Les amours du temps passé
III
Desforges débuta, le 25 janvier 1769, dans l'emploi de Clairval ou des amoureux, par les rôles de Nouradin dans Le Cadi dupé, et de Colin dans La Clochette. Il fut accueilli du public avec une bienveillance marquée, et de ce moment il crut avoir mis le doigt sur sa véritable vocation. A bien réfléchir, en effet, cet homme ne pouvait pas être autre chose qu'un comédien, et un comédien de la Comédie-Italienne, c'est-à-dire un Lindor, un Azor, un Lubin, un Blinval, un troubadour à mollets et à roulades. Il y a une justice et une fatalité. Desforges fit sa vie publique de ce qui avait été sa vie privée: il aima à appointements fixes; du reste, réunissant toutes les qualités de son emploi, il joua souvent au naturel et fut doublement récompensé, dans la salle et dans la coulisse. Les comédiens ont toujours été d'heureux personnages, lorsqu'ils ont eu de la figure, de l'esprit et du talent.
Il courut la province, comme tous ceux de ce temps-là; et, comme tous ceux de ce temps-là, il mena une vie ondoyante et cahotée. A Amiens, il adora une pâtissière de la rue des Verts-Aulnois; à Compiègne, il se trouva en rivalité avec Préville du Théâtre-Français, au sujet d'une figurante de toute beauté; à Versailles, il eut un duel et reçut deux coups d'épée, l'un sur le second os du sternum, l'autre le long de la première des fausses côtes, ce qui lui occasionna un séjour d'une huitaine au For-l'Évêque, où on lui donna la chambre de Mongeot, l'amant infortuné de la Lescombat. Mais alors on n'était pas bon comédien sans un bout de For-l'Évêque. Dans son cachot, Desforges tint table ouverte et fêta ses maîtresses, anciennes et nouvelles, avec du vin blanc et des huîtres; et s'il ne s'échappa point avec la fille du concierge, c'est que probablement l'ordre de sa mise en liberté arriva trop tôt.
Le reste de sa jeunesse se passa sur les grands chemins, en folle et belle compagnie, tantôt sur des charrettes de paille, tantôt en voitures de poste, jouant à la foire de Guibrai ou au château de M. de Choiseul, à Chanteloup: aujourd'hui Montauciel du Déserteur, Colin du Maréchal, ou Dorval de Lucile, gai compagnon toujours, cœur franc et désintéressé, tête chaude, santé robuste. Faut-il dire les noms de toutes celles qu'il a aimées en route, Gabrielle, Eugénie, Claimerade, Nina, Viviane, comédiennes ou grisettes, bourgeoises affolées, filles imprudentes? Lui seul a pu se reconnaître au milieu de ce prodigieux total. «Supposez un bibliomane, écrivait-il plus tard, autrement dit un homme fou de livres: autant il en voit, autant il en désire, autant il en acquiert; et lorsqu'ils sont en sa possession, il les feuillette et les refeuillette jour et nuit jusqu'à ce qu'il les sache sur le bout du doigt. Quand il est parvenu à cette entière et parfaite connaissance, il ne lit plus, mais il a une bibliothèque sur les tablettes de laquelle il les range suivant l'ordre de leur acquisition, de leur possession et de leur lecture. Tous ces livres sont étiquetés; en outre, il a un petit livret ou catalogue qu'il consulte en cas de besoin. Eh bien! le bibliomane, c'est moi; les livres, ce sont les femmes; la bibliothèque à tant de rayons, c'est le cœur, et le catalogue, la mémoire.»
Caen, Bordeaux, Marseille, reçurent tour à tour cet infatigable trouveur d'aventures. Dans cette dernière ville, le nombre de myrtes qu'il cueillit exaspéra à un tel point la jeunesse phocéenne qu'il fut forcé de résilier son engagement, après avoir mis trois ou quatre fois l'épée à la main et avoir sollicité vainement la protection des magistrats.—Parbleu, monsieur, lui répondait-on, soyez Don Juan tout à votre aise, mais alors ne chantez pas l'opéra!