Les amours du temps passé
II
UNE MAISON EN CHAMPAGNE
Jacques Cazotte était maire de Pierry, petit village de vignobles à une demi-lieue d'Épernay. Il habitait une grande maison, composée d'un rez-de-chaussée et de mansardes, et flanquée de deux ailes qui n'existent plus. On entrait par une vaste cour entourée d'arbres et coupée par de nombreuses plates-bandes toutes couvertes de plantes de la Martinique apportées et multipliées par madame Cazotte. En haut d'un perron très-élevé, un magnifique perroquet blanc se pavanait sur un juchoir.—Tel était l'aspect extérieur de cette maison, devenue aujourd'hui, après plusieurs possesseurs intermédiaires, la propriété de M. Aubryet, père d'un de nos littérateurs les plus spirituels. Les jardins et le parc qui en dépendent, quoique encore très-beaux assurément, n'ont plus l'étendue d'autrefois.
La maison de Cazotte donnait et donne toujours sur la rue principale de Pierry.
En attendant le retour de sa femme et de sa fille, qu'il avait envoyées à Paris pour s'enquérir de la réalité des périls qu'il courait, Jacques Cazotte, resté seul avec son fils Scévole, passait les jours dans la lecture des livres saints. C'était alors un vieillard de soixante-douze ans, haut de taille, le regard vif et bienveillant, les dents belles. Profondément religieux, il savait, quand il le voulait, redevenir un homme du monde; et son langage, trempé aux plus pures sources de l'esprit français, charmait les gens de qualité et les gens de science qui le fréquentaient d'habitude. Célèbre par ses visions, plus célèbre par ses romans, et entre autres par le Diable amoureux, qui est vraiment un chef-d'œuvre, il ralliait autour de lui l'estime, la curiosité, la tendresse, l'admiration, c'est-à-dire tout ce qu'un homme peut envier pour couronner le déclin de ses ans. C'eût été un heureux vieillard, si, en face des désastres de son pays, il eût pu conserver ce rare et précieux sang-froid, ce calme souverain, qui, dans tous les cas, n'est que le partage de l'égoïsme ou de la philosophie,—deux termes synonymes en temps de révolution. Par malheur, ou plutôt par bonheur (c'est comme on veut l'entendre), Cazotte avait une âme impressionnable, généreusement imbue de l'amour de la patrie, vibrant à toutes ses gloires et à toutes ses douleurs. Quoique sur le bord de la tombe, il n'avait pu voir s'avancer les faucheurs révolutionnaires sans essayer de les combattre; et de sa plume colorée, toujours jeune, emportée et brillante, il avait aidé au succès du journal de son ami Pouteau, intitulé: les Folies du mois, journal à deux liards. Pouteau était secrétaire de M. Arnaud de Laporte, intendant de la liste civile. Il recevait les articles que Cazotte lui envoyait de Pierry.
Cette collaboration, anonyme du reste, comme toutes les collaborations à cette époque, n'aurait pas suffi à compromettre le maire de Pierry, si, après la journée du 10 août, les papiers de la liste civile n'eussent été inventoriés, et si la correspondance tout entière de Cazotte ne fût tombée, comme nous l'avons dit plus haut, entre les mains de ses ennemis politiques. Ces lettres, qu'il avait l'habitude de dicter à sa fille Élisabeth,—lettres excessivement remarquables par la forme, et dont quelques-unes ont été publiées par les journaux d'alors, contenaient l'expression sans voile de ses sentiments royalistes. «O Paris! s'écriait-il, Paris! vaux-tu bien la peine qu'on pleure sur toi! On voit quelquefois, dans le marais le plus infect, des portions de gaz fixé que le soleil dore des plus brillantes couleurs du prisme. Voilà ton image.» Il appelait les Jacobins les Jacoquins et disait: «Nous ne serons malheureusement délivrés de cette vermine que par la vapeur de la poudre à canon.»
Cazotte ignorait cette importante et funeste découverte. Sa fille et sa femme, lorsqu'elles furent de retour à Pierry, tâchèrent de la lui cacher; mais à leurs embrassements mêlés de larmes, à leurs transes continuelles, surtout à leurs instances pour l'engager à fuir, à s'expatrier, comme faisaient désespérément les derniers serviteurs de la royauté, il devina une partie du danger qui le menaçait.
Mais lui, mû par cette obstination douce des vieillards, il résista à toutes les prières, disant que s'il devait mourir, il voulait mourir en France, à son poste comme un soldat, à son autel comme un prêtre.
Un jour cependant que son fils Scévole s'était joint à sa fille et à sa femme pour le supplier de se rendre à leurs vœux, il parut un instant ébranlé. Ses yeux se promenèrent avec attendrissement sur ces trois fronts baignés de larmes; ses bras entourèrent ces trois têtes levées vers lui; son cœur se prit à battre comme à l'heure des grandes décisions. Il allait céder peut-être, lorsque tout à coup, s'arrachant à leurs embrassements, il ouvrit le livre des Machabées, et, comme saisi d'une inspiration sainte, il lut d'une voix assurée et haute ce passage où le vieil Éléazar repousse les propositions de ceux de ses amis qui veulent le soustraire à la mort.
«Mais lui, considérant ce que demandaient de lui un âge et une vieillesse si vénérables, et ces cheveux blancs qui accompagnaient la grandeur de cœur qui lui était si naturelle, et la vie innocente et sans tache qu'il avait menée depuis sa jeunesse, il répondit: En mourant avec courage, je paraîtrai plus digne de la vieillesse où je suis, et je laisserai aux jeunes gens un exemple de courage et de patience, au lieu de chercher à conserver un petit nombre de jours qui ne valent plus la peine d'être préservés.»
La famille de Cazotte baissa la tête, car il lui semblait être en présence du vieil Éléazar lui-même; et à partir de ce jour, il ne fut plus question de fuite entre ces quatre croyants, qui tiraient leur règle de conduite des exemples de l'Écriture.
Mais la vie n'était pas heureuse à Pierry. Si petit que fût ce village, si peu d'importance que lui accordassent les dictionnaires géographiques, il renfermait néanmoins assez de mécontents et d'exaltés pour fournir un contingent à la révolte populaire. Cazotte était bienfaisant, mais il était riche ou du moins aisé; il était honnête homme, mais il aimait le roi et il allait à la messe; ces torts prévalurent aux yeux de ses administrés, on ne considéra ni son âge ni les services qu'il avait rendus dans ce coin de terre. Dénoncé à Paris, dénoncé à Pierry, Cazotte ne pouvait éviter son sort. Il attendait le malheur, le malheur ne se fit pas attendre.
Un agent de la Commune, gros homme dont le nom est resté inconnu, fut envoyé à Pierry. Il arriva le matin, suivi de quelques gendarmes et d'un commissaire d'Épernay. Il trouva une maison calme, en fleurs; le perroquet était sur son bâton; la négresse travaillait auprès d'une fenêtre; un petit chien bichon était couché auprès d'elle. L'agent pénétra jusque dans le salon, où étaient réunis Jacques Cazotte, son fils, sa femme et sa fille.
—Reconnaissez-vous ces lettres? demanda-t-il au vieillard.
—Oui, monsieur, répondit celui-ci.
Et apercevant le commissaire d'Épernay, qui cherchait à dissimuler sa présence derrière les gendarmes, il le salua d'un sourire.
—C'est bien, reprit l'agent; vous allez nous suivre, voici le mandat d'arrêt.
—Monsieur! s'écria Élisabeth, c'était moi qui écrivais pour mon père!
—Eh bien, repartit l'agent étonné, je vous arrête avec lui.
C'était là tout ce que demandait la noble fille. La mère sollicita la même faveur, elle lui fut refusée; l'agent de la Commune n'était pas venu pour faire tant d'heureux!
On parcourut la maison, on saisit tous les papiers. La cour était encombrée de gens du village qui venaient avec une curiosité bête chez les uns, cruelle chez les autres, assister à l'arrestation de leur maire.
Après que les scellés eurent été mis partout, Cazotte, qui avait réuni Élisabeth, Scévole et sa femme dans une suprême et douloureuse étreinte, ordonna à Jacques, son cocher, d'atteler tout de suite les chevaux à la voiture. On partit de Pierry à midi environ, et l'on arriva le lendemain à Paris par la barrière Saint-Martin. Conduits immédiatement à l'hôtel de ville, où se tenaient les séances permanentes du comité de surveillance, le père et la fille, après avoir subi un interrogatoire préalable, furent envoyés à la prison de l'Abbaye-Saint-Germain pour y attendre que leur procès fût instruit.