Les amours du temps passé
VI
Voyez-vous ce vieillard étendu sur une chaise longue, immobile, sans regard et sans voix, auprès d'une croisée aux rideaux entr'ouverts? Son front penche, couronné de mèches rares et blanches; sa main pend, sèche et abandonnée; quelquefois un tremblement passe dans ses jambes amaigries, et les agite. Une femme est auprès de lui, qui brode en silence et qui le regarde mourir; car cet homme se meurt, il s'en va d'épuisement comme Dorat; mais autour de lui les danseuses ne font point cortége comme autour du poëte décoiffé. Pourtant il fut aussi, lui, un libertin de poudre et d'épée; lui aussi courut les boudoirs, les salons et les chambrettes, laissant un peu de son cœur aux mains de toutes les femmes. Maintenant ce vieillard s'en va, triste, délaissé, au milieu d'une époque de fanfares et de gloire qu'il ne comprend pas. Le bruit d'une pendule est le seul qui se fasse entendre dans cette chambre remplie de mélancolie.
Quelquefois, lorsque sa pensée se réveille, lorsque son cerveau affaibli sent remonter sa mémoire, il se surprend à murmurer des noms charmants: Manon, Herminie, Louison, Sainte-Agathe, Ursule! Il voit repasser, vagues et confus, les événements des jours anciens; de vieux airs lui reviennent en tête, tels que celui du Confiteor; il se reporte dans cette petite chambre d'auberge où il faisait si beau soleil et où l'on aimait si bien! Alors un soupir de regret sort de cette poitrine exténuée, une larme qui brûle tombe et se perd dans les rides de cette face morne.
Desforges représente complétement la décadence du XVIIIe siècle. Il est le produit sans ampleur de la Régence, et a en lui le sang mélangé du duc de Richelieu et de madame Michelin. Il est le type accompli d'une société qui se déprave à chaque étage. Il porte très-haut une tête sans cervelle, et il traîne très-bas un cœur généreux. Tous les sentiments ne lui arrivent que sophistiqués par l'impure philosophie de Du Laurens et du curé Meslier; ce qu'il nomme sensibilité n'est que la débauche; il a cette candeur dans le vice, qui ne voit qu'une faiblesse dans une faute, qu'un oubli dans un crime. Du reste, beau, brillant, ferrailleur, ainsi que je l'ai montré, tantôt rusé par boutades comme Guzman d'Alfarache, tantôt naïf comme la rue Grénetat. Tels étaient et tels devaient être, en effet, ces bâtards de la Régence, qui tranchaient à la fois sur la bourgeoisie et sur la noblesse. On conçoit que de tels beaux-fils ne pouvaient guère faire autre chose que des comédiens ou des auteurs de deuxième ordre.
Si je me suis plutôt appesanti sur sa vie que sur ses œuvres, c'est que celles-ci découlent évidemment de celle-là, qu'elles en sont le fruit direct, et que, dans presque toutes, l'auteur n'est que l'homme raconté. Sans vouloir faire, à propos de ses romans, un plaidoyer en faveur de la vertu, qui n'en a pas besoin, je n'ai pu m'empêcher de condamner une littérature inutile et absurde. Il faut être ou bien pauvre, ou bien déraisonnable, ou bien corrompu, pour flatter les goûts licencieux d'une époque frappée de vertige. J'aime à me figurer que Desforges n'était que pauvre et étourdi.
Desforges expira le 13 août 1806[8].
[8] Nous sommes bien tenté de considérer comme un ouvrage posthume de Desforges les Mémoires d'un vieillard de vingt-cinq ans, publié sous le nom imaginaire de M. Louis-Julien de Rochemond, à Hambourg, en 1809, 5 vol. in-18. C'est tout à fait le style du Poëte et des Mille et un Souvenirs; ce sont les mêmes procédés de narration, le même genre de tableaux, avec une description de Nantes, où Desforges a vécu assez longtemps, comme on l'a vu.
Il paraît d'ailleurs avoir laissé des manuscrits, à en juger par cette indication du catalogue d'autographes de la bibliothèque Soleinne (appendice au tome troisième):
Desforges (P.-J.-B. Choudard).—L. A. S., in-4, 12 prairial an VI. Au citoyen Maradan, libraire. Il lui offre un roman intitulé Kim-Fenin, ou l'Initié, histoire mystérieuse, et il lui donne le sujet d'une gravure pour le quatrième volume du Poëte.