Les amours du temps passé
XXIX
LES QUATRE MÉTAMORPHOSES
Poëmes. A Paris, de l'imprimerie de Plassan, l'an VII de la République (1799)
Ici nous nous trouvons en présence d'un véritable chef-d'œuvre, dont on a singulièrement exagéré l'immoralité. Fruit de la fantaisie païenne du Directoire, ce poëme, ou plutôt ces poëmes n'ont rien de l'afféterie particulière à cette époque; dès les premiers vers, il est aisé de s'apercevoir que leur origine remonte à la plus pure et à la plus puissante antiquité. Les grâces de convention, qui se retrouvent à des degrés inégaux chez Dorat, Bernard, Malfilâtre, Colardeau, Bertin (nous faisons quelques réserves à l'égard de Parny), et qui sont l'essence même du XVIIIe siècle, disparaissent d'une façon absolue des Quatre Métamorphoses. Ce travail n'a pas été, sur le moment, apprécié comme il aurait dû l'être; son succès ne lui est venu que de la curiosité et du scandale. Les érudits ont souri, mais eux aussi se sont arrêtés à la superficie du livre; car, il le faut bien avouer, les érudits, ces porte-lumières, ces éclaireurs du passé, sont quelquefois privés du sens poétique. Ils ont signalé le pastiche, mais le côté créateur leur a échappé presque complétement; après avoir fait la part à Virgile, à Horace, à Pétrone, et même à Ausone, ils ont oublié de faire la part à l'auteur français, sculpteur délicat de ce camée, digne d'agrafer la ceinture d'une Vénus nouvelle.
Les Quatre Métamorphoses forment un in-quarto de soixante-huit pages, papier-carton, caractères de toute beauté. L'auteur est Lemercier, ce novateur dramatique, plus vigoureux et plus original que Ducis, un chercheur, comme on dirait aujourd'hui, qui a cherché et trouvé un beau drame antique, Agamemnon, et quelques comédies d'un caractère étrange: Plaute, Pinto, Christophe Colomb. Au milieu de sa jeunesse, de sa réputation littéraire et de ses succès dans une société vêtue de gaze, il consacra une année à parfaire—dirai-je dans le silence du boudoir?—le badinage des Quatre Métamorphoses. Beaumarchais, à qui Lemercier communiqua son manuscrit, s'en enthousiasma justement; ce fut lui qui conseilla la magistrale édition in-quarto.
Publiées sans nom d'auteur, les Quatre Métamorphoses ne se retrouvent plus aujourd'hui que dans quelques bibliothèques d'amateurs. Par une analyse et des extraits, nous allons en conserver ici tout ce qui peut être lu. Elles se composent de quatre petits poëmes distincts et d'une étendue à peu près égale, rimés en alexandrins: Diane, Bacchus, Jupiter, Vulcain. Une introduction, que nous donnons tout entière, trahit les scrupules du poëte et le montre s'efforçant d'atténuer ses torts envers la morale, à l'aide d'exemples fameux qu'il groupe en stances aussi spirituelles que paradoxales:
Voilà le lecteur prévenu. Mais qui pourrait s'arrêter après cet aimable exorde! Le feuillet est vite tourné, et l'on entre dans le premier poëme: Diane. Puisqu'il s'agit d'amour, Endymion ne saurait être loin; aussi l'aperçoit-on, en effet. L'innocent berger des montagnes de la Carie repose, endormi, comme la peinture nous l'a toujours uniformément représenté, dans une grotte inconnue au soleil. Trois nymphes, Olphée, Aglaure et Doris, fuyant les ardeurs du jour, s'arrêtent à le contempler. Peu à peu, s'enhardissant, l'une d'elles imprime un baiser sur ses cheveux noirs; l'autre prend plaisir à l'enchaîner avec des fleurs; la troisième lui lance en riant des noisettes.
Il se réveille enfin tout à fait; il les voit, mais sans trouble, et rappelant à lui son chien et son troupeau: «Ménades, laissez-moi, dit-il; cessez vos piéges, et retournez vers l'impur satyre!» Les nymphes en fureur crient vengeance, et le dieu des jardins, qui les entend, promet de les exaucer. Le dieu des jardins est puissant; mais Diane multiplie ses métamorphoses pour veiller sur Endymion. Non contente de descendre vers lui, le soir, sur une nue pâle, elle emprunte pendant le jour la forme de la chèvre Amalthée:
Cette dernière métamorphose lui est fatale; le dieu des jardins (nous continuons à ne pas l'appeler par son nom) la reconnaît, et, à son tour, il apparaît en bélier. A cet endroit du poëme, l'action atteint son plus haut degré d'intérêt, mais il serait difficile à notre plume d'en suivre les épisodes: ils deviennent trop hardis. C'est dommage. Diane est vaincue, voilà le dénoûment, et elle remonte dans le ciel cacher une rougeur dont Endymion ignorera toujours le secret.
Nous aurons notre analyse plus complète et plus aisée avec Bacchus, qui représente, selon nous, le morceau éclatant de l'ouvrage.
Arrivé sous les murs d'Athènes, Bacchus voit se diriger au-devant de lui une double file de vierges; elles apportent les présents du roi Pandion. La plus belle de toutes, Érigone, fille d'Icare, marche à leur tête: elle offre au dieu un vase d'or enlevé autrefois à Vulcain par Cécrops, et où l'habile ouvrier a retracé les combats de Gnide. Bacchus reçoit le vase, et déjà sa lubricité a désigné Érigone pour victime.
Pandion arrive à son tour, suivi des principaux citoyens d'Athènes; le sage Pandion veut présider aux fêtes qui se préparent.
Ce discours terminé, les fêtes commencent. On se répand dans les bois d'ifs et de pins; les torches s'allument aux mains des bacchantes et sèment leurs étincelles à travers les branchages. Un enfant blond, coloré d'une flamme vermeille, est entraîné et roulé sur le gazon: c'est l'Amour, qu'ont enivré les Thyades. Plus loin, un satyre poursuit Euchalie, frappée du thyrse et les yeux égarés par les fruits de la vigne; elle fuit, et deux charmants vers marquent son passage:
D'autres nymphes se dessinent sur les masses sombres du feuillage; formes précises, contours voluptueux mais arrêtés. L'une d'elles:
La peinture ne ferait pas mieux. Toute la bacchanale est conduite avec cette sûreté de verve. Des points lumineux, des rimes inattendues, jaillissent à chaque instant de l'alexandrin maîtrisé. Les tableaux et les épisodes se multiplient, rappelant tour à tour le Corrége et l'Albane, et plus souvent encore Rubens. Écartez plutôt ces feuilles, et voyez:
N'est-ce pas que cela semble attendre le graveur? Les cent détails de cette œuvre artiste n'en font cependant pas perdre de vue le groupe principal: la lutte amoureuse d'Érigone et de Bacchus, terminée par la métamorphose du dieu en berceau de vigne.
Jupiter, le troisième poëme du volume, ne peut guère être raconté. En voici l'épigraphe: … Rapti Ganymedis honores (Virgil. Æneid. lib. I, v. 28). L'auteur, indiscrètement inspiré, commence par y dépeindre la chute d'Hébé au festin de l'Olympe. L'abandon de Junon, la mélancolie de Narcisse, et finalement la métamorphose de Jupiter en aigle, métamorphose qui lui sert à enlever le jeune fils de Tros, surpris sur l'Ida, tels sont les éléments de ce poëme, aussi mouvementé que les autres, mais moins fertile en images riches et belles.
Les côtés dramatiques de Lemercier se développent dans Vulcain; la figure charbonnée et rude de ce pauvre dieu est bien rendue. Plus de roses, plus de lèvres pâmées au bord des coupes, plus d'éclats de rire au détour des bois. A la place, un boiteux, un travailleur de nuit et de jour, un butor qui est marié et qui est jaloux,—une vraie nature d'homme enfin, au milieu de tous ces dieux goguenards et bellâtres. Disons, puisque l'occasion s'en présente, combien il excite notre pitié, ce Vulcain toujours occupé à plaider en adultère, mais non en séparation, et de qui se moque continuellement et si injustement une mythologie sans cœur. Il est la seule réelle passion dans ce ciel d'opéra, la seule colère touchante. Quand les autres s'occupent à manger de l'ambroisie ou s'amusent à faire battre des Troyens contre des Grecs, il pleure ou serre les poings. Et comme il est absurde dans ses vengeances! comme on sent le martyr jusque dans cette invention désespérée des filets! Nous le plaignons de tout notre cœur; et après Voltaire, qui s'en est moqué, ce nous est une satisfaction de voir l'auteur des Quatre Métamorphoses prendre au sérieux ce malheureux forgeron.
Pour début, une description des antres de Lemnos nous le montre tout noir de fumée et de cendre, gourmandant ses cyclopes, Bronte, Pyracmon, Stérope aux bras nerveux. Éole fait aller la forge avec son souffle. Le marteau retentit sur l'airain et sur l'or; des trépieds sont jetés pêle-mêle avec l'égide de la déesse de la guerre, où l'on voit gravées la Fuite, la Peur et la Gorgone. Les murs du palais déroulent en merveilleux lambris l'enfance difforme du dieu, sa chute violente dans l'Océan, et le fauteuil aux ressorts perfides qu'il fabriqua pour enchaîner les efforts de Junon.
Le drame s'agite et ne demande qu'à ouvrir les ailes. Vulcain apprend les rendez-vous de Vénus et d'Adonis; il s'emporte, et cette fois jure de se venger effroyablement:
Cette irruption de la passion dans les Quatre Métamorphoses fait merveille: le vers se durcit, l'image se rougit, le poëte des Atrides se révèle. Vulcain se rue à travers les amours bocagères de sa femme; il renverse Adonis, il le terrasse et le broie. On conçoit que la volupté n'a que faire ici; le poëme pourrait être cité en entier.
Après avoir dissipé les ombres sanglantes du drame, l'auteur termine par ce tableau délicieux:
Ce pardon s'est fait attendre longtemps. Des contemporains se sont dressés sur les ergots de la morale. Le petit libraire Colnet, dans son mauvais et pédantesque volume, les Étrennes de l'Institut national, ou la Revue littéraire de l'an VII, a déploré vivement «cet écart d'un jeune homme qui a donné aux amateurs de la scène française les plus belles espérances.» A côté de cela, Colnet choisit et cite les morceaux les plus scabreux.—L'auteur anonyme du Tribunal d'Apollon (an VIII), mal informé, croyons-nous, a attribué la publication des Quatre Métamorphoses à la nécessité de vivre. «On ne vit pas de gloire, dit-il, on ne paye pas son loyer avec un récit de Théramène. Les repas se succèdent si rapidement, tandis qu'on élabore lentement une œuvre dramatique!» Le pamphlétaire se trompe: ce petit poëme a coûté plus de temps et de soins à Lemercier qu'une longue tragédie.
Un des bons recueils d'alors, aujourd'hui très-consulté, la Décade philosophique, littéraire et politique, trouva des paroles plus sensées dans son numéro du 20 germinal an VII: «C'est un tour de force qui, mettant à part toute considération morale, peut intéresser les littérateurs et tend à repoétiser notre langue, devenue trop timide.» Le fait est qu'on rencontre dans les Quatre Métamorphoses des tours de phrases qui, jugés comme extrêmement audacieux sous le Directoire, parce qu'ils étaient extraits trop brutalement du filon des mines grecque et latine, défrayent aujourd'hui le vocabulaire usuel de la réaction païenne.
Nous sommes un peu surpris que l'auteur des Feuilles d'automne, qui occupe à l'Académie le fauteuil de Lemercier, n'ait pas appuyé davantage, dans son discours de réception, sur ce côté très-intéressant des mérites de son prédécesseur.