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Les amours du temps passé

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III
LE TRIBUNAL DU PEUPLE

Il est, dans notre histoire, cinq ou six dates effrayantes qui se dressent, semblables à des poteaux, comme pour indiquer les trébuchements de la civilisation, et qui justifient presque les omissions du père Loriquet. Les 2, 3 et 4 septembre 1792 appartiennent à ces dates particulières devant lesquelles la peinture, le roman et le théâtre reculent épouvantés. Tragédie ignoble, dont les actes ne se passent que dans des cachots à peine éclairés par la torche et par l'acier, l'expédition des prisons, comme on l'a appelée honnêtement, est, avec la Saint-Barthélemy, une de nos plus grandes hontes nationales. Vainement ceux qui placent la loi politique au-dessus de la loi morale ont plusieurs fois tenté de présenter ces massacres sous un côté supportable, compréhensible; il y a quelque chose en nous qui repousse jusqu'à la simple atténuation de tels crimes. Là où l'humanité disparaît, le patriotisme n'est plus qu'un exécrable mot.

On sait que la prison de l'Abbaye-Saint-Germain, située rue Sainte-Marguerite, fut la première par laquelle on commença. Après avoir égorgé—sans jugement—dans la cour dite abbatiale, une vingtaine de prêtres, la multitude, prise d'un singulier scrupule, imagina d'établir au greffe de l'Abbaye un tribunal du peuple, chargé de donner une apparence de justice à ces sinistres représailles. L'ancien huissier Maillard fut élu président par acclamation; il s'adjoignit douze individus pris au hasard autour de lui. Deux d'entre eux étaient en tablier et en veste. Quelques-uns des noms de ces juges ont été conservés: le fruitier Rativeau, Bernier l'aubergiste, Bouvier, compagnon chapelier, Poirier. Ils s'assirent à une table sur laquelle on fit apporter, en outre du registre d'écrou, quelques pipes, quelques bouteilles et un seul verre pour tout le monde. C'était le 2 septembre au soir.

Cent trente victimes environ furent livrées aux massacreurs par ce tribunal; quelques détenus furent réclamés par leur section; d'autres surent exciter la compassion des juges ou réveiller en eux quelques sentiments d'humanité. C'est à ces ressuscités que nous devons de connaître la physionomie caverneuse du tribunal de l'Abbaye et les semblants de formes judiciaires qui furent employées à l'égard de quelques-uns.—M. Jourgniac de Saint-Méard, particulièrement, a tracé un vif tableau de l'interrogatoire qu'il eut à subir; son Agonie de trente-huit heures, qui a eu un nombre incalculable d'éditions, est trop connue pour que nous en détachions quelques passages; il faut d'ailleurs la lire tout entière, en songeant qu'elle fut publiée peu de temps après les journées de septembre, et qu'elle reçut l'approbation de Marat. La relation de l'abbé Sicard et celle de la marquise de Fausse-Lendry jettent également d'horribles lueurs sur ces événements. Nous n'indiquons là et nous ne voulons indiquer que les récits des témoins oculaires, car ce n'est qu'aux témoins oculaires qu'il convient de se fier en ces monstrueuses circonstances.

Pour ces motifs, nous donnerons accueil dans ces pages à une narration très-émouvante de madame d'Hautefeuille (Anna-Marie), rédigée sur les lettres de mademoiselle Cazotte elle-même. On se rappelle les détails de l'arrestation de l'honnête et aimable vieillard. Sa fille avait obtenu la permission d'être enfermée, non avec lui, mais dans la même prison; elle le voyait plusieurs fois par jour. Lorsque arriva l'heure des massacres et que le tribunal populaire se fut installé au greffe, elle se mit aux aguets, écoutant avec anxiété les noms des détenus.

Maillard venait de lire sur le registre d'écrou le nom de Jacques Cazotte.

—Jacques Cazotte!

A ce cri répété deux fois par une voix de stentor, un cri terrible a retenti dans les cloîtres supérieurs.

Une jeune fille descend précipitamment les marches de l'escalier, elle traverse la foule comme un nageur intrépide fend les flots; elle pousse les uns, elle glisse à travers les autres, se fraye un passage de gré, de force ou d'adresse; elle arrive, pâle, échevelée, palpitante, au moment où Maillard, après avoir rapidement parcouru l'écrou, venait de dire froidement:

—A la Force!

On sait que c'était l'expression convenue pour désigner les victimes aux assommeurs.

La porte s'ouvrait déjà. Deux assassins ont saisi Cazotte et vont l'entraîner au dehors.

—Mon père! mon père! s'écria la jeune fille; c'est mon père! Vous n'arriverez à lui qu'après m'avoir percé le cœur.

Et, se précipitant vers lui, de ses bras Élisabeth étreint le vieillard et le tient embrassé, tandis que, sa belle tête tournée vers les bourreaux, elle semble défier leur férocité par un élan sublime.

Ce mouvement imprévu avait rendu les bourreaux immobiles; ils écoutaient avec surprise et curiosité.

—Voici du nouveau, dit une voix; et du dehors on s'approcha.

Le vieillard regardait sa fille avec un indicible amour, la serrait dans ses bras, baisait ses longs cheveux répandus autour d'elle, et puis levait ses yeux au ciel comme pour le remercier de lui avoir encore permis d'embrasser sa noble fille.

—Ange, lui disait-il, charme de ma vieillesse, ange de mes derniers jours, adieu! Vis pour consoler ta mère; va, va, Zabeth, laisse-moi.

—Non, non, je ne te quitte point, et je mourrai là, sur ton sein, si je ne puis te sauver!

Et la jeune fille s'attachait plus étroitement encore à lui, cherchant à le couvrir de son corps.

—C'est un aristocrate! cria Maillard d'une voix enrouée; emmenez-le.

—C'est un vieillard sans force et sans défense! reprit la jeune fille; voyez ses cheveux blancs, vous ne pouvez pas lui faire du mal! Non, non, c'est impossible! Épargnez mon père, mon bon père!

Ici un homme au bonnet rouge baissa son sabre et s'appuya sur la poignée en faisant ployer la lame; il semblait incertain.

Au dehors, les bourreaux s'étaient arrêtés, plusieurs même s'étaient approchés de la porte; ils écoutaient cette enfant. Les accents de sa voix remuaient leurs cœurs farouches; son appel à des sentiments qui vivaient encore en eux à leur insu les subjuguait. Quand elle eut fini de parler, haletante, épuisée, l'un dit:

—Mais ça m'a l'air de braves gens, ça; pourquoi leur faire du mal?

Ces mots opérèrent une réaction.

—Le peuple français n'en veut qu'aux méchants et aux traîtres; il respecte les braves gens! dit l'homme au bonnet rouge; citoyen Maillard, un sauf-conduit pour ce bon vieux et pour sa fille.

—Mais j'ai lu l'écrou, criait toujours Maillard; ce sont des aristocrates endiablés, vous dis-je! ce sont des conspirateurs!

—Allons donc! cette jeunesse, ça ne s'occupe pas des affaires; c'est une brave fille qui aime bien son vieux père.

—Eh! non, s'écria Maillard; si on les écoutait tous, on n'en finirait pas; faites-la remonter et conduisez son père à la Force.

—Non! non!

—Si!

Élisabeth se sentait mourir en voyant renouveler cette sanglante discussion; elle se pressa de nouveau sur son père, qui lui disait:

—Va, va, laisse-moi mourir, retire-toi.

—Jamais! répondit-elle.


(Les lettres de mademoiselle Cazotte nous apprennent qu'il s'écoula plus de DEUX HEURES dans ces terribles débats!…)


Alors l'homme au bonnet rouge, qui désirait accorder les différents avis:

—Écoutez-moi, petite citoyenne; pour convaincre le citoyen Maillard du civisme de vos sentiments, venez trinquer au salut de la nation et criez avec moi: Vive la liberté, l'égalité ou la mort!

De sa main sanglante, il lui tendit un verre dans lequel les égorgeurs se désaltéraient chacun à leur tour.

Élisabeth prit le verre:

—Oui, je vais boire, dit-elle en détournant les yeux.

Elle tendit sa main pour qu'on lui versât du vin, mais sans cesser d'entourer son père avec son autre bras, car elle craignait que cette proposition ne fût une ruse pour l'éloigner de lui.

—Allons, reprit l'homme, après avoir versé: Vive la liberté, l'égalité ou la mort!

—Vive la liberté, l'égalité ou la mort! répéta la pauvre enfant; et portant le verre à ses lèvres, elle le vida d'un seul trait.

Il y eut une acclamation générale; les hommes qui l'environnaient s'écrièrent:

—Il faut les porter en triomphe! Ils méritent les honneurs du triomphe!

Alors tous les spectateurs, hommes et femmes, se mirent sur deux haies; on apporta deux escabeaux sur lesquels on fit asseoir le père et la fille, et l'on choisit quatre hommes pour les porter. Ceux-ci, les élevant à la hauteur de leurs épaules, les emportèrent hors de la cour de l'Abbaye, aux applaudissements unanimes.

—Place à la vieillesse et à la vertu! s'écriait l'un.

—Honneur à l'innocence et à la beauté!

Un fiacre venait d'amener de nouveaux prisonniers; on y fait monter Cazotte et sa fille; deux hommes montent avec eux, et le cortége se met en marche au trot de deux chevaux, suivi d'une foule qui criait sans relâche:

—Vive la nation! à bas les aristocrates, les prêtres et les conspirateurs!


Ce fut ainsi qu'on arriva rue Thévenot, où était venue loger madame Cazotte. Élisabeth, jusque-là si courageuse et si forte, tomba évanouie dans les bras de sa mère.

D'affreuses convulsions succédèrent à cet évanouissement, et l'on dut craindre pendant plusieurs jours pour sa vie[9]

[9] M. Michelet, dans l'étrange patois de son Histoire de la Révolution française (t. IV), a raconté différemment cette touchante aventure: «Il y avait, dit-il, à l'Abbaye, une fille charmante, mademoiselle Cazotte, qui s'y était enfermée avec son père. Cazotte, le spirituel visionnaire, auteur d'opéras-comiques, n'en était pas moins très-aristocrate, et il y avait contre lui et ses fils des preuves écrites très-graves. Il n'y avait pas beaucoup de chances qu'on pût le sauver. Maillard accorda à la jeune demoiselle la faveur d'assister au jugement et au massacre (la faveur d'assister au massacre!), de circuler librement. Cette fille courageuse en profita pour capter la faveur des meurtriers; elle les gagna, les charma, conquit leur cœur, et quand son père parut, il ne trouva plus personne qui voulût le tuer.»

Cette manière lâchée de raconter un des plus beaux traits de notre histoire, et cette mauvaise grâce à reconnaître l'héroïsme chez les royalistes, se retrouvent à chaque ligne dans l'historien des écoles.

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