Les amours du temps passé
V
Un soir que sa femme Angélique avait déchaîné sur lui tous les autans de l'hyménée, Desforges s'assit tristement devant sa modeste table de travail, et écrivit son chef-d'œuvre, la Femme jalouse, chef-d'œuvre de chagrin et d'amertume. Cette comédie,—il avait appelé cela une comédie!—eut un succès considérable de pleurs et de sanglots. Desforges la dédia à son véritable père, le docteur Petit, qui ne l'avait jamais quitté de vue. Ce fut le commencement de sa réputation littéraire, car nous croyons inutile de parler de ses premiers essais, représentés tant en province qu'à Paris. D'ailleurs, nous nous mettrons tout de suite à l'aise avec le lecteur en déclarant que nous n'avons affaire ici qu'à un écrivain du deuxième et même du troisième ordre.
La Femme jalouse, qui, de la Comédie-Italienne passa au répertoire du Théâtre-Français, se joue encore de loin en loin, et est écoutée avec faveur. Voici, sur cette pièce, l'opinion de la Harpe, que l'on ne peut accuser d'indulgence à l'égard des auteurs de son siècle: «C'est un drame où IL Y A quelque intérêt, ce n'est pas une bonne comédie. IL Y A dans le sujet un vice radical: la jalousie de la femme est fondée sur des apparences si fortes et si bien justifiées, qu'IL N'Y A PAS moyen de lui en faire un reproche. Ainsi le but moral est manqué; mais ces apparences produisent des situations qui ont de l'effet au théâtre. Le style est naturel et facile, sans déclamation, sans écarts et sans jargon; il est vrai qu'IL Y A peu de vers heureux. Les caractères, d'ailleurs, sont dessinés avec vérité, et la pièce marche bien.» Quoique écrites dans ce mauvais style qui est particulier à l'auteur du Cours de littérature, ces lignes résument assez notre opinion personnelle.
J'ignore si ce drame corrigea quelques femmes, mais ce que je sais parfaitement, c'est qu'il ne corrigea pas celle de Desforges. Il l'avait fait débuter aux Italiens et recevoir à quart de part quelques mois après ses débuts. «Superbe femme, talent médiocre,» disent les almanachs du temps. Le seul rôle où elle ait marqué est celui de la comtesse d'Arles dans Euphrosine et Coradin.
Acquis désormais tout entier à la littérature, Choudard-Desforges composa et fit représenter, dans l'espace de dix-huit ans, une trentaine de pièces environ. Au nombre des drames que l'on peut citer après la Femme jalouse, n'oublions pas Tom Jones à Londres, qui se fait remarquer par d'intéressantes péripéties et une certaine originalité d'allures. Desforges a écrit encore une foule d'opéras-comiques, en compagnie de Grétry, de Philidor, de Jadin; les principaux sont: Joconde, l'Épreuve villageoise, Griselidis, l'Amitié au village, et Jeanne d'Arc à Orléans.
De plus, il a, un des premiers, tracé la voie au mélodrame par sa pièce intitulée: Novogorod sauvée. Voici un compte-rendu que nous trouvons dans un recueil périodique: «Novogorod sauvée est un de ces ouvrages dont le premier effet est horrible et repoussant, et que l'on aime à revoir ensuite, lorsque l'âme, revenue du trouble qu'elle a éprouvé, permet à l'esprit de se familiariser avec eux. Lorsque cette pièce fut donnée à Paris pour la première fois, le second acte jeta les spectateurs dans un état d'anxiété stupide; on sortit du spectacle en frémissant; la curiosité amena l'affluence; insensiblement on s'accoutuma à la voir, et l'espoir d'un dénoûment heureux atténua ce que le nœud pouvait avoir d'atroce… Les costumes ont été exécutés sur les dessins qu'en a fait faire M. Desforges. Cet écrivain a demeuré trois ans à Saint-Pétersbourg; ainsi, on peut regarder comme un modèle exact ses costumes russes.» (Costumes et Annales des grands théâtres de Paris, par M. de Charmois; année 1788.)
Mais ce qui est vraiment un hasard extraordinaire et joyeux dans son existence semée de récifs conjugaux, c'est cette grande parade du Sourd ou l'Auberge pleine qu'il écrivit de verve, en un jour d'ivresse ou d'oubli bien certainement. Le Sourd, donné d'abord au théâtre de mademoiselle Montansier, passa ensuite sur le théâtre de la Cité, pour arriver enfin à la Comédie-Française, où il eut sa place à côté du Médecin malgré lui. Baptiste cadet, et Brunet plus tard, se sont fait une réputation dans le rôle de M. Dasnières, qui est devenu un type comme M. Deschalumeaux et M. Dumolet. Le moment où M. Dasnières dresse son lit sur une table, se fait des rideaux avec la nappe et des draps avec les serviettes, se déshabille, se couche et éteint sa chandelle avec son soulier, ce moment-là, dis-je, étoilé de quolibets grotesques et de calembours triomphants, soulevait des trépignements d'hilarité par toute la salle.
Desforges paraît avoir embrassé franchement les principes révolutionnaires, si l'on en juge du moins par les pièces de circonstance auxquelles sa plume ne se refusa pas: la Liberté et l'Égalité rendues à la terre, Alisbelle, ou les Crimes de la féodalité, deux opéras composés pour la République, et représentés en 1794. A ces déclamations sans talent nous préférons de beaucoup les innocents coq-à-l'âne de M. Dasnières. Mais que voulez-vous? Sommes-nous bien sûrs que Desforges ne cherchait point dans la politique une distraction à ses infortunes maritales?
Une fois sur cette pente, il est hors de doute que le pauvre homme ne fût tombé dans le mélodrame le plus sombre. Heureusement pour lui que la loi du divorce fut décrétée, et qu'il fut, comme on le suppose bien, un des premiers à bénéficier de cette loi. Son contentement fut tel, qu'il en composa sur l'heure une comédie intitulée: les Époux divorcés, sa dernière comédie. Après quoi il se remaria avec une veuve pour laquelle il soupirait depuis longtemps; et le ciel, touché de ses malheurs, lui fit rencontrer dans ce second hymen la paix qu'il avait si vainement cherchée.
Quant à madame Angélique Desforges, elle épousa l'acteur Philippe, des Italiens, qui n'avait pas son pareil dans l'emploi des tyrans et des tabliers.
Échappé aux ongles de cette exigeante personne, la galanterie revint à Desforges. Il se mit à évoquer ses souvenirs, et, se consolant avec des fictions de la perte de la réalité, il commença à écrire des romans où, selon son expression, il sacrifia à l'autel des Grâces. On sait ce que parler veut dire: sacrifier aux Grâces, pour Pigault-Lebrun, c'était écrire l'Enfant du carnaval; pour le général Lasalle, pour Dorvigny, c'était rivaliser d'audace et de grivoiserie. Choudard-Desforges ne resta pas au-dessous de ces modèles.
Au fond des vieux cabinets de lecture, sur les derniers et plus hauts rayons, il existe un ouvrage à peu près délaissé, intitulé le Poëte. Ce livre, dont la réputation n'est pas arrivée jusqu'à la génération actuelle, rebute assez unanimement, par son titre, la classe frivole des lecteurs à deux sous le volume. Semblable à un flacon qui, sous une insignifiante étiquette, cache un poison des plus dangereux, le Poëte recèle, en ses quatre volumes, tout ce que le libertinage du Directoire enfanta de perfide et de raffiné. Publié pour la première fois en 1798 (4 vol. in-12), sans nom d'auteur, sous la rubrique de Hambourg, il passa presque inaperçu, ne pouvant soutenir la concurrence avec tant d'autres œuvres plus infâmes qui s'étalaient avec impudeur chez les libraires des galeries de bois, au Palais-Royal. La vente s'en opéra cependant de manière à en permettre, l'année suivante, une deuxième édition, en huit volumes in-18, cette fois. Mais, je le répète, le titre, peu fait pour allécher la foule, en a toujours fort heureusement circonscrit le succès.
Ce livre, le premier essai de Desforges dans le roman, renferme, en un cadre évidemment arrangé, les principaux événements de sa vie; il a le tort très-grave d'y afficher, sous des couleurs souvent scandaleuses, les personnes de sa famille, et particulièrement sa sœur. En cela réside l'écueil ordinaire des faiseurs de mémoires et d'autobiographies; ils se modèlent tous sur Jean-Jacques Rousseau et sur les Confessions. Qu'ils se mettent donc bien dans la tête, ces imprudents et ces impudents, que ce n'est pas à cause de ses défauts que l'on aime Jean-Jacques, mais malgré ses défauts, ce qui est bien différent. Or, pris comme œuvre littéraire, le livre de Desforges n'a qu'une valeur absolument relative et toute de curiosité. Son style, d'un abandon inconcevable, ne se relève par aucune qualité réelle. Il fait un abus extravagant des métaphores en usage chez l'école licencieuse: tout est rose, corail, ébène, autel de la volupté, calice, coupe. Un amant n'est plus un amant, c'est un sacrificateur, un athlète; une amante devient une victime, une prêtresse; ses jambes sont deux colonnes, ses seins deux globes en marbre, en ivoire ou en albâtre; la peau est au moins du satin ou de la neige.
Ce genre de littérature comporte d'ailleurs une uniformité de scènes qui suffirait à le rendre insupportable, s'il n'était odieux. Tout est prévu et bien prévu dans ces rencontres galantes; dès lors l'intérêt s'évanouit, le charme s'envole; il ne reste à la place qu'un appât grossier, bon tout au plus pour les gens qui, comme dit Molière, ont la forme enfoncée dans la matière.
Desforges a fait précéder le Poëte d'un avertissement en style ambitieux, et dont voici le début:
«L'auteur a ses contemporains. Minuit sonne, le 15 septembre expire, ma cinquante-deuxième année commence. C'était l'époque que j'avais fixée au travail que j'entreprends aujourd'hui. Quand on a vécu un demi-siècle, surtout quand on a beaucoup vu, beaucoup observé, beaucoup senti, on peut parler savamment de la vie et l'on n'a plus grand temps à perdre pour écrire la sienne.»
Malgré ce que nous en avons dit, il serait injuste cependant de contester à ce livre des aspects particuliers, un entrain réel, certains détails de costumes et de lieux, une franchise vraiment engageante, et çà et là quelques figures célèbres assez bien présentées[5].
[5] La dernière édition du Poëte a été essayée en 1819, par M. Émile Babeuf, qui avait annoncé la publication des œuvres complètes de Desforges, en 22 vol. in-12. Cette édition contient un portrait.
Je ne sais pas quel parfum de licence il y avait alors dans l'air; toujours est-il que, non satisfait d'avoir produit le Poëte, Desforges lança l'année suivante un ouvrage de la même humeur et de la même longueur, les Mille et un Souvenirs, ou les Veillées conjugales. C'était trop se complaire dans cette série de peintures. Voici le raisonnement qu'il faisait à ce propos:
«Un guerrier raconte ses combats, un navigateur ses courses et ses naufrages, un homme sensible ses peines et ses plaisirs dans la carrière de l'amour. Aucun de ces conteurs n'est dangereux, et tous les trois peuvent être utiles. La carrière d'amour, dont je parle en homme qui l'a parcourue dans toute son étendue, est à la fois un champ de bataille et un océan tempêtueux. Maintenant que je suis dans un port charmant, à l'abri de tous les orages, je crois ne pouvoir mieux employer mon loisir qu'en le consacrant au souvenir de mes innombrables aventures[6].»
[6] Je remarque en ce moment que le chevalier de Parny s'appelait également Desforges, de son nom de famille, bien qu'il n'existât aucune autre parenté que celle de l'esprit entre l'auteur de la Guerre des Dieux et l'auteur du Poëte.
Et ainsi fait-il. Les Mille et un Souvenirs sont l'appendice et le complément du Poëte; sous le nom de Mélincourt, Desforges raconte à sa seconde femme plusieurs anecdotes tour à tour bouffonnes, amoureuses et tragiques, auxquelles il s'est trouvé mêlé plus ou moins indirectement.
La seule chose dont je sache réellement gré à Desforges, c'est de s'être abstenu de nous raconter ses bonnes fortunes en diligence. Après cela, peut-être n'y a-t-il pas pensé. C'est le seul trait absent de sa littérature, laquelle résume cependant tous les procédés et toutes les rengaines de son temps. Un livre badin n'existait pas alors sans une aventure en diligence; dans la seule légèreté écrite qu'il se soit permise: le Dernier Chapitre de mon roman, Charles Nodier lui-même n'a pas manqué de tomber dans ce défaut caractéristique.
Les Mille et un Souvenirs furent suivis de trois autres romans sans aucune valeur; après quoi Desforges cessa complétement d'écrire, ou du moins de faire imprimer. On était en 1800[7].
[7] Il convient cependant de remarquer qu'avant d'écrire des romans licencieux, Desforges avait essayé de mieux employer son talent. Nous avons en notre possession une lettre adressée par lui au citoyen Grégoire, représentant du peuple, membre du Conseil des Anciens, rue du Colombier, F. G., no 16; c'est une demande d'emploi:
«17 Brum. an IV républicain.
»Enfin, mon cher et digne concitoyen, voici le moment où mes espérances peuvent se voir réalisées. On s'occupe sans doute avec chaleur de l'organisation de l'Instruction publique, et il me serait bien doux de pouvoir enfin payer à ma Patrie mon tribut d'utilité dans un genre analogue à mes facultés. Une place de professeur de Poésie est celle qui me conviendrait; et comme il y en a un certain nombre de désignées spécialement pour cet objet, tous mes vœux seraient remplis si je pouvais en obtenir une.
»Veuillez m'indiquer, mon sage ami, la route à tenir dans cette affaire, et ne me refusez pas un suffrage qui ne pourra, d'une part, que m'être très-favorable pour le succès de mes vues, et, de l'autre, m'élever à la hauteur de mon entreprise par le vif désir qu'il m'inspirera de le mériter.
»Un mot de réponse à votre reconnaissant et bien affectionné concitoyen.
Desforges.
»F. G. rue de Lille, ci-dev. Bourbon, no 485.»
Écriture belle et ferme.