Les amours du temps passé
II
Mais l'auteur? commence-t-on à dire; nous ne voyons pas venir l'auteur au milieu de tout cela. Le fait est que jusqu'à présent la vocation littéraire de Desforges,—si vocation il y eut,—ne s'était autrement révélée que par quelques bouquets à Chloris et deux ou trois tragédies dignes du feu. A sa sortie du collége, on essaya d'en faire un médecin; il se laissa faire; mais sur le chemin des écoles, et particulièrement dans la rue de la Bucherie, il y avait de si agaçants minois aux vitres des fenêtres! Bref, la seule cure qu'il entreprit fut celle de M. Bibi, un très-aimable chat qui avait les reins fracturés. M. Bibi appartenait à une ravissante Génoise, femme d'un consul de France à Alicante.
Au bout de quelques mois, M. et madame Desforges, s'apercevant que leur fils ne serait jamais bien apte à déchiqueter des muscles, scier des crânes, injecter des artères, le mirent chez le peintre Vien, où il ne tarda pas à faire connaissance avec plusieurs jeunes gens de mérite, mais où il ne fit aucune connaissance avec la peinture. Il coûta trois mois d'école et ne prit guère plus de trois leçons, occupé qu'il était à courir les jeux de paume et à hanter les spectacles de société. Son père voulut confier à sa canne le soin de lui faire entendre raison; Desforges esquiva l'entretien; mais, à partir de ce moment, la bourse paternelle lui fut hermétiquement fermée. Puis, après la bourse, ce fut la maison. De sorte qu'un matin, il se trouva sur le pavé, avec un gros sou dans sa poche pour toute fortune. Il donna le gros sou à un pauvre qui l'importunait.
Au XVIIIe siècle, à Paris, il était rare qu'un beau garçon mourût de faim, et nous avons laissé à entendre que Choudard-Desforges aurait pu remplacer l'Antinoüs sur son piédestal. Cependant, ce ne fut ni mademoiselle Adélaïde, ni mademoiselle Thérèse, ni mademoiselle Juliette qui vinrent à son secours; ce fut un brave musicien qui lui donna des ariettes à copier. On comprend qu'il ne gagna pas gros à ce métier, illustré par tant d'infortunes célèbres: aussi fut-il bientôt obligé de vendre l'habit de son grand-père maternel, un magnifique habit noisette à boutons d'or. Il ne lui resta plus que l'habit de son aïeul paternel, c'est-à-dire un vieil habit de noces en peluche bleue avec des olives, et un haut-de-chausses cramoisi doublé de peluche de soie blanche; la teinture de l'habit était si bonne qu'elle gâtait son linge, ses mains, son menton et tout ce qu'elle approchait. Le surplus de son trousseau se composait de trois chemises, de deux paires de bas de soie, d'une demi-douzaine de cols de basin rayé à carton, et de deux épées, l'une d'acier et l'autre de deuil. Des souliers à boucles et un petit chapeau rond bordé, campé crânement sur le bord d'une oreille rubiconde, complétaient son ajustement d'une modestie à peine suffisante, mais rehaussé par cette assurance et cet aplomb que donnent toujours les avantages extérieurs.
Ce fut dans ce mince équipage qu'il s'avisa de courtiser la poésie. Costume oblige. Il s'y prit d'abord un peu moins bien qu'avec les fillettes, mais enfin il fit ce qu'il put, et, dans sa petite chambre à quatre francs par mois, rue Saint-Honoré, il rima quelques opéras-comiques dont il n'a conservé plus tard que les titres. Il y avait déjà près d'un an qu'il vivait de la sorte, lorsqu'un matin il fut éveillé en sursaut.—Qui est là? demanda-t-il.—Ouvre, c'est moi.—Desforges reconnaît la voix de sa mère; il passe à la hâte une mauvaise robe de chambre et court ouvrir. Madame Desforges, dont les yeux fatigués annoncent des larmes récentes, tombe sur un siége. Elle garde un morne silence.—Qu'avez-vous? s'écrie-t-il en lui prenant les mains et en l'interrogeant avec la plus vive sollicitude.—Mon ami, il y a deux jours que ton père n'a mangé.—Grand Dieu!—Ses ouvriers, qui ne sont point payés depuis longtemps, refusent de travailler. Toutes nos ressources sont épuisées. J'ai recours à toi, mon enfant.—Ah! ma mère! ne perdons pas une minute… Desforges s'habille et sort. Où va-t-il? partout, chez ses amis, chez ses ennemis, chez les indifférents; il bat la moitié de Paris sans succès: il se désole, il s'essouffle, et enfin il revient le cœur plein de douleur et les mains vides de secours. Accablé de lassitude et de besoin, il entre chez un traiteur de la rue des Boucheries, où il prenait ses repas de temps en temps.
Une jeune et jolie fille, nommée Louison, y remplissait l'office de servante. Jusqu'à ce jour il n'avait existé entre elle et Desforges qu'une innocente réciprocité de politesses. Elle s'avança vers lui le sourire sur les lèvres, mais ce sourire disparut aussitôt qu'elle se fut aperçue de sa tristesse.—Vous ne seriez pas bien dans la salle, lui dit-elle; venez dans un cabinet. Il la suivit.—Que voulez-vous pour dîner?—Je n'ai pas faim, Louison. Il mentait; mais comment dîner sans argent? La jeune servante lut probablement son embarras dans ses regards, car, ne tenant aucun compte de sa réponse, elle lui apporta un potage d'un parfum délicieux. Pendant qu'il se laissait aller à la tentation, elle le questionna avec intérêt. Desforges refusa longtemps de répondre; mais enfin, trahi par sa sensibilité, il avoua le profond dénûment de son père. Louison croisa les mains, pâlit et s'écria:—Ah! mon Dieu! est-il possible? pas mangé depuis deux jours! Et ses yeux se remplissent de larmes, elle prend la main de Desforges et la presse contre son cœur.—Attendez-moi! s'écria-t-elle, comme saisie d'une subite inspiration. Et la voilà partie. Quand elle revient, elle est toute rouge, toute hésitante; elle pose sur la table un gant de peau blanche, et elle veut s'enfuir. Desforges l'arrête.—Qu'est-ce que c'est, Louison?—Laissez-moi, j'ai affaire.—Louison!—Je voudrais être plus riche, dit-elle, mais ne refusez pas ces cent écus… Cette fois ce fut à Desforges à s'élancer vers la jeune servante, à s'emparer de ses deux mains et à les couvrir des plus tendres baisers!
Le marchand de porcelaines fut secouru, grâce à cette noble et généreuse fille; mais, comme on n'a pas de peine à le deviner, un plus doux sentiment remplaça bientôt la reconnaissance dans le cœur de Choudard-Desforges. Tant de dévouement eût-il pu le trouver insensible? Cependant une délicatesse que l'on appréciera le tenait en respect auprès de Louison, et le service même qui avait rapproché leurs âmes était précisément ce qui élevait entre eux une barrière. Pendant huit jours il ne fut préoccupé que d'une seule idée: rembourser Louison, afin de pouvoir l'aimer tout à son aise et d'en être aimé à cœur que veux-tu. Dans ces réflexions, comme il passait rue Mazarine, l'idée lui vint d'entrer à la paume tenue par Masson. Une grande partie s'arrangeait: il manquait un joueur. Masson, le voyant arriver, s'écrie:—Voilà notre homme!—De quoi s'agit-il?—De primer avec monseigneur le duc d'Orléans. C'était une partie de cinq cents louis. Desforges dit tout bas à Masson:—Je ne joue pas d'argent.—Allez toujours, et tenez vingt-cinq louis; en cas de perte, il ne vous en coûtera rien; si vous gagnez, vous aurez un quart dans le pari.—A la bonne heure! La partie se fait; Desforges était d'une jolie seconde force d'amateur; le duc d'Orléans et lui gagnent en trois parties deux mille louis qu'ils emportent tout de suite, et deux cents louis de pari, parce qu'on avait poussé en voyant la veine de leur côté. C'était donc cinquante louis qui revenaient à Desforges pour son quart. Il était modestement occupé à se chauffer dans la chambre des joueurs, lorsqu'un page vint lui dire que Monseigneur le demandait. Desforges se rend à cette invitation.—Vous avez parfaitement joué, monsieur, lui dit le duc d'Orléans; je serais enchanté que vous fussiez de nos parties toutes les fois que vos affaires vous le permettront. Ensuite, s'approchant d'une table couverte de rouleaux d'or, il en prend un, et le lui mettant dans la main:—Puisque vous m'avez fait gagner deux mille louis, ce n'est pas trop, je pense, de vous en offrir le vingtième, que je vous prie d'accepter.
La joie de Desforges peut aisément se passer de commentaires. Voler chez Louison, et du plus loin qu'il l'aperçut lui crier:—Un cabinet! ce fut l'affaire de moins de dix minutes. Louison obéit sans comprendre, et le même cabinet de l'autre jour les reçut tous les deux; là, sans autre forme de procès, Desforges l'embrassa de toutes ses forces, et, vidant ses poches plus chargées qu'elles ne le furent jamais depuis:—Tiens! vois, mon ange, comme tu m'as porté bonheur! voilà ce que je viens de gagner.—Pas possible!—Très-possible! Vite, Louison, un bon déjeuner! du mâcon vieux, un pâté de Lesage… tout ce que tu voudras! Je t'invite. Louison n'en revenait pas, elle ouvrait ses grands yeux et riait. Desforges fit claquer encore deux baisers sur sa joue de pêche, et l'on se mit à table. Oh! qu'ils sont jolis, ces déjeuners de tourtereaux! La petite nappe blanche resplendissait comme neige, les bouteilles au col élancé avaient le bouchon sur l'oreille; et dans les assiettes coloriées il se faisait un gentil remuement de couteaux et de fourchettes, interrompu par des regards brillants d'amour. On but à la santé du duc d'Orléans et à la santé de Louison, on chanta le beau temps qu'il faisait et les beaux jours que l'on avait à vivre. Un rayon de soleil entré par hasard faisait danser dans un coin les atomes d'or du plancher. Gracieux tableau! Le poëte et la servante n'avaient qu'un verre à tous deux, mais c'était le verre où l'on ne boit qu'à de rares intervalles, c'était le verre du bonheur!
Desforges avait alors vingt-deux ans. Il avait commencé par être pauvre, puis la pauvreté l'avait cédé à la poésie, et enfin la poésie le céda au mariage. La gradation était parfaitement observée. Comment ce mariage arriva, ou plutôt faillit arriver, c'est ce qu'il est facile de savoir. Mademoiselle Camille, fille d'un des premiers secrétaires de la police, était une grande brune de seize à dix-sept ans, fort bien faite, très-mince, haute en couleurs, peau un peu bise, beaux cheveux et belles dents. Desforges l'avait rencontrée dans le temps de Pâques au concert spirituel des Associés. Elle lui donna dans l'œil, il lui donna dans le cœur; on leur persuada à tous deux qu'ils étaient nés l'un pour l'autre; et, un soir qu'il s'était attardé à la campagne des parents, comme il pouvait y avoir danger pour lui à se retirer, on lui fit signer un bout de promesse de mariage, moyennant quoi il put passer la nuit sous le même toit que mademoiselle Camille. C'était mettre le loup dans la bergerie; mais, ma foi! le secrétaire de la police avait quatre filles à marier, et il n'était pas fâché de se débarrasser de la plus grande.
Pourtant ce n'était pas tout d'avoir un gendre; encore fallait-il que ce gendre gagnât sa vie et exerçât une profession quelconque. En attendant la publication des bans, on obtint pour lui une place de surnuméraire dans le bureau de M. de Sartine. Dire qu'il s'y plut considérablement serait aller contre toutes les lois de la vérité. Il appela plus que jamais la littérature à son secours, et un matin qu'il s'ennuyait dans son grillage, il se mit à écrire une parade en un acte, qui, commencée à huit heures, fut terminée à midi. Le fameux Nicolet arriva en ce moment.—Tiens, lui dit le futur beau-père, prends cette pièce, et joue-moi cela tout de suite. Il n'y avait pas de réplique: Nicolet l'emporta, la joua dans la huitaine et en retira un argent immense; pour Desforges, il n'en eut pas un sou.
Il ne fut pas longtemps à se dégoûter de la police, comme il s'était dégoûté de la médecine et de la peinture. Cependant, il lui fallait absolument un état avant d'entrer en ménage, et les parents de sa future le pressaient de se décider. Choudard-Desforges se décida donc. Confiant dans les bravos qu'il avait obtenus sur plusieurs scènes de société, il se fit comédien, et, grâce à la protection de M. de Sartine, il obtint du maréchal de Richelieu un ordre de début à la Comédie-Italienne.