Les amours du temps passé
VIII
CONFESSION GÉNÉRALE DU CHEVALIER DE WILFORT
A Leipsik, 1758; 1 vol.
A la manière de tous les romans intitulés Confessions ou Mémoires, l'ouvrage débute ainsi: «Tu veux donc absolument, charmante amie, que je te fasse un récit sincère de toutes mes aventures, avant que l'hymen nous unisse? J'y consens; mais de toutes mes folies la plus grande est sans contredit celle de te les raconter.» Cette déclaration faite, Wilfort nous apprend qu'il doit le jour aux intrigues d'un major de place et d'une bouquetière flamande; mis de bonne heure au collége, il ne le quitta que pour entrer dans un régiment de cavalerie où il avait obtenu une lieutenance. «Le service n'occupe pas toujours un officier: on se dissipe au jeu, au spectacle, chez les coquettes, chez les demi-libertines, chez celles qui le sont tout à fait; on cherche à tuer le temps. J'avais du goût pour la lecture, mais on ne lit pas toujours. Je fis comme faisaient les autres.»
Faire comme faisaient les autres, c'est pour Wilfort escalader un couvent de nonnes, porter le trouble dans les familles des bourgeois, s'attarder dans les festins, casser les lanternes des rues. Une affaire d'honneur avec un mari mal commode le force, au milieu de ces désordres, à prendre en poste le chemin d'Espagne; grâce aux bons offices du secrétaire de l'ambassadeur de France, il est reçu chez le duc de Silvia, en qualité de gouverneur du marquis son fils, âgé de douze ans. Wilfort, comme tous les héros des romans légers, a la beauté d'Apollon unie aux grâces d'Antinoüs; il ne tarde pas à faire une vive impression sur la duchesse, et particulièrement sur sa fille Floride, à qui il s'est chargé de donner des leçons de français. Ici se reproduit cette éternelle scène que les romans et la vie réelle n'ont pas encore épuisée:
«Un jour que j'étais seul dans le cabinet de Floride et qu'elle expliquait cet endroit de Télémaque où l'amour d'Eucharis est exprimé avec des traits si naturels, j'eus l'imprudence de lui demander si cette lecture était de son goût et si elle en apercevait toute la délicatesse.—Oui, monsieur, me répondit-elle; je lis ce livre avec beaucoup de plaisir; depuis que mon père me l'a donné, je ne le quitte qu'avec regret et je le reprends toujours avec empressement. Dans le couvent de Lisbonne où j'étais, j'ai lu plusieurs romans, mais je donne à celui-ci la préférence; il m'a touchée plus que les autres.—Oserai-je, lui dis-je avec émotion, vous demander quels sont les endroits qui vous frappent le plus? Elle me fit réponse que le morceau qu'elle expliquait actuellement renfermait bien des beautés.—Mais, repris-je, ne trouvez-vous pas qu'il est un peu trop tendre et qu'il serait capable d'allumer dans un jeune cœur un feu qui fait en peu de temps beaucoup de progrès?—Vous m'étonnez, s'écria-t-elle en riant; je n'aurais jamais cru qu'un cavalier français pût blâmer un livre si bien écrit.—Pardonnez-moi, lui dis-je fort déconcerté, si je me suis mal énoncé; loin de blâmer le livre que vous lisez, je pense que l'auteur ne pouvait traiter son sujet avec plus de retenue.—Ainsi, reprit avec un sourire moqueur mon écolière, vous avez donc prétendu par votre question connaître si mon âme est sensible? Je n'osais parler; animé de cette passion que j'étouffais depuis si longtemps, je la regardais, et mes yeux avouaient ma défaite.»
Fénelon! à quoi devais-tu servir!
Malgré tous les soins qu'il se donna pour empêcher la duchesse de Silvia et Floride d'être jalouses l'une de l'autre, Wilfort ne put y réussir; accorder la préférence à la fille ou à la mère, c'était s'exposer à la vengeance de celle qui se serait crue méprisée. Dans la crainte d'une goutte de poison ou d'un coup de poignard, cet amant trop favorisé prit le parti de se sauver en Portugal. Là, non moins incorrigible que par le passé, il séduisit successivement deux filles d'un avocat chez lequel il logeait, une veuve toute confite en piété nommée Célie, une autre encore, madame Hortense, marchande d'étoffes de soie; mais cette dernière, à laquelle il avait eu la gaucherie de promettre le mariage, n'entendit pas aisément raison et tira de lui une vengeance cruelle. «Un soir, à dix heures, je fus pris dans mon lit, lié comme un criminel, et conduit, après plus d'une demi-heure de marche, dans un séjour dont l'entrée me fit trembler. On me mit dans une petite chambre où les grilles, les verrous et les clefs n'étaient pas épargnés. Un frère dominicain m'apprit que j'étais prisonnier de la sainte Inquisition, m'avertit de prendre en patience cette petite affliction et de me soumettre à la nécessité.»
Le conseil était sage, Wilfort le suivit. Après vingt mois et quatorze jours de captivité, les portes s'ouvrirent devant notre galant, qui, se trouvant sans ressources (les geôliers l'avaient débarrassé, au moment de son arrestation, de douze doubles louis qui étaient dans ses poches) et ne sachant plus où donner de la tête, promena son désespoir jusqu'à Florence, où il crut ne pas pouvoir mieux faire que de s'associer avec les comédiens du grand-duc. «C'est là, dit-il en terminant sa Confession générale, c'est là, ma chère Babet, que j'ai eu le bonheur de te voir. Ton père, chef de la troupe, n'a pas voulu me recevoir sans avoir auparavant éprouvé mes talents pour le théâtre. J'ai représenté dans l'Andromaque de Racine. Tu jouais le rôle d'Hermione et moi celui de Pyrrhus; je me voulais du mal de feindre pour Andromaque une préférence que mon amour te donnait. Tu m'as écouté, Babet; je t'ai plu, cher et charmant objet d'une ardeur qui surpasse toutes celles que j'aie jamais ressenties; tu n'as pas dédaigné le présent de mon cœur. A vingt ans vertueuse, ce qui est un miracle chez les actrices, tu m'as reçu comme amant, comme époux. Épris des mêmes flammes, nés l'un pour l'autre, qui pourrait nous désunir et troubler un hymen préparé par les amours mêmes, qui sont garants de notre constance et de notre félicité?»