Les amours du temps passé
I
L'ENFANTEMENT DE JUPITER, OU LA FILLE SANS MÈRE
Deux parties. A Amsterdam, 1743.
«Je ne prends point pour modèle de l'histoire de ma vie la sage Paméla, qui avait père et mère, ni la prude Cécile, qui se console aisément de découvrir l'un et l'autre au sein d'une union illustre, mais illégitime; je ne prends point pour original ni la Paysanne à vertus postiches, ni la Marianne au vernis philosophique; la vérité ne me plaît que dans la nudité. Trois femmes du faubourg Saint-Marceau, à Paris, se sont disputé entre elles la gloire de m'avoir donné le jour. L'une était une vivandière, veuve de garnison, blanchisseuse de son métier; l'autre, une domestique galante d'un vieux maître d'hôtel retiré du service; la dernière enfin, et celle qui m'a élevée, était ravaudeuse de profession, tenant une cuisine volante à côté d'un de ces petits arsenaux de gardes-françaises que le vulgaire appelle corps de garde, mais dont le bel esprit et l'oreille délicate ne peuvent souffrir l'expression. Elle s'appelait Margot, mais elle était bien mieux connue sous celui de madame des Pelotons, qu'elle se donnait.» Par ce début, on jugera de l'allure entière de l'ouvrage et des mœurs un peu basses qu'il met en jeu. Néanmoins on y remarque une certaine verve d'intrigue, beaucoup de naturel dans les figures, une franchise de ton qui est mieux que de la trivialité, qui est peut-être de l'observation. En ce qui concerne les expressions, elles n'ont rien qui puisse faire sonner l'alarme à la pudeur et sont aussi chastes que dans Manon Lescaut.
Junon (le nom surprend dans une fille de ravaudeuse) est une jolie petite personne, blonde sans être fade, l'œil bien ouvert, le nez bien tiré, les dents du plus bel émail du monde; il fait beau la voir dans ses ajustements du dimanche, c'est-à-dire coiffée d'un cabriolet charmant, avec un fichu de gaze, un collier de cailloux du Médoc et une paire de mitaines de soie à jour, avec les bracelets à boucles pour les retenir au bras. Il n'y a donc rien de surprenant à ce qu'elle ait donné dans l'œil d'un beau soldat nommé l'Amour; cette intrigue serait même poussée grand train, s'il ne survenait un heureux changement dans la fortune de madame des Pelotons: un de ses adorateurs, le père supposé de l'héroïne, est nommé sergent de compagnie, et il croit de sa nouvelle dignité de tenir à la ravaudeuse le discours suivant, plein de couleur et d'empire:
«—Déterminez-vous, madame, à quitter cette chambre; je viens de louer un très-bel appartement, au troisième étage, dans la rue de la Mortellerie, qui est composé de deux chambres et d'un petit cabinet. Je l'ai fait tapisser, l'une de la plus belle bergame que j'ai trouvée chez les fripiers du faubourg Saint-Antoine; l'autre est meublée de ces jolies tapisseries de la Porte; ce sera là notre salle de compagnie, et le cabinet attenant sera la chambre de ma petite Junon. Il ne faut plus parler de parties de guinguette, mais de ces repas que l'on fait venir de chez le traiteur; nous ne serons pas loin de la Clef d'Argent, où l'on est fort bien traité à vingt-cinq sols par tête. Ne parlez plus de jouer à la boule, à l'as qui court et à tous ces jeux qui ne se jouent que dans les maisons obscures; mais à la briscambille et au bonhomme au liard la fiche. Vous aurez l'habit de taffetas en été, le damas en hiver; surtout soyez bien chaussée, et que vos bas ne tombent pas sur vos talons.»
Cela vaut une harangue de Nestor.
Dans ce nouvel équipement, la famille des Pelotons s'en va demeurer chez un M. Ruinard, procureur, qu'elle gruge à qui mieux mieux. Il y a là, décrites avec une science amusante, des ripailles bourgeoises qui sentent la fricassée, le ratafia, l'eau-de-vie d'Andaye. M. Ruinard laisse pieds et ailes aux mains de nos aventurières, qui s'envolent de là dans une sphère plus élevée, sinon plus pure. Junon fait tant et si bien qu'elle épouse un chevalier du Catel; mais la famille du chevalier fait casser cette union disparate. Comme un mari est cependant indispensable à l'héroïne pour couvrir son commerce de galanterie, elle convole en secondes noces avec le comte de la Fère, un drôle assez bien représenté dans ce peu de lignes: «Un grand jeune homme bien fait, les plus beaux yeux du monde, s'énonçant d'un air un peu à la grenadière, mais qu'un ton un peu soutenu déconcertait, filant l'amour à la romanesque, souvent entreprenant, singe des petits-maîtres, se vantant de sa bravoure, mais qu'une épée nue aurait fait rentrer dans le néant, racontant ses aventures, se croyant aimé des femmes, les apostrophant par leur nom, surnom et qualité, sans avoir jamais parlé à aucune, d'un génie fort borné et mari commode; d'ailleurs peu ou point fortuné, traînant son talon rouge dans les boues de Paris.»
Et puis des enlèvements, un voyage en Hollande, un séjour au couvent, des scènes de jeu, la police et la Conciergerie; vous connaissez le roman aussi bien que moi. En ce temps-là on ne savait pas ce que c'était que l'action une et charpentée; Le Sage lui-même ne le savait pas; on ne faisait que des récits d'aventures, se modelant en cela sur le train réel de la vie. Un détail assez original dans L'Enfantement de Jupiter (je ne sais pas trop pourquoi cela s'appelle L'Enfantement de Jupiter!), c'est l'histoire d'un conseiller qui est amoureux seulement du coude de Junon, et qui, pour se procurer le délice de le voir et de le baiser de temps en temps, fait en six mois une dépense de vingt-cinq mille livres; encore remarquez que, de l'avis même de Junon, ce coude est fort pointu, et que lors de la première manifestation des fantaisies du conseiller, elle le lui avait poussé si fort contre les dents qu'elle lui en avait ébréché trois ou quatre.
Au milieu de ce terrain malsain, on rencontre, comme je l'ai dit et comme on l'a vu, des parties bien traitées, surtout celles qui sont relatives aux gens de finance. On se divertit principalement aux façons galantes d'un fermier général qui transporte dans une déclaration les expressions de ses calculs: «—Ah! million de mon âme! fonds le plus précieux! trésor admirable! chiffre charmant! que vos droits de présence charment mon cœur! Aimez-moi un peu, tarif séduisant. Jamais prise de corps contre nos fraudeurs ne m'a tant flatté que me flatterait celle que j'imposerais sur votre adorable total!»
D'après la marotte des romanciers d'alors, qui infligeaient toujours un dénoûment moral, quelque forcé qu'il fût, à leurs productions, et qui prétendaient faire ressortir un enseignement de leurs écarts, Junon, après avoir brillé au premier rang des constellations suspectes de Paris, se retire définitivement du monde et va achever une existence dégagée de soucis dans une maison de campagne où elle ne reçoit plus que quelques voisins, son avocat et M. le curé.
Quelques critiques des systèmes de Jean-Jacques Rousseau sur l'éducation se mêlent étrangement à cet ouvrage, qui a pour auteur Huerne de la Mothe.
Dans le catalogue de Pixérécourt (1838), page 169, no 1263, se trouve mentionné un livre intitulé: «Histoire nouvelle de Margot des Pelotons, ou la Galanterie naturelle. Genève, 1776; deux parties en un vol in-8o.» Il est supposable que c'est le même que L'Enfantement de Jupiter, ou la Fille sans mère.