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Les amours du temps passé

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DESFORGES

I

Un des plus beaux magasins de Paris était, il y a cent ans environ, le magasin de porcelaines situé rue du Roule, et ayant pour enseigne: Au Balcon des deux Lions blancs. Cette maison, dont le chef jouissait d'une réputation de loyauté et de bonhomie incontestable, devait donner le jour à l'un des plus aimables libertins du XVIIIe siècle, Pierre-Jean-Baptiste Choudard-Desforges, qui fut un poëte et un romancier toutes les fois que l'amour lui en laissa le loisir. Son histoire peut se raconter derrière l'éventail, et ceux de nos contemporains qui voudront bien y prêter l'oreille souriront peut-être à ce récit considérablement abrégé des folies d'un autre âge et d'une autre littérature.

Le temps est loin où nous comparions les femmes à des fleurs, et où M. de Saint-Luce se faisait précéder par une botte de roses chez Fanchon-la-Vielleuse, tout exprès pour avoir l'occasion de lui dire: Je vous rends à vous-même. Dans ce temps-là, nous n'avions pas assez d'encens pour les femmes, que les auteurs les mieux à la mode qualifiaient de déesses, de déités, de nymphes, d'Hébés et de Vénus, qu'ils plaçaient dans des nuages, une harpe à la main, et qu'ils ornaient de flottantes écharpes. Nous n'avions pas alors abandonné seulement aux tout jeunes lycéens le culte des médaillons, des rubans volés et gardés sur le cœur, des lettres aux demi-mots effacés par les larmes, et des violettes séchées entre les pages de La Nouvelle Héloïse. Une femme était à nos yeux le chef-d'œuvre de la création, et les madrigaux fleurissaient sur nos lèvres à son approche. Aujourd'hui que lord Byron, le jardin Mabille et beaucoup de romans modernes ont remplacé notre respect d'autrefois par un scepticisme insolent, il m'a semblé qu'une étude enjouée de la galanterie, telle que la comprenaient et la pratiquaient nos pères, ne viendrait pas hors de propos.

Choudard-Desforges fut un enfant de l'amour: ainsi le voulait son étoile. L'honnête marchand de porcelaines, dont la cécité en matière conjugale paraît avoir toujours été des plus complètes, comptait trop sans les amis de sa maison, et particulièrement sans le médecin de sa femme, séduisant Esculape, qui faisait les blessures qu'il guérissait. Mme Desforges n'était pas précisément jolie, mais elle était avenante, spirituelle et faite au tour, un mot du temps, comme nous en rencontrerons beaucoup dans le cours de cet article. Le médecin ne put la voir sans l'aimer, et l'aimer sans la voir. Mais notre héros ne s'en appela pas moins Desforges, bon gré mal gré. Pater est quem nuptiæ demonstrant.

Son enfance ne se signala par aucun événement remarquable. Il fut élevé à dix-sept lieues de Paris, dans un village voisin de Chartres, où il eut pour distraction première le spectacle des amours de Monsieur Lindor et de Mademoiselle Lucile, lesquels étaient, sauf votre respect, deux gros vilains cochons marrons. Plus tard, on le mit au collége de Beauvais, rue Saint-Jean-de-Beauvais, aujourd'hui l'une des rues les plus tristes et les plus malpropres de Paris. Au collége, le jeune Desforges eut l'avantage de compter au nombre de ses professeurs le joli petit abbé Delille, qui s'occupait déjà de sa traduction des Géorgiques, et que les écoliers avaient surnommé entre eux l'Écureuil ou le Sapajou, car il possédait tout à la fois la grâce, la gentillesse, la vivacité et la malice de l'un et de l'autre. L'abbé Delille était fort bien fait, et aimait assez un beau bas de soie noire autour de sa jambe fine et bien tournée. Du reste, presque aussi enfant que ses élèves, il se faisait un plaisir et même un mérite de se mettre avec eux sur le pied d'égalité, et tout n'en allait que mieux.

Je ne dirai pas que Choudard-Desforges fit de grands progrès dans les langues grecque et latine. Il approchait déjà de la fulminante époque des passions, pour lui emprunter un de ses mots expressifs. Qu'on se représente un blond un peu châtain, d'une taille moyenne mais bien proportionnée, d'une figure fraîche, colorée, douce et assez significative; très-svelte, très-vif, très-agile, et passablement adroit. Ajoutez à cela une complexion vigoureuse et le tempérament sanguin dans toute la force du terme. Pour le moral, espiègle comme un singe, colère comme un dindon, friand comme un chat, étourdi comme un hanneton, paresseux comme une marmotte, vaniteux comme un paon. Tel était Desforges à l'âge de quatorze ans.

Son premier amour fut le meilleur, le plus simple et le plus touchant, du reste comme presque tous les premiers amours; il eut pour objet une jeune fille encore naïve, et ne dura que juste le temps qu'il faut pour parfumer l'âme sans y laisser regret ni repentir. Dans la nombreuse galerie des femmes que nous allons parcourir, il nous arrivera de rencontrer bien souvent la passion, le caprice, la volupté, mais nous retrouverons rarement la grâce et les enchantements du point de départ. C'est comme un pastel bien tendre et bien ingénu qui précéderait en un musée les opulences de la peinture vénitienne.

On saura que M. Desforges père, homme très-actif et d'un caractère très-entreprenant, joignait à son brillant commerce de porcelaines un immense magasin de fleurs artificielles, tant pour les modes que pour les desserts. Son atelier était composé d'une trentaine d'ouvriers, hommes et femmes, parmi lesquels se trouvaient des fillettes fort jolies et fort gaies, une surtout, mademoiselle Manon, petit ange façonné par les mains des Grâces. De beaux cheveux d'un blond cendré tombaient en désordre sur son front blanc et ouvert, qui surmontait deux grands yeux bleus d'une sérénité angélique. Le nez fin, la bouche petite, le menton à fossette, tout cela formait une tête charmante posée sur un corps de quinze ans.

Toutes les Manon ne sont pas des Manon Lescaut, heureusement pour elles et pour nous. La Manon de Desforges se contentait d'être une mignonne petite fille, amoureuse et bien douce. Il semble que les poëtes et les peintres du XVIIIe siècle aient emporté avec eux la recette de ces impalpables créatures, toutes calquées sur l'Accordée de village, avec des roses sur les joues et des bluets dans les yeux, comme on a dit; jolie et remuante population de ravaudeuses et de bouquetières en belles petites coiffes blanches, en jupons à raies, montées sur des mules à hauts talons; monde coquet dont Moreau le jeune a dessiné le dernier sourire, et dont le Cousin Jacques a noté le dernier soupir.

Manon ne fit que passer dans le cœur de Desforges; mais c'est égal, j'aime mieux, pour la poésie du récit, qu'il ait dû son initiation amoureuse à cette innocente en cheveux blonds qu'à une douairière rusée, minotaure en paniers et en poudre de Chypre. Au moins ses premières sensations ont été franches, et, si plus tard la voix des sens doit seule s'élever chez lui, nous nous souviendrons que cet homme eut un cœur et qu'il aima la première fois.

Pauvre Manon! elle dura ce que durent les vacances, l'espace d'un mois ou deux; puis vint la rentrée des classes: Desforges retourna à ses livres, et Manon retourna à ses fleurs artificielles. Ce que devint Manon, que nous importe? Sait-on jamais ce que devient notre première maîtresse, lorsqu'elle ne redevient pas notre dernière? Je crois pourtant que l'on maria Manon et que Manon se trouva très-heureuse d'être mariée.

Desforges, ce fut autre chose. Son esprit avait été mis en éveil par cette première et facile intrigue. Sur son petit matelas de collége, il se surprenait à rêver de plus hautes et de plus romanesques amours; il voyait passer en songe des beautés que le pinceau d'un faible mortel ne saurait rendre (toujours style du temps); il aspirait après quelque grande dame inconnue; il dévorait, à la clarté de la lune, les histoires intéressantes de madame de Tencin et de l'abbé Prévost. Si bien que son bon génie le prit à la fin en pitié, et lui envoya une aventure telle qu'il la souhaitait.

Le dortoir du collége de Beauvais donnait d'un côté sur la cour de récréation et de l'autre sur la rue des Carmes. Or, une nuit que le printemps tenait Desforges éveillé, il entendit soudainement une voix charmante,—voix de femme!—qui semblait partir d'une maison située précisément vis-à-vis de la fenêtre près de laquelle il couchait. Cette voix chantait l'ancien air du Confiteor sur ces paroles alors en vogue:

Mon père, je viens devant vous,
Avec une âme repentante, etc.

Desforges sauta doucement hors de son lit et s'avança vers la fenêtre de la rue des Carmes. La nuit était trop profonde pour qu'il distinguât quelqu'un. Mais la voix continuant, il n'en fallut pas davantage pour donner des ailes à sa jeune imagination. Dès lors il ne respira plus que pour ce fantôme invisible, et ce fut avec l'impatience d'un esprit de quinze ans qu'il attendit le lever de l'aurore, afin de prendre connaissance de la demeure qui renfermait la nouvelle dame de ses pensées. Il aperçut un jardin carré d'un quart d'arpent à peu près, dont le mur, tapissé en certaines parties de vigne vierge, s'élevait dans la rue des Carmes à une hauteur de quinze à seize pieds. Le corps de logis, qui paraissait très-vieux, avait trois étages, sans compter un grenier. Ces premières observations recueillies, Desforges chercha, toute la journée, mille prétextes pour aller et venir dans le dortoir, en se flattant de l'espérance de voir le mystérieux objet,—le XVIIIe siècle appelait les femmes des objets!—qui remplissait déjà sa pensée tout entière. A l'heure du goûter, seulement, il lui fut donné de satisfaire sa curiosité. Étant monté à sa chambre, il vit dans le jardin d'en face une jeune femme d'environ vingt à vingt-un ans, vêtue d'une robe blanche. De beaux cheveux noirs se répandaient négligemment par boucles sur ses épaules et étaient rattachés au-dessus du front par un ruban ponceau, qui formait diadème. Sa taille, haute et très-bien prise, était svelte et déliée, sa démarche aisée et noble. Elle se promenait un livre à la main; de temps en temps elle lisait, d'autres fois elle levait au ciel des yeux d'un éclat incroyable. Un tel spectacle était bien fait pour troubler la cervelle pétulante de Desforges. A un moment où la dame, sans doute bien innocemment, dirigeait son regard vers la fenêtre du collége, il se hasarda à la saluer; elle lui rendit son salut en rougissant, ce qui la rendit belle comme un ange. Par malheur, la cloche sévère vint interrompre cette agréable distraction, et Desforges dut rentrer en classe pour n'exciter aucun soupçon; mais il employa tout le temps de l'étude à chercher un moyen de faire avec cette adorable voisine une plus ample connaissance.

Entre le quartier et le dortoir, il y avait un corridor assez long qui aboutissait à une chambre donnant également sur la rue des Carmes. Cette chambre, où les élèves allaient se faire poudrer les jours de congé, fut celle que Desforges choisit cette nuit même pour y établir ses batteries, aussitôt qu'il se fut assuré du sommeil général. Vers onze heures, une petite toux se fit entendre, avant-courrière de la chanson tant désirée; et, de même que la veille, les notes argentines et larmoyantes du Confiteor s'élevèrent dans le silence de l'ombre. A peine la jeune femme eut-elle achevé son dernier couplet, que Desforges, tâchant d'affermir sa voix, qu'il avait jolie, lui répondit sur le même air:

Si j'avais pu, sans m'enflammer,
Écouter une voix si tendre;
Si j'avais pu, sans vous aimer,
Vous entrevoir et vous entendre,
Serait-ce, hélas! un si grand tort?
Vaudrait-il un Confiteor?

Pour un écolier de quinze ans, ce n'était déjà pas si mal trouvé. Le plus grand silence succéda à ces paroles qui avaient été chantées à demi-voix, mais de manière cependant à pouvoir être entendues. Il tremblait que sa hardiesse n'eût été désapprouvée, lorsque la belle, sur un ton plus bas, termina par ce couplet consolant:

Allez en paix, ma fille, allez, etc.

Ce fut le signal de sa retraite. Choudard-Desforges l'entendit sortir du jardin et fermer les portes derrière elle. Le cœur délicieusement ému, il regagna son dortoir sur la pointe du pied, et, comme la nuit dernière, l'amour fit la ronde autour de ses yeux pour les empêcher de se clore.

Le lendemain, même manége. Mais cette fois il ne fut plus question de l'air accoutumé: la jolie voisine chanta tout du long, avec un charme inexprimable, la romance du Maître en droit, alors dans sa nouveauté et qui jouissait d'une vogue prodigieuse. C'était l'air si adroitement enclavé, longtemps après cette aventure, dans Le Barbier de Séville:

Tout me dit que Lindor est charmant.

Comme cette romance ne laissait pas d'avoir une certaine étendue, elle donna le loisir à Desforges de chercher une réponse dans le répertoire qu'il connaissait, et il s'arrêta à ce morceau de On ne s'avise jamais de tout;

Je ne puis voir l'aimable Lise,
En vain mes yeux cherchent les siens.
Amour, souris à l'entreprise
Qui doit serrer nos doux liens.

Une répétition bien marquée du premier vers de la romance

Tout me dit que Lindor est charmant, etc.,

fut la réponse.

Le son animé de la voix, la lenteur avec laquelle on se retira, les petits accès de toux qui se manifestèrent, et auxquels Desforges répondit en toussant un peu lui-même, tout cela persuada à ce dernier que l'affaire était en bon train, et qu'il pouvait risquer les grands coups. Risquer les grands coups, c'était écrire. Il écrivit donc, et l'on connaît le prototype de ces sortes de lettres: «Qui que vous soyez, ange du ciel, qui êtes venu au secours d'un cœur né pour la tendresse, jetez l'œil de l'indulgence sur ce cœur enivré de vos charmes!» Lorsqu'il eut noirci suffisamment de pages sur ce rhythme, il s'avisa, pour faire parvenir sa missive, d'un moyen tout à fait digne d'un écolier: il décousit un des côtés de sa balle à jouer et y glissa la lettre entre laine et peau; puis, au moment du goûter, c'est-à-dire à l'heure où son inconnue se promenait, après l'avoir saluée d'un air significatif, il fit voler la balle dans son jardin. La réponse ne se fit pas attendre. Un vieux domestique vint demander à parler à M. Desforges et lui remit son jouet, soigneusement recousu, mais enveloppant un papier tout rempli d'une écriture fine et serrée. On connaît aussi le genre de ces réponses: «Qu'avez-vous fait, cruel et trop intéressant jeune homme? Pourquoi venir troubler la paix qui commençait à renaître dans un cœur longtemps malheureux?»

Nous nous dispenserons de suivre plus loin cette intrigue, qui eut d'ailleurs, comme toutes les intrigues de Choudard-Desforges, le dénoûment heureux qu'elle devait avoir. La chanteuse de la rue des Carmes était une jeune veuve qui s'ennuyait, madame Herminie de K… La veille du jour où elle et lui convinrent d'un rendez-vous, on les entendit chanter en duo avec beaucoup d'expression ce joli air de Dorval dans ce même opéra de On ne s'avise jamais de tout:

Amour, achève ton ouvrage,
Amène Lindor en ces lieux!
Sur nos transports jette un nuage
Qui les dérobe à tous les yeux…

Eh bien! voilà ce qui me confond et qui m'a perpétuellement confondu dans les histoires galantes de ce XVIIIe siècle! c'est de voir tous ces petits bonshommes encore barbouillés de confitures, ces Faublas, ces Monrose, ces Desforges, tous ces séducteurs de quinze ans, au menton lisse comme des demoiselles, se comporter en affaires d'amour avec l'aplomb imperturbable des plus vieux et des plus éreintés maréchaux de France. Je ne sais où ils vont puiser leur langage toujours de feu, ni chez quel confiseur ils commandent leurs compliments; mais tout cela est horrible d'expérience, et ce qui est le pire, c'est que cela réussit toujours! En vérité, ces charmants petits scélérats, dont on ne trouve plus aujourd'hui le souvenir que dans les vaudevilles à travestissements, paraissent avoir été les derniers Français de la tradition frivole: tête à l'évent, jambe moulée, esprit superficiel, et le reste.

Voyez plutôt notre héros: comme il vole de conquête en conquête! Quel Don Juan bourgeois que ce jeune M. Choudard, l'enfant du marchand de faïence! Notez bien que, pour ne pas trop vous humilier, j'ai l'attention de laisser de côté une foule d'amourettes, et entre autres certaines aventures avec une dévote, femme d'environ trente-six à trente-huit ans, d'un blond fade, mais d'un attrayant embonpoint. J'oublie également à dessein une demoiselle Juliette, camériste vingt fois plus avancée que les femmes de chambre de Marivaux, appétissante coquine au fichu de laquelle manquaient bien des épingles. Je vous fais grâce de l'éternelle et inévitable histoire de couvent, au rendez-vous donné à la grille du parloir, des murs escaladés, de l'échelle de corde et de la voiture qui attend à vingt pas. Je glisse sur de dangereuses leçons de musique données à mademoiselle Adélaïde, et sur l'accord parfait qui s'ensuivit. Je fais semblant de ne pas voir mademoiselle Thérèse, la petite dentellière de la rue du Renard, non plus que mademoiselle Ursule et mademoiselle Morisse. En conscience, il faudrait épaissir trop de gaze autour de ces épisodes compromettants, et j'y renonce.

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