Les amours du temps passé
IV
On s'est beaucoup entretenu vers cette époque d'un horrible événement arrivé le 28 novembre 1772, et dont Choudard-Desforges se trouva le témoin. Par une mesure bien peu politique dans une ville bouillante comme Marseille, on avait annoncé la veille: PAR ORDRE SUPÉRIEUR, la dix-huitième représentation de Zémire et Azor. Or, le public sut, je ne sais comment, que c'était la femme d'un magistrat, généralement détestée, qui avait demandé ce spectacle; en conséquence, les jeunes gens du parterre se promirent une petite vengeance pour le lendemain, vengeance qui dégénéra en catastrophe épouvantable, comme on va voir, et dont les papiers du temps n'ont pu donner un récit aussi exact que celui que nous reconstruisons sur les renseignements de Desforges lui-même.
Le lendemain, en effet, à trois heures, la salle de spectacle était pleine, ainsi que la rue des Carmes, où elle était située alors. Si compacte était la foule, que Desforges fut obligé de descendre de son logement par une fenêtre donnant sur la cour du théâtre, afin de pouvoir aller s'habiller et se tenir prêt. A l'heure où commence ordinairement le spectacle, l'orchestre joua l'ouverture, qui fut écoutée en silence; mais aussitôt que les acteurs parurent sur la scène, les exclamations du public commencèrent, et voici quel en était le sens:—Vous ne jouerez point Zémire et Azor aujourd'hui, nous ne voulons point de Zémire et Azor! Trois fois l'ouverture fut recommencée et paisiblement écoutée, trois fois les acteurs se montrèrent et se virent éconduits. Enfin, la garde bourgeoise reçut l'ordre d'entrer dans le parterre; mais cette mesure fut accueillie par une risée unanime, et le parterre chassa doucement la garde bourgeoise par les épaules. A partir de cet instant, le tumulte ne fit que s'accroître. Le public s'obstinait à vouloir une tragédie, les magistrats à la lui refuser. Impatienté de ce débat, qui menace de se prolonger trop longtemps, un échevin ose prendre sur lui d'envoyer demander au commandant du château un détachement de deux cents hommes en armes. Ils arrivent. M. le comte de P***, qui les conduit, les remet à l'échevin, en lui disant:—Vous m'avez demandé du secours, en voilà; souvenez-vous qu'il s'agit de vos enfants. Mais celui-ci l'a écouté à peine: il fait disposer cent hommes dans la rue, et fait entrer les cent autres dans le parterre par les deux portes.—Mettez les à la consigne morts ou vifs! Tel est l'ordre barbare qu'il leur donne.
Le public continuait son tapage, ignorant ce qui se passait au dehors…
Cependant les grenadiers, baïonnette au bout du fusil, se sont glissés dans le parterre, sous la voûte des premières loges, et l'ont cerné. Soudain, un coup de feu se fait entendre. Il est suivi d'un autre, et puis d'un autre; bref, on en compte jusqu'à huit distinctement. Le rideau était levé; Desforges et les autres acteurs se trouvaient en scène, les balles leur sifflaient aux oreilles. Bientôt, les baïonnettes se joignant au feu, le sang coule de tous côtés dans le parterre: un jeune homme, cherchant à s'accrocher à l'amphithéâtre, est percé par derrière et tombe mourant aux pieds de son bourreau; un autre, franchissant l'orchestre, arrive sur le théâtre avec la cuisse fendue depuis le genou jusqu'à la hanche; un autre enfin, un jeune homme de dix-neuf ans, nommé Rémusat, déjà atteint d'un coup de baïonnette dans le flanc et d'une balle qui lui avait traversé la mamelle droite et l'omoplate gauche, se défendait encore, appuyé contre un des piliers du parterre et sur un de ses genoux. Un scélérat accourt le percer d'un second coup de baïonnette dans l'aine en disant: «Parbleu! voilà bien des façons pour mettre un homme comme ça à l'ombre!» Les soldats, furieux sans savoir pourquoi, chassaient devant eux une foule tremblante et sans armes. Le carnage ne s'arrêta que grâce à l'intrépidité de M. d'Onzembrune, capitaine de dragons, qui se précipita, l'épée à la main, de l'amphithéâtre dans le parterre, et se jeta au devant des grenadiers, à qui imposa son uniforme. Pour prix de son héroïsme, M. d'Onzembrune, après avoir été à minuit demander un asile à Desforges, fut obligé de s'enfuir une heure après pour aller en chercher un plus sûr à Nice.
Telle fut cette soirée atroce, qui laissa des traces profondes dans l'esprit des Marseillais. On a évalué le nombre des blessés à quatre-vingt-dix environ; peut-être ce chiffre est-il exagéré; Desforges ne se prononce pas là-dessus[4].
[4] Les événements les plus désastreux sont quelquefois accompagnés de circonstances burlesques; en voici un exemple. Un bon capitaine hollandais qui de sa vie n'était allé à la comédie, y vint ce jour-là pour son malheur. Ne se faisant aucune idée d'une chose qu'il n'avait jamais vue, il croyait que tout le tumulte auquel il assistait était la comédie elle-même; et il ne sortit de son erreur qu'au moment où il reçut un coup de feu qui lui cassa la cuisse. Il mourut dans la nuit, jurant, maugréant, et ne cessant de dire que s'il avait pu croire que tout ce train était sérieux, il aurait tué au moins une douzaine de ces forcenés.
Je reviens à mon récit. Peut-être le lecteur a-t-il souvenance d'une certaine demoiselle Camille, à laquelle notre héros avait bénévolement signé une promesse de mariage, un soir qu'il était tard et qu'il ne se souciait que médiocrement de rentrer chez lui. Il faut croire que les parents de la demoiselle avaient pris cette promesse très au sérieux, car dans un voyage que Desforges fit à Paris il se vit fort vivement inquiété pour ce que sa mémoire ne lui rappelait que comme une bagatelle. Néanmoins il n'y eut aucun moyen de faire entendre raison à ce mauvais sujet, qui ne se fit pas même un scrupule de rosser le père de mademoiselle Camille, pour lui apprendre à le laisser en repos. Ce dernier argument produisit son effet: Choudard-Desforges ne fut plus disputé au célibat, et, comme il avait fait rire M. de Sartine, il lui fut permis de partir pour Nantes, où l'attendait un brillant engagement.
Mais cette dernière aventure avait apparemment éveillé en lui certaines idées de moralité et d'ordre, car, une fois à Nantes, il se maria réellement et publiquement, à la grande satisfaction de bien des époux. Quatorze ans et trois mois, un bel œil bleu, une bouche si petite que l'envie essayait de lui en faire un défaut; des lèvres fraîches, des dents de perles qui laissaient passage à un sourire charmant, un menton rond et potelé, les plus superbes cheveux blonds qu'il soit possible de voir, telle était Angélique Erbennert, telle était celle que Desforges avait choisie pour femme. Elle jouait les amoureuses et les ingénues dans l'opéra-bouffon et dans la comédie. Cette union, toute fortunée à son aurore, devait plus tard avoir des nuages, par suite du caractère ombrageux et jaloux de la jeune Angélique, à laquelle il arriva de tomber à coups de canne sur une ancienne maîtresse de son mari.
C'est à cette époque,—24 octobre 1775,—que les bonnes fortunes semblent commencer à abandonner Desforges; c'est à cette époque que, par manière de compensation, il se ressouvient de la poésie, cette ancienne compagne de sa jeune pauvreté. La poésie, qui ne garde pas rancune à ses amants infidèles, revint vers le Colin en chef du théâtre de Nantes et le consola le mieux qu'elle put des bourrasques conjugales. Il avait alors trente ans. Il se reprit à rimer comme au temps où il n'en avait que dix-huit et où il ne possédait pour toute fortune que l'habit en peluche bleue de son grand-père. Malheureusement sa femme était un peu comme la femme d'Adam Billaut, qui prenait les neuf Muses pour les neuf maîtresses de son mari. Que de fois il lui fallut redescendre de son Olympe pour se mêler aux discussions les plus prosaïques et aux tracasseries les moins justifiées. Mais, hélas! ainsi finissent la plupart des hommes à bonnes fortunes; la dernière femme est celle qui venge toutes les autres. Cinq années s'écoulèrent de la sorte, cinq années de purgatoire, au bout desquelles, après avoir parcouru la moitié de l'Europe et avoir été attaché trois ans au théâtre impérial de Saint-Pétersbourg, Desforges revint se fixer pour toujours à Paris, traînant l'aile et tirant du pied.