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Les comédiens hors la loi

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VII
DIX-SEPTIÈME SIÈCLE (SUITE)

Sommaire : Tolérance de l’Église vis-à-vis des comédiens. — Sévérité théorique de quelques rituels. — Les collèges des Jésuites. — Leurs théâtres. — Querelles entre les Jésuites et les Jansénistes. — Traité de la comédie, par Nicole. — Traité de la comédie et des spectacles, par le prince de Conti. — Indignation causée par les représentations de Tartuffe. — Incidents qui accompagnent la mort de Molière.

Nous venons de voir le théâtre fort en honneur sous les cardinaux Richelieu et Mazarin, fort aimé de Louis XIV durant la première partie de son règne.

Pendant toute cette période, le clergé ne cesse de donner les plus vifs encouragements à l’art dramatique. Loin de le condamner, il le protège, le soutient, et dans un engouement peut-être irréfléchi mais à coup sûr exagéré, il en arrive à intervenir d’une façon active dans les représentations. On comprend facilement que, dans de pareilles conditions, les peines canoniques que l’Église infligeait aux comédiens des premiers siècles et qui s’étaient perpétuées, tout au moins théoriquement, contre les bateleurs pendant le moyen âge et la Renaissance, n’aient pas pu, sous Richelieu et Mazarin, être remises en vigueur. Aussi voit-on pendant la première moitié du dix-septième siècle les comédiens vivre fort paisiblement à l’abri des tracasseries civiles et religieuses ; l’Église les reçoit à la sainte table, elle leur accorde sans difficulté le sacrement du mariage, et à leur mort pas un curé ne songe à leur refuser la sépulture ecclésiastique.

Il y avait cependant une grande différence entre la situation qui leur était faite au point de vue civil et au point de vue religieux ; il n’est pas inutile de la souligner.

Au point de vue civil, ils avaient été officiellement relevés de l’indignité qui les frappait par la fameuse déclaration de Louis XIII. Au point de vue canonique au contraire, rien n’avait été changé ; dans la pratique, il est vrai, on laissait tomber en désuétude des lois anciennes et surannées, mais elles ne continuaient pas moins à exister, et elles se trouvaient fidèlement reproduites par les rituels dans un certain nombre de provinces ecclésiastiques. Il suffisait donc d’une interprétation rigoureuse ou d’un esprit intolérant pour exposer les comédiens aux plus pénibles traitements.

Ainsi, en 1624, Jean de Gondy, archevêque de Paris, déclare dans son Synodicon qu’on doit priver les comédiens des sacrements et de la sépulture ecclésiastique.

Félix de Vialard, évêque et comte de Châlons-sur-Marne, dans le rituel de son diocèse en 1649, ne veut pas admettre pour parrains les bateleurs et les comédiens ; il déclare qu’il faut repousser de la sainte table ceux qui en sont indignes, tels que les excommuniés, les interdits et les gens visiblement infâmes comme les femmes publiques, les concubinaires et les comédiens.

On lit dans dans le rituel de Paris, composé en 1654, à l’article du très-saint-sacrement de l’Eucharistie : « On doit admettre à la sacrée communion tous les fidèles, excepté ceux auxquels il est défendu par de justes raisons de s’en approcher, et il en faut éloigner ceux qui en sont publiquement indignes, c’est-à-dire ceux qui sont notoirement excommuniés ou interdits ; ceux dont l’infamie est connue, comme les femmes débauchées, ceux qui vivent dans un commerce criminel d’impureté, les concubinaires, les comédiens, les usuriers, les magiciens, les sorciers, les blasphémateurs, et autres semblables pécheurs, s’il n’est constant qu’ils font pénitence et qu’ils s’amendent, et qu’ils n’aient auparavant réparé le scandale public qu’ils ont causé. » C’est, on le voit, la reproduction littérale des anciens canons[128].

[128] Les rituels de Belley (1621), d’Alet (1667), éloignent de la communion les comédiens et les farceurs comme les concubinaires et les femmes publiques ; ils ne les admettent ni comme parrains ni comme marraines.

Mais, nous le répétons, la plus large tolérance régnait dans la pratique, et jusqu’à la mort de Molière, les évêques ne suscitèrent presque jamais de difficultés à ceux qui montaient sur la scène.

Cette heureuse situation ne devait pas se prolonger, la rivalité des Jésuites et des Jansénistes allait attirer sur les comédiens une véritable persécution.

Voici comment et à quelle occasion commencèrent les hostilités.

Il existait un ordre religieux renommé par l’habileté avec laquelle il formait la jeunesse et dont les collèges jouissaient à juste titre de la plus grande réputation. Les Jésuites avaient d’abord rigoureusement interdit à leurs élèves d’assister « aux spectacles, comédies ou jeux publics », n’admettant à cette règle qu’une exception en faveur du supplice d’un hérétique « mis à la torture ou brûlé vif » ; mais ce rigorisme dura peu ; dès le début du dix-septième siècle, ils affichèrent hautement leur indulgence pour le théâtre, et ils le firent rentrer dans leur système d’éducation, à ce point qu’ils s’efforçaient d’en inspirer le goût à leurs écoliers. C’est chez eux que se forma Corneille[129].

[129] L’abbé de Latour raconte qu’au Pérou et au Mexique le théâtre eut pour fondateurs les Jésuites.

Le penchant des Pères pour le théâtre n’était un secret pour personne ; partout dans leurs collèges ils faisaient représenter des pièces de leur composition ; primitivement ces ouvrages durent être écrits en latin et le sujet ne put en être que religieux, ou se rapportant directement aux études de leurs élèves. On jouait en effet sur leurs théâtres des pièces allégoriques telles que la Défaite du Solécisme, où l’on voyait l’Infinitif terrasser le Que retranché et danser une gavotte devant son ennemi expirant à ses pieds ; mais ce genre, forcément aride et borné, fut bientôt délaissé et les Pères ne tardèrent pas à aborder des sujets absolument profanes ; on vit leurs écoliers représenter les œuvres de Plaute, de Térence, de Sénèque, etc.[130]

[130] Chappuzeau, Le théâtre français, 1674.

Ces représentations étaient assez fréquentes ; elles n’avaient pas lieu, comme on pourrait le croire, dans l’intimité et en présence de quelques parents ou amis ; le public y était admis librement et il payait sa place tout comme au théâtre. On y accourait en foule, et les femmes particulièrement marquaient un goût des plus vifs pour ce genre de divertissements.

Loret raconte qu’on payait quinze sols au mois d’août 1658 pour voir jouer au collège Saint-Ignace la tragédie latine d’Athalie et les quatre ballets qui l’accompagnaient :

On y dansa quatre ballets,
Moitié graves, moitié follets,
Chacun ayant plusieurs entrées,
Dont plusieurs furent admirées ;
Et vrai, comme rimeur je suis,
La Vérité, sortant du puits,
Par ses pas et ses pirouettes
Ravit et prudes et coquettes.

Il était d’usage en effet qu’un ballet accompagnât ces représentations, et souvent on avait recours pour les rôles les plus importants à des danseurs de profession.

La Vérité sortant du puits pourrait paraître une distraction assez mondaine dans un collège de Jésuites, si l’on ne savait qu’à cette époque les femmes ne figuraient pas encore dans les ballets[131].

[131] Voir page 100, note 1.

En province également, les Jésuites représentaient régulièrement dans leurs maisons d’éducation. En 1658, à Lyon, le roi assiste à une « fort belle tragédie au collège des Pères[132] » ; en 1660, après son mariage, les écoliers des Jésuites de Bordeaux jouent en sa présence une comédie sur le sujet de la Paix « avec toute la pompe et tous les agréments possibles, cette pièce étant mêlée de plusieurs entrées de ballets fort divertissantes »[133].

[132] Déjà en 1650 Louis XIV, âgé de douze ans, avait entendu au collège de Clermont (depuis Louis-le-Grand) la tragédie latine de Suzanna, du Père Jourdain.

[133] Extraits de la Gazette. — La même année, et toujours à propos du mariage du roi, les Jésuites représentèrent une pièce allégorique intitulée le Mariage du Lys et de l’Impériale.

L’amour des ballets devient si violent dans la compagnie qu’un Jésuite, le Père Menestrier[134], en compose l’histoire et la théorie. Il décrit avec emphase tous ceux donnés au collège de Clermont et il s’efforce d’en montrer l’ingéniosité et la finesse. Figurer dans ces divertissements est, à l’en croire, un des plus grands bonheurs auxquels on puisse prétendre, et il raconte que, selon Virgile, une des joies des bienheureux dans l’Élysée consiste à danser des ballets. Enfin, pour prouver la complète innocence du genre, il rappelle qu’il a toujours été protégé par les papes et qu’un d’entre eux s’y est même adonné.

[134] Menestrier (Claude-François) (1631-1705), jésuite, très érudit et très versé dans les arts d’agrément. Il a écrit un grand nombre d’ouvrages sur la chevalerie, les tournois, le blason, la musique, la danse, le théâtre, etc.

Le goût pour les représentations théâtrales avait gagné les communautés religieuses. « L’on y dresse tous les ans, dit Chappuzeau, de superbes théâtres pour des tragédies, dans lesquelles par un mélange ingénieux du sérieux et du profane toutes les passions sont poussées jusqu’au bout. On y emploie même pour de certains rôles d’autres personnes que des écoliers[135]. »

[135] Les communautés de femmes elles-mêmes ne dédaignaient pas ce genre de spectacle. Déjà en 1595 les Dames de Saint-Antoine avaient joué Cléopâtre devant un auditoire d’abbés ; elles représentaient les rôles d’hommes en travesti. Dans les premières années du dix-septième siècle, les religieuses de Maubuisson « passaient tout leur temps, hors de l’office, à se divertir en toutes les manières qu’elles pouvaient, à jouer des comédies pour réjouir les sociétés qui les venaient voir ». (Sainte-Beuve, Port-Royal.)

Les Jésuites avaient eu même l’heureuse inspiration de faire servir le théâtre à la propagation de leurs idées et de composer des comédies théologiques où leurs ennemis les Jansénistes étaient malmenés de la belle manière. Pendant le carnaval de 1650, ils représentèrent, entre autres, Jansénius chargé de fers et traîné en triomphe par la Grâce suffisante.

La protection avérée que les Pères accordaient au théâtre, l’indulgence extrême avec laquelle ils regardaient tout ce qui concernait la comédie et les comédiens, devaient provoquer naturellement de la part des Jansénistes des sentiments tout différents et leur faire entreprendre une campagne en règle contre l’art dramatique.

En 1658, l’abbé d’Aubignac fit paraître sa Pratique du théâtre ; elle éveilla bien des susceptibilités. En 1665, un incident assez futile vint mettre le feu aux poudres et engager une lutte dont l’issue devait être désastreuse pour les comédiens. Desmarets de Saint-Sorlin, auteur des Visionnaires et du poème de Clovis[136], s’avisa tout à coup de prendre à partie les Jansénistes. Ceux-ci ripostèrent et par la plume de Nicole, qui garda du reste l’anonyme ; ils traitèrent les faiseurs de romans et les poètes de théâtre « d’empoisonneurs publics, non des corps, mais des âmes ». « Plus le poète, disaient-ils, a eu soin de couvrir d’un voile d’honnêteté les passions criminelles qu’il décrit, plus il les a rendues dangereuses et capables de surprendre et de corrompre les âmes simples et innocentes. »

[136] Desmarets de Saint-Sorlin (Jean) (1595-1676), de l’Académie française. Il faisait partie du cercle intime du cardinal de Richelieu et c’est ce qui causa son succès ; il a écrit des tragédies détestables qui n’en furent pas moins représentées par ordre du cardinal. Après une existence des plus relâchées, il passa à la dévotion la plus outrée. Il prit parti pour les Jésuites et se crut appelé par le ciel à combattre les hérétiques, c’est-à-dire les Jansénistes ; il les attaqua avec la dernière violence.

La pièce des Visionnaires eut un succès inouï, grâce aux allusions qu’elle contenait contre l’hôtel de Rambouillet. Dans son Clovis, poème étrange et d’un halluciné, l’auteur prétendait avoir « traité en vaincus et foulé aux pieds Homère et Virgile ».

Racine se persuada que cette phrase était à son adresse. Furieux d’une attaque que rien ne justifiait, il répondit par une lettre des plus mordantes : « Nous connaissons, dit-il aux docteurs de Port-Royal, l’austérité de votre morale ; nous ne trouvons pas étrange que vous damniez les poètes, vous en damnez bien d’autres qu’eux ; ce qui nous surprend, c’est de voir que vous voulez empêcher les hommes de les honorer. Eh ! messieurs, contentez-vous de donner les rangs dans l’autre monde, ne réglez pas les récompenses de celui-ci ; vous l’avez quitté il y a longtemps ; laissez-le juge des choses qui lui appartiennent. Plaignez-le si vous voulez d’aimer des bagatelles et d’estimer ceux qui les font, mais ne leur enviez point de misérables honneurs auxquels vous avez renoncé. »

Une fois la lutte engagée, les combattants ne devaient pas se borner à une première escarmouche. Nicole publie le Traité de la Comédie, « composé, dirent les Jésuites, pour venger le Port-Royal du grand Corneille, qui se déclarait hautement contre la nouvelle secte. »

Le janséniste, reprenant la doctrine des Pères de l’Église, condamne sans hésiter et le théâtre et les comédiens : « La comédie, dit-il est une école et un exercice de vice… Le métier de comédien est un emploi indigne d’un chrétien, ceux qui l’exercent sont obligés de le quitter… cette profession est contraire au christianisme[137]. »

[137] Ce qui indigne le plus Nicole, « c’est, dit-il, qu’on ait entrepris dans ce siècle-ci de justifier la comédie et de la faire passer pour un divertissement qui se pouvait allier avec la dévotion… On ne se contente pas de suivre le vice, on veut encore qu’il soit honoré et qu’il ne soit pas flétri par le nom honteux de vice, qui trouble toujours un peu le plaisir qu’on y prend par l’horreur qui l’accompagne. On a donc tâché de faire en sorte que la conscience s’accommodât avec la passion et ne la vînt point inquiéter par ses importuns remords. »

Nicole ne devait pas rester seul dans la lice[138]. Il y fut bientôt rejoint par un nouveau champion qui allait lui prêter l’appui de son nom, et on peut ajouter de son talent.

[138] Déjà, en 1660, M. Bourdelot, avocat au Parlement de Paris, avait fait imprimer une lettre contre les désordres de la comédie. En 1672, M. Voisin, conseiller du roi, écrivit encore avec violence contre les spectacles du temps.

Armand de Bourbon, prince de Conti[139], après avoir aimé le théâtre au point d’entretenir une troupe de comédiens, fut touché de la grâce et devint fort dévot, qui plus est janséniste[140]. Il éprouva naturellement le désir de brûler ce qu’il avait adoré et, en 1666, il publia un Traité de la comédie et des spectacles selon la tradition de l’Église. Il y avait rassemblé avec soin tous les passages des Pères et des conciles qui condamnaient le théâtre. A en croire le prince, « la troupe des comédiens est une troupe diabolique, et se divertir à la comédie, c’est se réjouir au démon ».

[139] Conti (Armand de Bourbon, prince de) (1629-1686), frère puîné du grand Condé.

[140] Il avait été élevé par les Jésuites et avait même joué chez eux dans sa jeunesse.

L’abbé d’Aubignac ne voulut pas laisser avilir l’art que lui-même avait si bien prôné et il riposta à la diatribe du prince de Conti par une apologie de la comédie sous ce titre : Dissertation sur la condamnation des théâtres. Il y relevait les assertions du prince et assurait que l’opinion des Pères de l’Église ne prouvait rien, attendu que de leur temps on ne pouvait assister aux spectacles sans faire acte d’idolâtrie.

Les attaques de Nicole et du prince de Conti ne passèrent point inaperçues ; elles ranimèrent le zèle de tous ceux qui n’aimaient pas le théâtre et le croyaient préjudiciable aux mœurs. Une campagne en règle fut organisée.

Molière, fort inconsciemment, allait lui-même fournir des armes à ceux qu’une haine aveugle animait contre l’art dramatique. Tartuffe, dès qu’il parut, en 1667[141], souleva dans les rangs du clergé tout entier la plus violente indignation. Un curé de Paris, Pierre Roullé, demandait que l’auteur, « ce démon vêtu de chair et habillé en homme, le plus signalé impie et libertin qu’on vit jamais dans les siècles passés », fût livré au feu « avant-coureur de celui de l’enfer » ; Bourdaloue le dénonçait en pleine chaire ; Bossuet ne se montrait pas plus indulgent et reprochait aux œuvres du poète de n’être qu’un tissu de bouffonneries, d’impiétés, d’infamies et de grossièretés. Quant à l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, il lançait un mandement où il défendait « de représenter, lire ou entendre réciter le Tartuffe, sous peine d’excommunication. » Toutes les anciennes préventions de l’Église contre le théâtre et les comédiens se réveillèrent avec plus de force que jamais.

[141] Les trois premiers actes avaient déjà été joués le 12 mai 1664 en présence du roi, pendant les fêtes de Versailles.

Pour bien montrer l’émoi causé par le Tartuffe[142], Don Juan, etc., il est intéressant de reproduire ce jugement d’un écrivain religieux[143] :

[142] La pièce fut d’abord interdite par ordre du président de Lamoignon. S’il faut en croire une anecdote du temps, on allait commencer le spectacle quand l’interdiction arriva, et Molière s’avançant sur le devant de la scène osa dire : « Nous allions vous jouer le Tartuffe, mais M. le premier Président ne veut pas qu’on le joue. » C’est seulement le 5 février 1669 que le roi autorisa les représentations.

[143] Baillet (Adrien) (1649-1706), vicaire de campagne, puis bibliothécaire de l’avocat général Lamoignon.

« Molière est un des plus dangereux ennemis que le monde ait suscités à l’Église. Il fait encore après sa mort le même ravage dans le cœur de ses lecteurs, qu’il avait fait pendant sa vie dans celui de ses spectateurs. La galanterie n’est pas la seule science qu’on apprend à son école, on y apprend aussi les maximes ordinaires du libertinage contre les sentiments véritables de la religion. Elles sont répandues d’une manière si fine et si cachée dans la plupart de ses autres pièces, qu’il est infiniment plus difficile de s’en défendre que dans son Tartuffe, où il mène ouvertement à l’irréligion. C’est la plus scandaleuse de toutes ses pièces. Il y a prétendu comprendre, dans la juridiction de son théâtre, les droits qu’ont les ministres de l’Église de reprendre les hypocrites et la fausse dévotion. On voit bien par la manière dont il a confondu les choses, qu’il était franc novice dans la dévotion, dont il ne connaissait que le nom. Les comédiens sont des gens décriés de tous les temps, que l’Église regarde comme retranchés de son corps, mais quand Molière aurait été innocent jusqu’alors, il aurait cessé de l’être, dès qu’il eut la présomption de croire que Dieu voulait se servir de lui pour corriger le vice. Tertullien a eu raison d’appeler le théâtre le royaume du diable ; faut-il pour trouver le remède, aller consulter Béelzébuth, tandis que nous avons des prophètes en Israël, etc.[144] ? »

[144] Baillet, Jugement des Poètes, art. 1420.

Les prédications de Nicole et du prince de Conti, l’exaspération soulevée par les représentations de Tartuffe, portèrent leurs fruits. Le clergé exhuma contre les comédiens tous les anathèmes des premiers siècles qui sommeillaient au fond de quelques rituels, et il ne songea plus qu’à trouver l’occasion de les leur appliquer. Déjà, en 1671, Floridor étant tombé malade, le curé de Saint-Eustache, avant de le confesser, lui fit promettre de ne plus reparaître sur le théâtre ; le comédien s’y engagea, et cependant quand il mourut il fut enterré sans cérémonie[145]. Molière, dont les œuvres avaient en partie motivé ces rigueurs inattendues, allait en devenir une des premières victimes.

[145] Moliériste, septembre 1886.

Jusqu’alors, comme nous l’avons déjà vu, l’Église a accordé aux comédiens le même traitement qu’à tous les chrétiens, et Molière ainsi que sa famille a joui de cette tolérance. Le 6 janvier 1654, le comédien figure en qualité de parrain sur les registres des églises Saint-Firmin et Notre-Dame des Tables, à Montpellier[146]. » En 1670 et en 1672, on voit encore son nom sur les registres des églises avec le titre de parrain[147]. Le lundi 20 février 1662 il a épousé Armande Béjart[148], par permission de M. Comtes, doyen de Notre-Dame et grand vicaire de M. le cardinal de Retz, archevêque de Paris ; le mariage n’a pas souffert la moindre difficulté.

[146] Id., 1er mai 1879.

[147] Id., novembre 1883 et septembre 1885.

[148] Béjart (Armande) (1645-1700), aussi célèbre par sa beauté que par ses succès au théâtre.

En 1672, la sœur d’Armande, Madeleine Béjart[149] meurt. Par son testament elle laisse d’abondantes aumônes et elle demande que son corps repose dans le cimetière de l’église Saint-Paul où sa famille possède une concession. En effet, après avoir été présentée à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, sa paroisse, elle est, « par permission spéciale de Mgr l’Archevêque, portée en carrosse à l’église Saint Paul et inhumée sous les charniers de ladite église. » Le registre de la paroisse la désigne comme comédienne de la troupe du Roi.

[149] Madeleine Béjart (1618-1672) ; elle excellait dans les rôles de soubrette.

Mais ce qui est bien plus formel encore, Molière lui-même a un confesseur attitré : « M. Bernard, prêtre habitué en l’église de Saint-Germain », et l’année même de sa mort[150] le comédien a reçu les sacrements à Pâques, de la main de cet ecclésiastique. A une époque où la communion pascale était à peu près une obligation, il n’est pas étonnant que Molière se soit conformé à la règle imposée, mais ce qu’il est important de constater, c’est qu’encore à cette époque on ne refusait nullement les sacrements aux comédiens, même pas à l’auteur de Tartuffe.

[150] Voir Eudore Soulié, Recherches sur Molière, pages 79 et 261.

Le poète est frappé à mort le 17 février 1673, pendant une représentation du Malade imaginaire. Sentant son heure dernière approcher, il demande à recevoir les secours de la religion ; on court à l’église Saint-Eustache, où les deux ecclésiastiques de service, apprenant quel est l’homme qui réclame leur assistance, refusent de se déranger. On se rend alors chez un prêtre du voisinage qui, plus compatissant, consent à venir voir le moribond ; mais ces allées et venues avaient pris du temps et quand il arriva, Molière n’avait plus besoin de ses services : il était mort entouré des siens et de deux pauvres religieuses qui venaient quêter chaque année à Paris et auxquelles il donnait l’hospitalité.

Les camarades du défunt voulurent lui faire un convoi magnifique. Le curé de Saint-Eustache, M. Merlin, non seulement s’y opposa, mais encore, s’armant du texte même du rituel de Paris, il refusa de laisser inhumer le corps[151].

[151] Le clergé possédait exclusivement la police des cimetières.

La veuve du comédien adressa aussitôt à l’archevêque de Paris[152] une requête des plus pressantes, en faisant valoir les actes de piété, encore tout récents, de son mari. On a dit que l’archevêque avait répondu par une fin de non-recevoir absolue. Ce n’est pas exact : il se borna à renvoyer la requête à l’official pour en informer[153].

[152] Harlay de Champvallon. Il est resté célèbre par la légèreté de ses mœurs ; il avait entre autres une maîtresse, Mme de Bretonvilliers que le peuple avait surnommée « la cathédrale ».

[153] Au-dessous de la lettre est écrite cette phrase : « Renvoyée au sieur abbé de Benjamin, notre official, pour informer des faits contenus en la présente requête. »

Cependant redoutant un refus, Mlle Molière[154] se rendit à Versailles pour solliciter l’intervention du roi : « Si mon mari est criminel, Sire, s’écria-t-elle, ses crimes ont été autorisés par Votre Majesté même ! » Louis XIV, froissé de ces paroles, la congédia brusquement, lui disant que l’affaire ne le concernait pas, qu’elle était du ressort de l’archevêque ; en même temps il donnait l’ordre à Harlay de Champvallon d’éviter l’éclat et le scandale, et de ne pas s’opposer à l’inhumation.

[154] Les comédiennes n’avaient pas le droit de porter le titre de madame.

En bon courtisan, l’archevêque s’inclina, mais, pour sauver les apparences, il fit assurer que Molière avait témoigné son repentir d’avoir exercé la profession du théâtre. Il permit donc « au curé de Saint-Eustache de donner la sépulture ecclésiastique au corps du défunt dans le cimetière de la paroisse, à condition néanmoins « que ce sera sans aucune pompe et avec deux prêtres seulement, et hors des heures du jour, et qu’il ne sera fait aucun service solennel pour lui, ni dans ladite paroisse Saint-Eustache, ni ailleurs, même dans aucune église des réguliers, et que notre présente permission sera sans préjudice aux règles du rituel de notre église que nous voulons être observées selon leur forme et teneur[155]. »

[155] Cette dernière restriction montre bien la volonté formelle du prélat de faire revivre désormais dans son diocèse les lois canoniques contre les comédiens.

Le convoi n’eut lieu que quatre jours après le décès, et, conformément aux ordres de Champvallon, il se fit à neuf heures du soir. Le corps ne fut même pas présenté à l’église, on le porta directement au cimetière Saint-Joseph dans une bière de bois, couverte du poêle des tapissiers ; il était escorté de « six enfants bleus, tenant six cierges, dans six chandeliers d’argent, et de deux ecclésiastiques. » Il n’y eut pas de chants ; beaucoup d’amis suivirent un flambeau à la main.

« La populace, dit Voltaire, qui ne connaissait dans Molière que le comédien, et qui ignorait qu’il avait été un excellent auteur, un philosophe, un grand homme dans son genre, s’attroupa en foule à la porte de sa maison le jour de son convoi. Sa veuve fut obligée de jeter de l’argent par les fenêtres, et ces misérables qui auraient, sans savoir pourquoi, troublé l’enterrement, accompagnèrent son corps avec respect. »

On craignit en effet que le peuple, surexcité par la passion religieuse, ne se livrât à une manifestation scandaleuse ; pour calmer les esprits, on distribua cinq sols à tous les pauvres présents et on dépensa ainsi de 1000 à 1200 livres.

Le cortège parvint sans encombre jusqu’à la rue Montmartre où se trouvait le cimetière, mais la porte était fermée et on avait oublié les clefs ; il fallut les aller chercher. En les attendant, tout le monde put lire à la lueur des torches ces vers placardés sur le mur :

Il est passé ce Molière
Du théâtre à la bière ;
Le pauvre homme a fait un faux bond ;
Et ce tant renommé bouffon
N’a jamais su si bien faire
Le Malade imaginaire
Qu’il a fait le mort pour tout de bon.

Enfin les clefs arrivèrent et la triste cérémonie put s’achever sans incident. Molière fut enseveli au milieu du cimetière, au pied de la croix[156]. Pas une parole ne fut prononcée sur la tombe[157].

[156] M. L. Moland, dans une savante dissertation, croit que le corps du comédien fut aussitôt enlevé du terrain religieux et transporté dans l’enceinte réservée aux enfants morts sans baptême. (Moliériste, juin 1884.)

[157] Plus heureux que Molière, Lulli fut enterré sans difficulté aux Petits-Pères. Sur son mausolée la Mort est représentée tenant d’une main un flambeau renversé et de l’autre un rideau au-dessus du buste du musicien.

Chapelle, outré de cette mesquine persécution, témoigna son indignation en publiant ces vers :

Puisqu’à Paris on dénie
La terre, après le trépas,
A ceux qui, pendant leur vie,
Ont joué la comédie,
Pourquoi ne jette-t-on pas
Les bigots à la voirie ?
Ils sont dans le même cas.

Un siècle plus tard, Chamfort ayant écrit l’éloge de Molière, son œuvre fut couronnée par l’Académie. C’est à ce sujet que Voltaire lui écrivait : « Tout ce que vous dites, monsieur, de l’admirable Molière, et la manière dont vous le dites, sont dignes de lui et du beau siècle où il a vécu. Vous avez fait sentir bien adroitement l’absurde injustice dont usèrent envers ce philosophe du théâtre des personnes qui jouaient sur un théâtre plus respecté. Vous avez passé habilement sur l’obstination avec laquelle un débauché refusa la sépulture d’un sage.

« L’archevêque Champvallon mourut depuis, comme vous savez à Conflans, de la mort des bienheureux, sur Mme de Lesdiguières, et il fut enterré pompeusement au son de toutes les cloches, avec toutes les belles cérémonies qui conduisent infailliblement l’âme d’un archevêque dans l’empyrée[158]. Mais Louis XIV avait eu bien de la peine à empêcher que celui qui était supérieur à Plaute et à Térence ne fût jeté à la voirie : c’était le dessein de l’archevêque et des dames de la halle, qui n’étaient pas philosophes. Les Anglais nous avaient donné, cent ans auparavant, un autre exemple ; ils avaient érigé, dans la cathédrale de Strafford, un monument magnifique à Shakespeare, qui pourtant n’est guère comparable à Molière ni pour les arts ni pour les mœurs[159]. »

[158] Il était mort en effet d’une attaque d’apoplexie en la compagnie de Mme de Lesdiguières. Mme de Sévigné écrit à ce propos : « Il s’agit maintenant de trouver quelqu’un qui se charge de l’oraison funèbre du mort. On prétend qu’il n’y a que deux petites bagatelles qui rendent cet ouvrage difficile, c’est la vie et la mort. » Le Père Gaillard consentit cependant à se charger de l’oraison funèbre, mais à condition qu’il ne parlerait pas du défunt.

[159] Ferney, 27 septembre 1769.

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