Les amours du temps passé
XIX
FÉLICIA, OU MES FREDAINES
Avec cette épigraphe: «La faute en est aux dieux qui me firent si folle.» Deux volumes, à Amsterdam, 1784.
La vivacité de quelques tableaux ne doit pas nous empêcher de rendre justice à l'une des plus charmantes productions que la décadence du XVIIIe siècle ait inspirées, coquette débauche de sentiment et d'esprit, esquisse folâtre des dernières ruelles à la mode, accentuée plus littérairement que le long roman de Louvet. Félicia a été rééditée à l'infini et dans tous les formats, avec un grand luxe de gravures. Ce sont encore des mémoires, mais des mémoires aussi rapides et aussi mutins qu'on peut le désirer.
«Je vais passer et repasser mes folies en parade, avec la satisfaction d'un nouveau colonel qui fait défiler son régiment un jour de revue, ou, si vous voulez, d'un vieil avare qui compte et pèse les espèces d'un remboursement dont il vient de donner quittance.»
Félicia naquit comme Vénus, de l'écume des flots, c'est-à-dire qu'elle reçut le jour sur un bâtiment corsaire, au milieu des horreurs d'un combat naval. Un bourgeois d'Italie, nommé Sylvino, l'adopta pour sa fille et lui fit donner une éducation complète. Née sous un astre brûlant, elle manifesta de bonne heure les plus tendres dispositions, et un petit maître de danse faillit lui faire tourner la tête, alors qu'elle n'avait guère plus de quatorze ans. Mais l'amour, qui veillait sur elle, lui réservait de plus hautes destinées. Le chevalier d'Aiglemont parut: c'était un Adonis de dix-neuf ans, d'une taille svelte, que faisait ressortir un uniforme d'officier aux gardes. Il arriva un matin, pendant que Félicia prenait une leçon de clavecin. La leçon de clavecin! Que de fois la peinture et la gravure se sont emparées de ce sujet!
«Déjà savante, je touchai une sonate difficile qui m'était assez familière; mais la présence du chevalier me jeta dans un trouble si grand, je perdis à tel point l'attention, que je m'embrouillai et mis le maître de fort mauvaise humeur. Il n'eût pas été fâché de briller par le talent de son écolière aux yeux d'un homme qu'il connaissait pour un excellent amateur de musique. Le maître jouait une partie de violon.—Donnez, monsieur, lui dit l'aimable chevalier, je vais accompagner, et vous aiderez mademoiselle à se remettre. A peine il tint le violon que cet instrument rendit des sons délicieux. Nous reprîmes la sonate du commencement; jamais je n'avais si bien touché. D'Aiglemont accompagnait avec une justesse, une expression, qui me mettaient hors de moi. Mon jeu faisait sur lui la même impression; je l'entendais de temps en temps soupirer; le délire de son âme prêtait de nouvelles beautés à son exécution, de nouvelles grâces à sa figure.»
De sonate en sonate, l'heureux d'Aiglemont subjugua le cœur de la jeune Félicia. Ce fut lui qui la forma et qui la produisit. Il eut pour successeur un aimable prélat, type aujourd'hui disparu, et dont à ce titre le portrait doit trouver place dans ces pages: «Monseigneur était d'une figure intéressante, petit-maître à l'excès, aussi pétulant que lorsqu'il était officier, toujours gai, content et bouillant d'esprit; il paraissait de dix ans plus jeune qu'il n'était. Amateur universel, poésies, lettres, spectacles, arts, sciences, talents, plaisirs, modes, folies, tout était de son ressort.» Le prélat emmena dans son diocèse sa nouvelle conquête et lui donna une cour de hobereaux. Cette liaison mourut avec les roses d'automne. Félicia, qui grandissait à vue d'œil, demanda des chevaux pour Paris, et partit; mais elle comptait sans une poignée de sacripants qui arrêtèrent sa berline sur la grande route, et qui certainement lui eussent fait un très-dur parti sans l'intervention miraculeuse d'un charmant jouvenceau, lequel, armé d'une épée, chargea tous ces gueux à la fois, et donna ainsi à la maréchaussée le temps d'arriver.
Ce libérateur tombé du ciel s'appelait Monrose; quoique passablement grand, il n'avait pas encore atteint son troisième lustre. Il s'était, la veille, échappé du collége, et allait un peu à l'aventure, ne sachant rien de la vie et des orages du cœur. Ce fut Félicia qui, à son tour, se chargea de cette éducation. «Beautés qui rêvez une adoration pure, s'écrie-t-elle, c'est à l'âge de Monrose qu'il faut prendre les hommes, si vous voulez respirer un moment leur encens délicat; un moment, entendez-vous! Car bientôt ces cœurs si francs, si sensibles, participent à la contagion générale, et vous devenez les dupes de ceux que vous croyez duper. On se lasse d'entretenir l'illusion de votre orgueil; les adorateurs s'enfuient en se moquant; vous demeurez rongées de regrets et couvertes de ridicule.» Un peu plus loin, elle dévoile tout son système de conduite dans ces quelques lignes: «Monrose prononça mille serments à mes genoux avec l'enthousiasme de la passion et du respect. Cependant je me souciais fort peu d'être adorée; cela ne m'a jamais flattée, j'ai toujours souhaité COURT AMOUR ET LONGUE AMITIÉ.» Peut-être cette profession de foi est-elle d'une philosophie outrée et invraisemblable sur des lèvres de vingt ans; les femmes d'alors ne raisonnaient pas avec la froideur de Félicia; elles se piquaient toutes au contraire de cette exaltation répandue par la Nouvelle Héloïse et les romans anglais. Les plus libertines savaient, dans leurs caprices, conserver cette teinte de sensibilité qui est un des caractères les plus distincts de l'époque. On se doutait à peine que l'on fût corrompue; on n'aimait peut-être pas, mais au moins on croyait aimer, on voulait aimer surtout, ce qui a un côté méritoire. Aussi je crois que ces mots: Je ne me souciais pas d'être adorée, cela ne m'a jamais flattée, sont tout à fait hors nature,—d'autant plus que Félicia les dément à chaque instant.
Ses amours avec le beau Monrose remplissent la première moitié du second volume; mais bientôt les infidélités qu'il accumule avec la plus grande candeur du monde la forcent à lui donner un suppléant. Ce suppléant est un riche Anglais du nom de Sidney, ingénieux comme tous les Anglais et sybarite à la dernière puissance. On lit avec étonnement la description très-minutieuse de la maison de plaisance qu'il s'est fait arranger au bord de la Seine. D'abord, ce sont deux statues qui servent de limites à ses domaines, et qui ont cela de particulier qu'elles se tournent le dos. L'une regarde le côté par où l'on arrive, et représente la Défiance; elle est debout, élancée, l'œil furieux; à côté d'elle, un dogue semble vouloir se ruer sur les passants; sur la table du piédestal on lit: Odi profanum vulgus. L'autre statue, qu'on ne voit en face qu'en revenant, est assise et figure l'Amitié; son regard et son geste témoignent du déplaisir qu'elle a de voir partir les hôtes de lord Sidney; un épagneul est sur ses genoux. Au bas sont gravés ces mots: Redite cari.
Mais cela est le moins curieux. Voici qui vaut davantage. Le noble lord, qui raffole de tout ce qui est fantastique et mystérieux, s'amuse pendant la nuit à faire des niches à ceux qui couchent dans son château. Pour cela, son architecte a pratiqué sous chaque appartement une espèce d'entre-sol ignoré et des dégagements autour de chaque alcôve. Des escaliers pratiqués dans l'épaisseur des murailles communiquent à tous les étages, où des postes d'observation sont ménagés dans des corridors, matelassés de toutes parts et percés de petits trous dans les ornements des trumeaux. Lorsque Sidney veut s'introduire dans une chambre, il n'a qu'à pousser un panneau à coulisse exécuté dans la perfection; il peut aussi donner la sérénade à ses locataires, au moyen de certains tubes qui circulent du haut en bas de la maison et s'adaptent à tous les chevets. Ces tubes lui servent également à entendre ce qui se dit chez lui, et souvent à y répondre. On sait que la plupart de ces inventions pleines de perfidie sont renouvelées de Denys le tyran, qui en faisait une application moins inoffensive que lord Sidney. Il n'y a pas longtemps encore que Grimod de la Reynière, le spirituel gourmand et l'humoriste, les avait réalisées à son tour dans son château de Villers-sur-Orge, près de Longjumeau.
Le roman de Félicia est tout en épisodes, il fait mouvoir une multitude de personnages; nous ne pouvons qu'indiquer les jalons principaux. L'élément dramatique finit par prendre le dessus, et après des complications précipitées, l'héroïne épouse pour la forme un vieux comte. Du reste, tout le monde épouse au dénoûment: lord Sidney épouse une certaine Zeïla, perdue, retrouvée et toujours adorée; le d'Aiglemont des premiers chapitres épouse une petite personne de couvent. Il n'y a que Monrose qui n'épouse pas, mais, en compensation, il retrouve sa famille et entre dans les mousquetaires, où il ne tarde pas à devenir capitaine.
Nous avons beaucoup abrégé; mais si de tels livres ne supportent pas d'analyse, ils comportent du moins les citations. Entre plusieurs, nous choisissons la peinture très-vivante de deux originaux: un président de province et son gendre. C'est Félicia qui parle: «Exacte au rendez-vous, je les trouvai tous deux dans la grande allée du Palais-Royal; ils m'attendaient, assis et entourés d'une jeunesse désœuvrée qui se divertissait de la manière dont ils étaient accoutrés. Le beau-père avait, en dépit de la saison, un antique habit de drap pourpre à paniers, orné d'une grande quantité de boutons et de boutonnières; cette parure devait avoir été de son temps du plus grand effet; la veste était d'une riche étoffe or et argent, mais dont le fond crasseux et les bouquets débrochés trahissaient le grand âge. La culotte, pareille à l'habit, était un peu plus neuve. Des bas roulés, de vastes souliers, la perruque à la brigadière, l'immense chapeau brodé d'argent sous le bras, l'épée imperceptible et la longue canne à bec de corbin complétaient le costume du bon président.—Le sieur de la Caffardière ne lui cédait pas l'honneur d'être mis le plus bizarrement. Ayant perdu presque tous ses cheveux, il était coiffé d'une fausse grecque huppée, placée de travers, et de deux boucles empâtées dont la pommade fondait au soleil. Une petite bourse dont le sac vide badinait à deux doigts d'une nuque allongée meublait le derrière de la tête. L'habit était de camelot bleu de ciel, avec un large galon mal festonné; la veste en basin, ornée d'une frange trop longue, battait sur les genoux. Il avait une culotte de velours noir et des bas de soie couleur de chair, des souliers plats décorés d'une antique boucle dont l'éclat éblouissait tous les yeux, un petit chapeau avec un plumet sale. Quant à l'épée, elle réparait par son excessive longueur l'extrême petitesse de celle du beau-père. En un mot, ces messieurs étaient à montrer pour de l'argent.»
Le crayon ne ferait pas mieux pour ces deux caricatures; et afin d'achever le portrait de ce président, lequel est un homme excellent, très-fort sur la basse de viole, nous recommandons ces lignes expressives: «Cet homme, que le feu d'un demi-génie fort actif avait desséché, ressemblait beaucoup à une momie habillée à la française. De grands traits chargés, de gros yeux brusques, saillants, bordés de fossés creux, une bouche plate, un nez aquilin et un menton pointu, donnaient au personnage une physionomie folle, mais spirituelle et passablement bonne; et, sans le ridicule frappant dont cet honnête président était verni de la tête aux pieds, on se fût accoutumé volontiers à sa pittoresque laideur.»
L'auteur de Félicia est le chevalier de Nercyat, de qui nous nous occuperons un jour.