux des Mœurs du temps faisaient partie de cet envoi; mais, ayant été vendu à l'amiable et à très-haut prix à un amateur français, cet ouvrage n'a pas dû être compris dans le catalogue des livres du prince russe, publié pour la vente qui s'est faite le 3 mars 1825.»
Il y a six ou sept ans, les Tableaux des Mœurs du temps appartenaient à M. J. Pichon, président de la société des bibliophiles, qui en avait refusé trois mille francs[2]. Nous sommes loin, comme on voit, de l'estimation des Mémoires secrets. On dit que quelques dessins ont disparu. Quant aux deux autres exemplaires, nous ne savons où ils ont passé; peut-être ont-ils été détruits.
[2] Les Tableaux des Mœurs du temps sont aujourd'hui la propriété d'un Anglais domicilié à Paris, M. Frédéric Hankey, dont le cabinet est un des plus somptueux qui existent.
Nous indiquerons l'ordonnance de l'ouvrage de M. de la Popelinière, et nous en donnerons des extraits qui, sans alarmer la morale, initieront nos lecteurs à quelques-unes des habitudes de la vie privée au XVIIIe siècle.
II
Les Tableaux comprennent dix-sept dialogues, qui donnent l'histoire de la jeunesse et du mariage de mademoiselle Thérèse de Se…, jeune personne du meilleur monde.
PREMIER DIALOGUE.—Mère Christine, maîtresse des novices et des pensionnaires du couvent de ***; mademoiselle de Se…, pensionnaire sous le nom de Thérèse.
La mère Christine surprend Thérèse à sa toilette et lui reproche sa coquetterie; elle cherche à la retenir au couvent, en lui montrant les écueils de la société.
DEUXIÈME DIALOGUE.—Thérèse, la Gouvernante.
La gouvernante de Thérèse vient lui annoncer qu'on la marie avec le comte de ***.—Le comte de ***! s'écrie Thérèse; je n'en ai jamais ouï parler. Comment est-il fait?
La Gouvernante.—La femme de chambre de madame, à qui madame dit tout et qui ne me cache rien, m'a assuré que c'est un homme de grand mérite.
Thérèse.—Ah! je t'entends; c'est un vieux.
La Gouvernante.—Non; c'est un homme revenu de la première jeunesse, et voilà tout.
Thérèse.—Où penses-tu qu'il cherche à me voir? Je ne voudrais pas que ce fût à l'église; il ne me distinguerait jamais dans ce chœur, parmi trente pensionnaires que nous sommes. N'y aurait-il pas moyen d'inspirer à ma chère maman de me faire venir dîner chez elle? M. le comte pourrait m'y voir à son aise, sans faire semblant de rien. Je t'assure bien que, pour moi, j'aurai l'air d'être sur tout cela d'une ignorance profonde, et qu'il ne se douterait seulement pas que j'eusse jamais entendu parler de lui.
La Gouvernante.—C'est-à-dire qu'il vous verrait gambader, sauter au cou de votre maman, avec votre gaieté et votre vivacité ordinaires.
Thérèse.—Assurément.
La Gouvernante.—Eh! voilà précisément ce qu'il ne faut pas.
Thérèse.—Quoi! est-ce que tu veux que je me contraigne?
La Gouvernante.—Oui, oui, et beaucoup. Vous ne connaissez pas les hommes: ce sont de drôles d'animaux. Nous ne les servons jamais si bien qu'en les trompant, parce qu'ils voient ordinairement la plupart des choses tout de travers; et presque tout dépend de leur première impression. Un extérieur animé, une démarche légère, des yeux qui se laissent aller, ne leur plaisent pas à propos de mariage; cela semble leur annoncer pour l'avenir une femme vive, inconstante, volage. Mais un maintien composé, un air timide et des regards abattus, mettent d'abord un prétendu à son aise, en ce qu'il lui semble qu'une fille qui se présente ainsi reconnaît déjà sa dépendance et lui réserve l'honneur de triompher de sa modestie.
Thérèse.—C'est donc à dire, ma bonne, qu'il faut que je m'étudie sur tout cela, jusqu'à ce que le mariage soit fait?
La Gouvernante.—Oui, vraiment, mademoiselle.
Thérèse.—Mais le lendemain?
La Gouvernante.—Oh! le lendemain, ce sera une autre paire de manches; nous verrons cela.
La gouvernante achève de coiffer Thérèse.
TROISIÈME DIALOGUE.—Madame de Se…, Thérèse.
Madame de Se… ne précède que de quelques minutes le comte de ***. Elle confirme les paroles de la gouvernante et donne à sa fille, sur la fortune de son futur, des détails où se trahissent les côtés positifs de la Popelinière:—C'est un homme de bonne maison; il n'a que trente-huit ans, il jouit des biens de feu son père. Ces biens, dont j'ai vu l'état, consistent en deux fort belles terres situées dans le Périgord, en rentes sur la ville et en actions. Tout cela lui compose plus de cinquante mille livres de rente, sans compter une maison à lui, bien étoffée, et où rien ne manque.—Vous êtes financier, monsieur Josse!
QUATRIÈME DIALOGUE.—M. le Comte de ***, madame de S…, Thérèse.
Présentation.—Tenez, monsieur, voulez-vous m'en croire? abrégeons les révérences et surtout les compliments, qui vous mettraient tous deux fort mal à votre aise. Voilà ma fille que je vous présente au travers d'une grille; on vous a dit, dans le monde, qu'elle était si belle! Eh bien, voilà pourtant tout ce que c'est.
Ainsi parle, en femme d'esprit, madame de Se…, et le comte de riposter de son mieux. Thérèse se laisse baiser la main par la fenêtre du parloir, et l'on fixe à huitaine le jour des noces.
CINQUIÈME DIALOGUE.—Auguste, Thérèse.
Jusque-là l'oreille la plus inquiète ne trouverait pas à reprendre un mot à ces entretiens. Mais il ne va pas en être ainsi désormais, et notre analyse sera maintes fois obligée de s'abstenir. Voici, par exemple, mademoiselle de Ri…, appelée Auguste par ses camarades; mademoiselle Auguste est une égrillarde, qui en sait long sur la vie de couvent; nous ne la suivrons pas dans ses révélations indiscrètes. Le bout des cornes du satyre commence à percer chez la Popelinière.
SIXIÈME DIALOGUE.—Le Marquis, Thérèse, Auguste.
Le marquis est un petit échappé de collége, cousin de mademoiselle Auguste. On tire le verrou, et l'on joue à la main chaude. Proh pudor!
SEPTIÈME DIALOGUE.—Thérèse, la Gouvernante.
La Gouvernante.—Enfin, mademoiselle, le voilà, ce grand jour! Il faut songer à vous habiller.
Thérèse.—Ah! ma bonne, je n'en ai pas dormi de toute la nuit. Cela me trouble l'esprit. Je frémis en pensant que ce soir même un homme va m'emmener chez lui pour y vivre selon ses volontés. Eh! qui sait si j'y serai bien ou mal, et comment les choses tourneront!
La Gouvernante.—Vos réflexions ne sont pas hors de saison: j'ai appris des particularités…
Thérèse.—Ah! ma bonne, qu'est-ce qu'on t'a dit? Apprends-moi vite!
La Gouvernante.—C'est quelque chose qui ne vous plaira pas, et qu'il est bon, je crois, pourtant, que vous sachiez.
Thérèse.—Eh bien? eh bien donc?
La Gouvernante.—C'est que monsieur le comte de *** a une maîtresse.
Thérèse.—Une maîtresse! Ah! que dis-tu?
La Gouvernante.—Oui, qu'on dit même être fort jolie.
Thérèse.—Ah! ma bonne, il ne m'aimera sûrement point, et je serai malheureuse!… Et quelle est donc cette maîtresse, qu'on dit si jolie?
La Gouvernante.—Une demoiselle de l'Opéra, et c'est là le fâcheux.
Thérèse.—Comment? Explique-toi donc.
La Gouvernante.—C'est qu'il fait pour elle de fort grosses dépenses; et vous ne savez pas encore que des demoiselles de l'Opéra sont des ruine-maisons.
Thérèse.—Ma bonne, que m'apprends-tu? J'en suis confondue. Quoi! monsieur le comte, qui, depuis huit jours, vient au couvent m'assurer de sa tendresse et me marquer ses empressements, monsieur le comte est un homme à maîtresse?… Ah! que vais-je devenir?
La Gouvernante.—Quelquefois ce n'est pas un si grand malheur: c'est suivant le caractère des gens. Il y en a qui ont des maîtresses et qui ont le bon esprit d'en dédommager leurs femmes par de grands égards et de bonnes façons; mais il y en a aussi que ces sortes d'amours ne rendent que plus insupportables dans leur domestique. A tout prendre, il en revient toujours une petite consolation, parce qu'en général les femmes ont beaucoup plus de liberté avec ces hommes-là qu'avec ceux qui prétendent faire ce qu'on appelle un bon ménage.
HUITIÈME DIALOGUE.—Madame de Se…, la Comtesse.
Le mariage a eu lieu. Thérèse est devenue la comtesse, et c'est sous ce nom qu'elle sera désignée dorénavant. Elle fait à sa mère ses confidences de nouvelle mariée. La mère rit beaucoup.
NEUVIÈME DIALOGUE.—Monsieur le Comte de ***, Chonchette.
Nous sommes introduits chez cette demoiselle de l'Opéra, dont il vient d'être parlé. Il y a un mois que le comte ne l'a vue; la scène est très-bien faite. Ce sont d'abord des reproches, des menaces, et puis de l'attendrissement.
Chonchette.—Nous passions d'heureux moments, avouez!
Le Comte.—Il est vrai.
Chonchette.—Vous voilà, à cette heure, avec une femme; en êtes-vous mieux?
Le Comte.—Ma foi, non!
Le comte lui promet de lui continuer sa pension, et pour faire la paix il lui passe un diamant au doigt. En outre, il lui donne cinquante louis pour achever de payer un meuble en vraie perse. Ce n'est pas tout.
Chonchette.—Attendez donc! vous êtes si pressé de me quitter! Tenez, remplissez au moins ma tabatière avant de partir; je n'aime de tabac que le vôtre… Ah! petit père, la belle boîte que vous avez là! elle est, Dieu me pardonne, de pierre précieuse. Que je la voie donc! Qu'elle est bien montée! C'est admirable!
Le Comte.—C'est une pierre d'émeraude; ma mère m'en a fait présent l'autre jour.
Chonchette.—Je n'aimerais point ces sortes de tabatières-là pour mon usage; on croit toujours que ça va se casser. Cependant… Il me vient une idée: ce serait que vous voulussiez bien me la prêter seulement pour ce soir, afin de m'en donner des airs à souper. Au moins, ne comptez pas que je veuille vous la garder plus de vingt-quatre heures, car je n'en ai que faire, moi.
Le Comte.—Mais, ma petite, puisque tu n'en as que faire!
Chonchette.—Ah! c'est-à-dire, monsieur, que vous avez peur de me la confier; que vous craignez que je ne la casse, ou même que je ne la garde. Vous avez raison, monsieur, d'en user de cette manière; cela m'apprendra à vivre, je vous le promets.
Le Comte.—Tiens, folle, prends-la; garde-la deux jours si tu veux.
Chonchette.—Non, monsieur, vous êtes dans la défiance.
Le Comte.—Ce n'est pas cela, c'est que je suis embarrassé; que dire à ma mère, qui voit que je m'en sers depuis qu'elle me l'a donnée? Mais tu la veux pour t'en divertir ce soir, et je te la confie de tout mon cœur.
Chonchette.—Non, monsieur, je suis trop vive et trop étourdie; elle se casserait entre mes mains.
Le Comte.—Je compte bien que tu y prendras garde… Serre-la dans ta poche.
DIXIÈME DIALOGUE.—Chonchette, Minutte.
Minutte est une élève de Chonchette, une petite niaise que celle-ci s'attache à dégourdir; l'interrogatoire qu'elle lui fait subir est assez curieux.
—Comment ton robin en agit-il avec toi? lui demande-t-elle.
Minutte.—Mais… pas trop bien.
Chonchette.—As-tu toujours ce lit de serge?
Minutte.—Mon Dieu, oui, mademoiselle.
Chonchette.—Et cette vilaine tapisserie de Bergame?
Minutte.—Mon Dieu, oui! Il me promet bien du damas; mais ça ne vient pas.
Chonchette.—Il faut le quitter; qu'est-ce que ça signifie?
Minutte.—Il dit que son père ne lui donne point d'argent.
Chonchette.—Belle raison! Il faut qu'il en emprunte.
Minutte.—Ainsi fait-il; mais il ne trouve pas tout ce qu'il voudrait, parce que, dit-il, on n'a point de confiance aux jeunes gens.
Chonchette propose à Minutte de prendre du café au lait avec elle.
Minutte.—Très-volontiers.
Chonchette.—Mon laquais est en commission, mais n'importe… Hé! ma mère!…
La Mère.—Eh ben! qu'est-ce qui gnia?
Chonchette.—Faites-nous du café au lait tout à l'heure.
Nous nous trouvons en présence de cette terrible mère de courtisane, la même dans tous les temps, et que la Popelinière a dû rencontrer bien des fois, en effet, sur le chemin de ses folies amoureuses. Le qu'est-ce qui gnia et le café au lait nous rapprochent des caricatures de Daumier et des vaudevilles du Palais-Royal. Ce n'est qu'une indication, mais elle est précise et brûlante.
ONZIÈME DIALOGUE.—Mademoiselle Auguste devenue madame de Rastard; madame Dodo.
A présent, c'est au tour de la marchande à la toilette, madame Dodo, qui vient proposer à madame de Rastard, encore au lit, des pommades de Naples et de Florence, avec des essences de cédrat et de bergamote à l'ambre, des fleurs d'Italie et mille brimborions. Revendeuse à la toilette, au XVIIIe siècle on savait ce que cela voulait dire; aussi madame Dodo ne tarde-t-elle pas à faire connaître le principal objet de sa visite: il s'agit d'un rendez-vous à accorder, et madame de Rastard, dont nous avons laissé entrevoir les mœurs complaisantes, consent à se rendre le lendemain soir dans un petit jardin dont la porte s'entr'ouvrira sur les onze heures.
DOUZIÈME DIALOGUE.—Madame de Rastard vêtue en garçon, madame Dodo.
Suite du précédent. Dans le jardin.
TREIZIÈME DIALOGUE.—Madame de Rastard, toujours vêtue en garçon et couchée sur l'herbe; le beau-fils de madame Copen, déguisé avec les habillements de sa belle-mère.
Impossible à indiquer.
QUATORZIÈME DIALOGUE.—La Comtesse de ***, Montade.
Nous revenons à Thérèse, c'est-à-dire à madame la comtesse; son mari est sorti, et l'ami de la maison arrive. Jeune, beau, et suffisamment éloquent pour combattre les scrupules d'une pensionnaire à demi émancipée par le mariage, M. de Montade n'a pas de peine à supplanter le comte de ***, toujours absent, toujours courant. Néanmoins, il n'en est encore qu'aux menues faveurs; on lui permet de ramasser le soulier et de baiser le pied.—Si vous saviez, dit-il, quand je vous entends courir sur votre parquet, combien le bruit clair de vos mules est doux à mon oreille! Quand je la prends, cette mule, que je vous la mets ou vous l'ôte, il me prend une sorte de saisissement presque égal à celui que l'on sent quelquefois quand on rencontre, sans y penser, du velours sous sa main, ou quand on cueille une pêche couverte de son duvet.
Quoi qu'il en soit, Montade se laisse petit à petit emporter par son amour; et, dans une scène habilement conduite, plus humaine et plus pratique que les scènes de Crébillon fils, il finit par manquer de respect à madame la comtesse. C'est dans ce moment qu'on entend le mari frapper à la porte, selon la coutume éternelle.
—Mon mari! s'écrie-t-elle; je suis perdue! il nous soupçonnera… Seyez-vous dans ce fauteuil… ne bougez pas… prenez un livre et lisez tout haut.
QUINZIÈME DIALOGUE.—Montade, le Comte et la Comtesse de ***.
Le comte entre, comme un mari de l'époque et de toutes les époques, joyeux, se frottant les mains; il dit bonjour à Montade, il s'informe du livre qu'on lit. C'est Gulliver.—Oh! oh! j'en fais cas; il renferme une bonne philosophie et déguisée fort plaisamment.
Cependant, au bout de quelques tours dans la chambre, il trouve que sa femme fait un très-maussade visage à Montade; il l'en réprimande durement.—Madame, avez-vous la fièvre chaude? Que veut dire ceci? Qu'est-ce que monsieur vous a fait? Prétendez-vous le rebuter de venir ici, comme vous avez rebuté déjà cinq ou six de mes anciens amis et de mes plus intimes?
La querelle se prolonge ainsi pendant un quart d'heure; après quoi, avec ce tact particulier aux époux, le comte de *** force sa femme à embrasser Montade. Tous les trois passent dans la salle à manger, où le souper est servi.
SEIZIÈME DIALOGUE.—La Comtesse, Montade.
Montade triomphe entièrement de la comtesse.
DIX-SEPTIÈME DIALOGUE.—La Comtesse, madame de Rastard.
Ce dialogue, le dernier, est le plus curieux et le plus spirituellement observé au point de vue des véritables mœurs du temps. Les deux anciennes amies de couvent échangent des confidences sur leur position nouvelle et sur leurs relations dans le monde.
—A propos, vous savez qu'on vous donne Montade? dit madame de Rastard à la comtesse.
Celle-ci se défend de son mieux, mais sans succès; et madame de Rastard lui apprend qu'elle figure déjà sur des listes.
La Comtesse.—Comment! sur des listes?
Madame de Rastard.—Eh! vraiment, oui. Est-ce qu'ils ne font pas tous des listes vraies ou fausses des femmes qui leur ont passé par les mains?
La Comtesse.—Quelle perfidie!
Madame de Rastard.—Eh! bons dieux! ne me suis-je pas vue, moi, sur celle d'un petit agréable à qui je n'avais seulement pas donné ma main à baiser?
La Comtesse.—Mais sur quoi en faisait-il au moins voir l'apparence?
Madame de Rastard.—Sur quoi? sur trois ou quatre lettres qu'il m'avait écrites, en présence peut-être de quelque ami, mais auxquelles pourtant je n'avais fait nulle réponse; sur l'air libre et dégagé avec lequel il était venu chez moi; sur un ton de plaisanterie et de familiarité que je lui passais sans y prendre garde; que sais-je? sur quelques soupers où on l'avait vu se faire de la maison et servir tout le monde, comme si je l'eusse chargé de faire les honneurs de ma table.
Voici un autre trait, fort plaisant, et qu'on chercherait vainement ailleurs que dans l'ouvrage de la Popelinière.
La Comtesse.—Cela me rappelle que j'ai remarqué dernièrement un de ces petits messieurs-là, au balcon de l'Opéra, qui ne cessa point de me regarder et de me fixer pendant tout le temps du spectacle, et que j'en fus même embarrassée.
Madame de Rastard.—Eh bien, pendant qu'il vous faisait cet honneur-là, il en faisait peut-être lorgner une autre par son valet de chambre, avec une lettre passionnée à cette autre femme, pour lui persuader que c'est par un excès de discrétion et de réserve qu'il n'a pas osé se faire remarquer en la lorgnant lui-même; de façon qu'elle lui sera fort redevable d'avoir été lorgnée par son valet.
Plus loin, l'experte madame de Rastard demande à la comtesse si elle a un habit d'homme.
La Comtesse.—Un habit de cheval? Non, je n'en ai point.
Madame de Rastard.—Tant pis; il faut vous en faire faire incessamment: habit, veste et culotte. Je vous enverrai mon tailleur.
La Comtesse.—Mais je n'aime guère à monter à cheval.
Madame de Rastard.—Ni moi non plus, mais qu'est-ce que cela fait? On s'habille toujours, on fait un tour d'allée; c'en est assez pour descendre et pour demeurer le reste du jour dans ce déguisement, dont les hommes sont fous.
La Comtesse.—Mettez-vous cet habit-là souvent?
Madame de Rastard.—Sans doute. On en est cent fois plus jolie et plus piquante. Si vous rencontriez madame d'E… dans cet équipage, indolente et langoureuse comme vous la voyez dans son état naturel, vous ne la reconnaîtriez point du tout. Avec sa taille dégagée, ses cheveux tressés de rubans jaunes, son petit chapeau à plumet retapé, ce n'est plus une femme, c'est un petit garçon, joli à manger, et qu'on prendrait pour un petit vicieux, tant elle devient vive et hardie.
Avant de s'en aller, madame de Rastard prête à la comtesse un petit volume intitulé Histoire de Zaïrette.
C'est par cette histoire, assez étendue, que se terminent les Tableaux des Mœurs du temps. Il y est encore question de l'Orient et des sérails. Zaïrette est «fille de la Fortune et de l'Amour, c'est-à-dire d'un homme opulent et d'une actrice de théâtre.» Ce sont les expressions de la Popelinière; elles nous donnent à penser qu'il pourrait bien y avoir quelque petite vengeance sous ce récit. S'agirait-il d'une fille de mademoiselle Gaussin, la Zaïre de Voltaire?
De Paris, où elle est née, Zaïrette, par une suite d'aventures romanesques, se trouve transportée dans l'empire du Karakatay pour servir aux amusements de l'empereur Moufhack. Ces amusements, ou plutôt ces orgies, sont rendus avec une ardeur et un soin qu'on ne saurait concevoir. Mais le but est dépassé: la lassitude et le dégoût s'emparent du lecteur et l'empêchent de prendre à cette accumulation de fresques licencieuses l'intérêt que lui avaient arraché les dialogues.