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Les amours du temps passé

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XII
LES ERREURS INSTRUCTIVES, OU MÉMOIRES DU COMTE DE ***

Trois parties. A Londres, et se trouve à Paris, chez Cuissard, Pont-au-Change, et Prault, quai de Conti; 1765.

L'auteur, dans une épître dédicatoire à M. L. M. D. L. S. D'O., explique ainsi la poétique de son œuvre: «L'intérêt peut être excité de deux manières: tantôt on laisse voir le but vers lequel tendent les personnages principaux, et, au moyen d'incidents amenés avec art, on éloigne le dénoûment; tantôt on répand l'intérêt sur différents personnages, et alors on ne doit être jugé que sur la manière plus ou moins adroite de lier les épisodes au sujet. Cette dernière forme est celle que j'ai prise.» Peut-être eût-il mieux fait dans ce cas d'adopter la première, car l'intérêt qu'il a répandu dans les Erreurs instructives est mesuré à des doses tellement imperceptibles, que le lecteur n'arrive qu'à grand'peine à la fin des trois parties.

Le jeune comte de *** adore une religieuse du couvent voisin; après plusieurs mois d'une cour assidue au parloir, elle lui glisse un petit billet lui enjoignant de se trouver à neuf heures et demie du soir dans un chemin creux qui borde l'extrémité du saint enclos. «Je m'y rendis. A peine y étais-je arrivé que j'entendis marcher assez près de moi. Comme le lieu était absolument écarté, je me tins sur mes gardes en cas d'attaque; mais au lieu d'un ennemi, c'était un ange tutélaire que je ne connaissais pas, et qui pourtant m'intimida beaucoup en me demandant quel nom je portais. Je le dis sans me faire prier. Aussitôt, me montrant une échelle de corde attachée au mur, et me prenant par la main:—Montez, monsieur, me dit-il, montez promptement, pendant que personne ne passe. Je voulus connaître mon conducteur et savoir par qui il avait appris que je devais franchir le mur, mais il me pressa de monter d'un air assez brusque, en me disant que je l'apprendrais dans peu. Je fis ce qu'il souhaitait. La voix de ma chère Rosalie frappa bientôt mes oreilles: elle me disait d'une voix basse de prendre garde de tomber. A peine fus-je dans l'enclos que j'aurais désiré en être bien loin, à l'aspect d'une religieuse que je vis assise à quelques pas; je marquai mes craintes à Rosalie, qui ne fit qu'en rire. Pendant ce temps, la personne qui m'avait fait monter descendit à son tour, de façon que nous nous trouvâmes quatre dans le verger des religieuses. Je m'aperçus bientôt que l'amour nous y rassemblait tous.»

L'heure de la séparation ayant sonné, chacun reprend le chemin par où il est venu, en se promettant de se revoir le lendemain; une fois dehors, le comte de *** veut de nouveau remercier son compagnon nocturne, mais il est immédiatement interrompu par ces paroles:—Monsieur, parlons bas, ou plutôt ne parlons point; le mystère ne doit pas avoir trop de tous ses voiles; et lorsque des personnes estimables daignent exposer pour nous leur honneur et leur tranquillité, nous devons être jaloux de leur conserver ces deux choses. Le comte de *** ne trouve rien à répondre à ces mots, et se contente de saluer. Mais le lendemain, il a le bonheur de sauver ce galant homme d'un guet-apens que lui avaient tendu trois coquins armés, et dès lors l'amitié la plus étroite commence à se former entre M. de Verzy et le comte de ***.

Le morceau le plus piquant des Erreurs instructives, et celui en même temps qui est écrit avec le plus de vérité, c'est l'histoire de la journée d'une femme capricieuse. Nous allons essayer de le transporter sous les yeux du lecteur, en lui demandant grâce pour ce que quelques lacunes laisseront supposer d'immodeste. «Un matin, je fus voir une présidente fort jeune, mariée à un homme fort vieux:—Que vous venez à propos, me dit-elle; je vais prendre le chocolat. M. de N*** vient de partir pour la campagne; il n'y a point à reculer: engagé ou non, vous dînerez avec moi et me tiendrez compagnie tout le jour. J'acceptai l'offre, mais j'avais un rôle difficile à remplir. La présidente était de ces femmes qui seraient bien embarrassées de dire ce qui leur plaît; de ces femmes qui veulent et qui ne veulent plus dans le même instant, qui parlent avant que de penser, et qui oublient aussitôt qu'elles viennent de parler.

»Quand nous eûmes pris le chocolat, elle me dit qu'elle allait passer à sa toilette; voyant que je me disposais à la suivre:—Où venez-vous? me dit-elle d'un air irrité; vous imaginez-vous que je vais m'habiller en votre présence? Un jeune homme! Si mon mari venait à le savoir! Et quand il ne le saurait même pas? Lisez, amusez-vous; dans une heure au plus tard je reviens. Comme je vis que malgré mes instances elle s'obstinait à me refuser, je pris un livre et je m'assis. A peine avais-je lu six lignes qu'on vint me dire que madame la présidente me demandait:—J'ai réfléchi, dit-elle en me faisant asseoir à côté de sa table, que je pouvais vous admettre ici accompagnée de mes femmes; mais si j'apprends jamais que vous soyez indiscret…—Ah! madame, m'écriai-je d'un air touché, pouvez-vous avoir un pareil soupçon!

»Tandis qu'on la coiffait, son sein était légèrement découvert; je m'amusai à coller mes lèvres sur le miroir dans l'endroit où il était réfléchi.—Que faites-vous? me dit-elle d'un air embarrassé.—Je m'amuse avec une ombre.—Finissez, continua-t-elle en posant la main sur sa glace, cela me déplaît.—En vérité, madame, vous êtes inconcevable de vouloir me ravir jusqu'à l'apparence du bonheur. Alors, je vais me l'approprier, repris-je en tirant un miroir de poche; ce miroir est à moi, et je puis sans vous offenser, je pense, regarder ce qu'il représente. En même temps je l'appliquai sur sa glace. Ses femmes ne purent s'empêcher de rire assez haut; cette innocente liberté irrita madame de N***; elle les regarda de travers et leur ordonna de se retirer.» Cette scène est ingénieuse et très-jolie; Marivaux l'eût signée avec plaisir.

Resté seul avec la présidente, le comte de *** pousse si loin la galanterie qu'elle le menace plusieurs fois de sonner. Il porte habilement l'entretien sur le grand âge du président, sur ses infirmités, sur sa figure repoussante. «N'attaquez pas mon mari, dit-elle en prenant ce sérieux artificiel que les femmes connaissent si bien.—Madame, bien loin de l'attaquer, répondis-je, j'ai transporté sur lui tout le respect que je vous dois et je n'ai réservé pour vous qu'une tendresse…—Vous perdez la raison; comment! vous ne me respectez pas?—Il est pour chaque personne des respects différents, repris-je; celui qu'on a pour les personnes constituées en dignité est un devoir; pour certaines autres, c'est une politesse; mais, pour une femme aussi charmante que vous, c'est un culte, un hommage que l'amour nous force de rendre.»

Cette conversation, que nous abrégeons, se tient pendant le dîner; la présidente, qui est femme de table, verse du vin de Champagne au comte de ***. Après le dessert, on passe dans le boudoir, où un canapé semble convier au repos; la présidente s'assied, le comte lui fait lecture des Mémoires turcs, qu'il vient de trouver sur une chaise. «Quelle froideur! s'écria-t-elle après avoir écouté les quinze premières pages; passez, passez, cela est capable de me donner des frissons.» Toujours obéissant, le comte saute plusieurs feuillets et arrive à un passage singulièrement expressif; la dame se renverse sur le canapé, elle feint de dormir. Il y a, dans une nouvelle d'Alfred de Musset intitulée Les Deux Maîtresses, une situation absolument identique; nous y envoyons ceux de nos lecteurs qui ne se contentent pas des réticences, et qui veulent toujours savoir la fin des choses.

Les boutades de la présidente semblent avoir cessé; elle se fait aux petits soins auprès du comte; elle veut qu'il soupe avec elle. «Il était juste qu'un excès de tendresse récompensât les excès d'impertinence que j'avais été obligé de supporter. L'important était de trouver les moyens de rentrer la nuit sans être aperçu. Madame de N*** me montra une petite porte d'où l'on descendait, par un escalier dérobé, dans une salle basse dont les fenêtres donnaient sur la rue.—J'ouvrirai moi-même la fenêtre, dit-elle; il ne vous sera pas difficile d'y monter; venez-y à onze heures. Je fus exact au rendez-vous. Elle ne tarda pas à paraître.—Mon cher, me dit-elle à basse voix, j'ai réfléchi sur la promesse que je vous avais faite; mais, en vérité, je ne puis l'exécuter. Si mon mari allait revenir, où en serais-je? Je la donnai au diable de bon cœur, et, voyant qu'elle me souhaitait le bonsoir, je m'éloignai, furieux. J'allais perdre la fenêtre de vue, lorsqu'on me rappela.—Ne vous en allez pas, me dit-elle, montez; mon mari serait arrivé, s'il avait eu intention de revenir; mes femmes couchent un peu loin de moi, mon appartement est clair, nous laisserons les volets ouverts pour être avertis du temps où il faudra vous retirer; montez vite.

«Je grimpai avec promptitude, crainte qu'il ne reprît à ce Protée femelle un caprice semblable au premier. Elle avait laissé la porte de sa chambre ouverte, en descendant; je montais derrière elle en la tenant par la main, lorsque, à la moitié de l'escalier, elle se rejeta brusquement entre mes bras en s'écriant:—Je vois mon mari dans ma chambre! Nous redescendîmes avec précipitation. La présidente tremblait, j'étais interdit; enfin elle était prête à sauter par la fenêtre avec moi, lorsque, ayant prêté l'oreille fort longtemps, je n'entendis aucun bruit dans son appartement; j'eus même la hardiesse de monter quelques marches pour me rendre plus certain, et apercevant sur un sopha une robe avec une coiffe au-dessus, je ne doutai plus qu'elle n'eût pris ses propres habillements pour son mari. Mais, quand il fallut la faire monter, ce fut une autre scène: elle me dit d'abord qu'elle ne s'était point trompée et que c'était bien son mari qu'elle avait vu en robe de chambre et en bonnet de nuit sur le sopha; qu'elle le connaissait mieux que moi. J'eus encore une seconde comédie, après l'avoir convaincue du contraire avec mille peines.—C'est donc un avertissement, me disait-elle; peut-être mon mari arrivera-t-il cette nuit; j'ai la tristesse dans le cœur, laissez-moi.

«Il y avait de quoi perdre l'esprit avec cette femme, et il ne fallait rien moins que sa beauté pour me retenir. Cependant, bon gré, mal gré, je la fis monter dans sa chambre; elle eut encore l'inhumanité ou plutôt la folie de vouloir visiter des papiers qu'une parente lui avait donnés en dépôt, afin de voir s'il n'en manquait aucun. Ils étaient dans un petit coffre. Je pris la liberté de lui représenter que, dès qu'on n'avait pas enlevé le coffre et qu'elle le trouvait fermé, cela devait lui tenir lieu de la visite qu'elle voulait faire. J'en eus pour toute réponse que l'on ne pouvait être trop exact à remplir ses devoirs; pensée sentimentale placée si à propos que je pensai éclater de rire. Après quoi, elle changea de ton et se mit à pleurer de toutes ses forces de l'infidélité qu'elle allait faire à un mari qui l'adorait. Je voulus interrompre sa complainte, ce fut inutilement: toutes mes ruses, toutes mes caresses n'aboutirent à rien. Excédé, furieux, ou, pour ainsi dire, enragé de ses vertiges, je pris mon chapeau, malgré les efforts qu'elle fit alors pour me retenir, bien résolu de ne la revoir de ma vie.»

Il faut convenir que cette historiette est narrée avec cette bonhomie qui décèle la chose arrivée. On n'invente pas aussi bien, ni aussi juste. Malheureusement c'est la seule drôlerie des Erreurs instructives.

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