Les amours du temps passé
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BIBLIOTHÈQUE DES PETITS-MAITRES
Ou Mémoire pour servir à l'histoire du bon ton et de l'extrêmement bonne compagnie, avec cette épigraphe: «Quid rides? Fabula de te narratur.» Au Palais-Royal, chez la petite Lolo, marchande de galanteries, à la Frivolité. 1762.
De l'esprit, et du meilleur; de la malice à fleur d'eau, de l'érudition dissimulée avec grâce, du raisonnement: voilà ce qui compose ce livre, agréable de tous points. Je considère comme un chef-d'œuvre, et comme le spécimen le plus étourdissant de la littérature des boudoirs, la notice sur l'abbé de Pouponville, qui termine le volume.
«M. l'abbé de Pouponville était poupon dans tout. Il naquit pouponnement dans une coulisse d'une pouponne de l'Opéra et du céleste chevalier de Muscoloris, seigneur de Pomador, Ambresée et autres lieux. Il annonça ce qu'il devait être. A peine avait-il deux mois, qu'on remarquait déjà dans ses gestes enfantins un bon goût exquis; il tétait si joliment, si mignonnement, que c'était un ravissement pour sa nourrice. S'il pleurait, c'était avec une douceur infinie; s'il criait, c'était une espèce de mélodie cadencée dont le charme délicieux passait jusqu'au cœur. Alors un déluge de pralines et de bonbons de toutes sortes l'inondait de toutes parts; il était choyé, caressé, dorloté, baisé, léché, presque étouffé. Dès l'âge de dix ans, ses qualités précieuses commencèrent à se développer. Quelle vivacité! que d'agréments! quelle bouche pour sourire et mignarder! quels yeux pour languir et brûler! Il fit ses études avec une rapidité incroyable: la lecture d'Angola, des Bijoux indiscrets, du Sopha, des Matines de Cythère et autres livres orthodoxes, lui apprit autant de théologie qu'il en faut pour triompher des cœurs dans les ruelles. Aussi fut-il bientôt en possession de subjuguer toutes les femmes. On ne saurait croire combien un petit collet donne d'accès auprès du sexe. Avec un rabat de la première faiseuse, un teint miraculeux, une voix flûtée, des lèvres d'un incarnat et d'une fraîcheur à faire envie, un assassin placé dans les règles les plus étroites de la mode, quelle vertu aurait pu résister à des armes pareilles?
»Lorsque, échappé d'un tête-à-tête galant, l'abbé de Pouponville montait dans la chaire de vérité, il avait l'air d'un chérubin adonisé. Un texte pris des endroits les plus voluptueux du Cantique des cantiques annonçait un exorde délicieux, suivi d'un discours en deux petites parties aussi lestes que divinement bien tournées. Il était couru de toutes les femmes du bon ton. La morale qu'il leur débitait était celle des poëtes et des romanciers, déguisée sous une nuance légère de spiritualité. Il peignait tout en miniature, jusqu'au péché et à l'enfer. C'étaient la vie et la conversion de Madeleine, la Samaritaine, la Femme adultère, amore langueo, je languis d'amour. Aussi les petites-maîtresses s'écriaient au sortir du sermon:—Ce Pouponville est un prédicateur sans pareil! un organe insinuant! des gestes à ravir! un air mouton! un sourire supérieurement fin! un persiflage décent, tel qu'il convient aux gens du beau monde! des descriptions à faire pâmer! S'il prêchait plus souvent, il ferait déserter tous les spectacles. Non, je n'ai jamais eu tant de plaisir à l'Opéra qu'aux sermons de cet aimable Pouponville!
»C'est de lui que nos jeunes abbés ont hérité des belles manières qui les distinguent: la coutume de se faire coiffer à double et triple rang de boucles, de prendre un morceau de sucre candi au bout de chaque période un peu longue, d'avoir un mouchoir ambré qu'on laisse tomber au moins deux fois par séance pour voir l'empressement des femmes à le ramasser; de promener amoureusement ses regards sur une assemblée brillante de beautés à demi voilées, pour se concilier leur attention.
»En un mot, c'était un phénomène digne d'être proposé pour modèle aux élégants en tout genre. Cependant la prédication lui fut très-fatale. Un horrible vent coulis, venu d'une porte inexactement fermée, lui ôta tout à coup la voix et la respiration. Un pli qu'il aperçut à son rabat lui donna de nouvelles vapeurs qui le firent malade à périr. Il s'évanouit: pour le faire revenir, on eut l'incongruité de lui présenter de l'eau de la Reine qui ne venait pas de chez la petite marchande, la seule qui pût en avoir de bonne. Ce troisième coup le bouleversa. Enfin, pour comble de malheur, un malotru de médecin, habillé comme aurait pu l'être Hippocrate ou Gallien, en habit noir et sans dentelles, vint lui tâter le pouls. Il ne put digérer ce trait de la dernière maussaderie; le cœur lui souleva, et l'abbé de Pouponville rendit son âme mignonne, en demandant si l'on avait apporté ses souliers brodés et sa nouvelle ceinture à glands d'or. On l'ouvrit: on ne lui trouva ni cervelle ni cervelet. Une légère quantité d'une substance neigeuse et fondante au moindre trait lui en tenait lieu. Toutes les fibres et fibrilles du cerveau étaient d'une ténuité, d'une finesse, d'une exilité bien au-dessous de celle d'un fil d'araignée. Son cœur, d'une petitesse extraordinaire, avait les deux branches de l'aorte extrêmement étroites; les anatomistes attribuèrent à cette contraction la facilité prodigieuse qu'avait notre Adonis à vaporer, s'évanouir, défaillir, périr presque à chaque moment. Son sang ressemblait à de l'eau rose, et sa chair était tendre et délicate comme celle des Zéphyrs.
»Il avait ordonné par son testament que l'on garnît sa bière de coton parfumé, ce à quoi l'on ne manqua pas. Un de ses adeptes lui fit ériger par reconnaissance un mausolée élégant: c'était une table de toilette très-richement garnie de bougeoirs, de miroirs, de boîtes, de bijoux, de pâtes, de parfums, de rouge, de blanc, d'éponges et d'eaux de senteur.»
A cette nécrologie spirituelle est jointe une nomenclature des principaux ouvrages composant la bibliothèque de l'abbé de Pouponville. Ils sont tout à fait en harmonie avec le caractère de leur propriétaire:
«Traité de l'attaque et de la défense des ruelles, avec les plans et figures nécessaires pour l'intelligence du livre.
»Les Statuts et règlements de l'ordre élégantissime du papillonnage, persiflage, rossignolage, chiffonnage, fredonnage, franc-bavardage, etc., par l'urbanissime et superlicocantiosissime Zéphirofolet; 100 vol. in-folio.
»Les Étrennes de 1759, ou les Mouches garnies de brillants. L'auteur, Mouchero-Moucheroni, noble Vénitien, a fait voir que ce n'est pas à Paris seul que se font les belles inventions. Son livre est rempli de savantes recherches sur les mouches et leur antiquité: une mouche que portait Hélène, et qui relevait infiniment sa beauté, rendit Pâris amoureux et causa la guerre de Troie. Leurs noms: la friponne, la badine, la coquette, l'assassine, l'équivoque, la galante, la doléante, le soupir. Leurs positions: à la pointe de l'œil, à la lèvre, au menton, près de la fossette des grâces. Leurs formes: en lune, en comète, en croissant, en étoile, en navette. 2 vol. in-12.
»La Raison des femmes, livre blanc, par un célèbre rieniste des espaces imaginaires.
»La Toilette ambulante, par le juif Benjamin Fafefifofullina.
»L'Art de dématérialiser les petits-maîtres allemands, hollandais, russes et chinois, par le petit-maître Mignonet, chef de l'ordre, marquis de Plumeblanche, Teintmignard, Vermillon, etc., etc.
»Les Berloques, ou les Grelots de la Folie, par la marquise de Clicli.
»L'Encyclopédie perruquière, complète depuis 1740 jusqu'en 1760, ce qui fait 7,300 cahiers. On en donne deux chaque jour: celui du matin traite de l'attirail de la petite toilette; celui du soir regarde l'accommodage en forme. L'infatigable Friso-Cometti en est l'auteur. Il fait aussi des sourcils postiches, à l'air de chaque visage, et les attache d'une manière invisible.
»Le Véritable Maître à tousser, cracher, prendre du tabac, éternuer; avec un Traité du nazillement provençal, minauderie de fraîche date.
»Dissertation philosophique sur les 365 sortes de poudres, une pour chaque jour de l'année, avec leurs vertus miraculeuses, par Jean-Farine Leblanc.
»Les Orgies d'Amathonte, et en général tous les opéras comiques jusqu'à 1760. Recueil complet.»
Cet amusant volume est clos par une série de pensées, détachées de l'Esprit de M. l'abbé de Pouponville; c'était alors la mode de publier l'Esprit de monsieur un tel, l'Esprit de madame une telle. L'auteur de la Bibliothèque des Petits-Maîtres n'a eu garde de laisser passer cette mode sans la railler à sa façon, qui est la bonne. Voici une des pensées de son abbé; elle est incomparable et eût fait tomber à la renverse Gentil-Bernard, Dorat et Boufflers: «—Le médecin céleste que Pamoisor! il a guéri ma levrette grise et mon perroquet amazone. Je veux lui donner un bijou précieux: c'est le portrait de ma dernière maîtresse d'hier. Qu'en ferais-je aujourd'hui?»