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Les comédiens hors la loi

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XIV
RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

Sommaire : Situation civile des comédiens. — Droits excessifs des gentilshommes de la chambre. — Le For-l’Évêque. — L’hôpital. — Comédiens en prison.

Si la société religieuse mettait les comédiens du dix-huitième siècle au même niveau que les histrions païens, la société civile se montrait-elle plus équitable à leur égard, leur accordait-elle un traitement en rapport avec la considération qu’ils méritaient par leur conduite personnelle ?

En aucune façon. Elle fut pour eux plus dure encore que ne l’était la société religieuse.

En 1709, les comédiens eurent un procès qui vint devant le Parlement ; la Cour ne consentit à les entendre que par une condescendance tout exceptionnelle et l’avocat général eut grand soin de le leur faire observer : « Les comédiens, dit ce magistrat, n’ont point d’état légal en France ; ils ne peuvent se flatter d’être entendus en corps, n’ayant aucune lettre patente, mais un simple brevet du roi. Cependant la Cour, par grâce, n’a pas voulu user de cette rigueur et refuser l’audience envers un corps à qui on ne donne même pas le nom de communauté mais de troupe, dont on ne connaît pas l’établissement par une voie juridique, etc. » On se rappelle qu’en 1737 la Cour avait traité les comédiens « d’hommes diffamés, dont le crime est aussi public que la profession qu’ils exercent est solennellement défendue. »

Cette théorie fut adoptée avec enthousiasme par les adversaires du théâtre et l’on peut lire dans l’abbé de Latour : « Tout le pompeux étalage des titres de la Comédie française porte à faux ; la communauté des savetiers est plus légitime que la troupe des comédiens. »

Aux yeux des Parlements le comédien reste frappé de la note d’infamie que le préteur lui a infligée à Rome et qui s’est perpétuée dans les coutumes françaises. C’est là une tache indélébile dont rien n’a pu le laver. Au point de vue civil, sa profession est déclarée infâme comme celle du bourreau.

Voyons quelle situation était faite en France aux gens de théâtre par les lois civiles et quelle liberté leur était accordée.

Jusqu’en 1789, il n’existe en réalité à Paris que trois théâtres : La Comédie française, l’Opéra, la Comédie italienne, tous trois munis d’un privilège exclusif qui empêche toute concurrence[273]. Les artistes de ces trois théâtres portent le nom de Comédiens du Roi et à ce titre ils sont soumis à la juridiction des Gentilshommes de la chambre et du ministre de la Maison du Roi. Tous les autres acteurs, c’est-à-dire ceux qui appartiennent aux théâtres de la foire[274], et sont par conséquent d’un ordre inférieur, dépendent du lieutenant de police[275].

[273] Les trois jours élégants pour la Comédie française étaient le lundi, le mercredi et le samedi ; pour la Comédie italienne, le lundi et le jeudi. On ne jouait l’opéra que trois fois par semaine, le dimanche, le mardi et le vendredi ; le vendredi était le jour préféré du beau monde.

[274] Les foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent duraient, la première, pendant les mois de février, mars et avril ; la seconde, pendant les mois de juillet, août et septembre. Il y avait spectacle tous les jours. On y voyait des pantomimes, des danseurs de corde, des voltigeurs, des sauteurs et des marionnettes.

[275] Tous les théâtres étaient placés sous la surveillance du lieutenant de police ; mais ce dernier, au moins pour les théâtres royaux, n’agissait que lorsqu’il survenait quelque scandale public.

Si cette autorité ne s’était exercée sur les comédiens qu’en tant que comédiens, elle eût été fort compréhensible, mais elle s’exerçait encore sur eux en tant que citoyens et d’une façon odieuse, vexatoire et arbitraire.

Le comédien se trouve sous la dépendance absolue des Gentilshommes et de la police. Pour lui la justice n’existe pas, il est hors la loi. Sans jugement, sans appel, sans recours possible, il est frappé d’emprisonnement et même quelquefois de châtiments corporels. Il ne s’appartient plus ; une fois monté sur la scène, il n’a plus le droit de la quitter.

Ces droits étranges, bizarres, exorbitants, n’étaient que la reproduction, cela est incontestable, des pouvoirs que possédait autrefois le préteur. Dix-huit siècles se sont écoulés et le comédien est encore frappé d’infamie, il est encore considéré comme un esclave qu’on peut enfermer arbitrairement, et qui n’est pas libre de sa destinée. De même que l’Église, dans les pénalités qu’elle lui inflige, s’appuie sur les canons des anciens conciles, sans se préoccuper de savoir s’il n’est pas monstrueux d’assimiler le comédien du dix-huitième siècle à l’histrion ou au cocher du cirque, de même la société civile, qui s’est emparée du droit romain, en fait revivre tous les articles sans se soucier davantage de l’équité et de la justice. Il faut insister sur ce point, car si on a, et avec raison, souvent reproché au clergé ses rigueurs surannées, on n’a pas, à notre avis, suffisamment fait ressortir l’iniquité des lois civiles à l’égard des gens de théâtre.

Rome plaçait au même niveau le comédien et la prostituée. L’Église chrétienne avait suivi cet exemple. Le dix-huitième siècle ne crut pas pouvoir mieux faire que de les imiter. De même qu’il met la prostituée hors la loi, il y met aussi le comédien. Il n’établit entre eux qu’une différence : ils ne dépendent pas de la même juridiction. La prostituée est soumise à l’arbitraire de la police ; le comédien, du moins celui qui appartient aux théâtres royaux, est soumis à l’arbitraire de la maison du Roi et des Gentilshommes de la chambre.

Cette différence, était grande. Le joug des Gentilshommes, quelque dur qu’il fût, était incomparablement plus doux que celui de la police. Aussi voyait-on toutes les femmes galantes s’efforcer d’obtenir leur inscription sur les registres d’un des trois théâtres royaux. L’Opéra surtout formait le but de toutes leurs ambitions. Au milieu de cet immense personnel, il était relativement facile de se faire comprendre sur la liste des choristes, figurantes, danseuses, etc. ; il n’était même pas besoin d’un talent bien décidé pour pénétrer à l’Académie royale de musique et se faire inscrire comme « fille du magasin ». On désignait ainsi les demoiselles du chant ou de la danse qui n’avaient pas achevé leurs études et figuraient sur la scène avant d’être engagées. Une fois à l’Opéra, la fille galante se trouvait absolument soustraite à l’action de la police et la bravait impunément.

Le théâtre, en effet, était un lieu d’immunité, et en cela la loi française reproduisait encore la loi romaine dans ce qu’elle avait de plus immoral. Toute jeune fille, quel que fût son âge, qui parvenait à entrer au théâtre, se trouvait par ce seul fait émancipée, et elle échappait complètement à l’autorité paternelle et maternelle. Il en était de même pour la femme mariée ; les droits du mari venaient se briser devant cet asile inviolable qui s’appelait le théâtre.

Le comédien ne pouvait se retirer sans l’autorisation des Gentilshommes ; quelque légitimes, quelque impérieux que fussent ses motifs de quitter la scène, il restait soumis à une décision arbitraire et qui n’était pas toujours conforme à ses désirs. Il n’avait pas le droit de sortir de France sans une permission signée du premier Gentilhomme en exercice, et ce dernier la refusait presque toujours[276].

[276] Cette rigueur provenait de ce que les comédiens, chanteurs, danseurs, etc., recevaient à l’étranger des appointements beaucoup plus considérables qu’en France, et que si on les avait laissés s’éloigner, il n’y aurait bientôt plus eu à Paris de sujets pour les trois théâtres. Plusieurs fois des artistes se sauvèrent en dépit des ordres du roi et de la surveillance dont ils étaient l’objet ; ceux qu’on rattrapait étaient très sévèrement punis.

Quiconque appartenait à la profession du théâtre ne pouvait se dérober à l’invitation des Gentilshommes de la chambre. La réputation d’un acteur de Lyon, de Marseille, de Bordeaux, etc., parvenait-elle à Paris, le premier Gentilhomme envoyait un ordre de début, accompagné d’une lettre de cachet ; qu’il le voulût ou non, le comédien était traîné à Paris et obligé de jouer.

Un comédien, même sans engagement, n’avait pas le droit de refuser de monter sur la scène. En 1768 un sieur Fierville, acteur célèbre, vint de Berlin à Paris ; mais malgré les sollicitations des Gentilshommes il s’obstina à ne pas vouloir débuter à la Comédie française. Cela suffit pour le faire arrêter et on l’enferma en prison, à Châlons-sur-Marne.

On allait même plus loin encore. Une femme ou une fille du peuple paraissait-elle devoir réussir au théâtre, on l’y inscrivait d’office et une lettre de cachet l’enlevait à sa famille, en dépit de toutes les protestations. C’est ainsi que Sophie Arnould, à peine âgée de quatorze ans, malgré la résistance opiniâtre de sa mère, fut attachée à l’Académie royale de musique.

Ces pratiques amenaient même une étrange contradiction entre les exigences de l’Église et celles de l’État. Alors que le clergé imposait au comédien l’obligation sine qua non de renoncer à sa profession, s’il voulait recevoir les sacrements de la religion, se marier, être enterré en terre sainte, l’État ne le laissait pas libre de quitter le théâtre. Les empereurs chrétiens avaient, sur les instances mêmes de l’Église, aboli cet usage barbare ; mais le dix-huitième siècle, qui croyait qu’on ne pouvait traiter les gens de théâtre avec trop de sévérité, en était revenu à la loi romaine dans toute sa rigueur. Le comédien se trouvait donc dans l’impossibilité d’échapper aux foudres de l’Église ; même quand il s’était conformé aux prescriptions du clergé, qu’il avait de bonne foi, sincèrement, renoncé à sa profession, il n’était nullement à l’abri d’un ordre des premiers Gentilshommes lui enjoignant de remonter sur le théâtre et le replaçant par conséquent sous les coups de l’excommunication. Ainsi, d’un côté, excommunication formelle s’il reste au théâtre, de l’autre, impossibilité matérielle de le quitter en raison des droits de l’État. Excommunié s’il joue, en prison s’il ne joue pas. Voilà la situation que le dix-huitième siècle fait au comédien[277].

[277] Le gouvernement élevait même la prétention de forcer le public à se rendre au théâtre. On peut rappeler le curieux incident qui se passa en 1753 à Marseille. Le duc de Villars, gouverneur de Provence, fit augmenter le prix des places de la comédie en l’honneur de la Dumesnil. Les habitants aimèrent mieux rester chez eux que de payer plus cher. Le gouverneur dénonça à la cour cette désertion comme une révolte, et M. de Saint-Florentin écrivit aux échevins pour les menacer de priver à l’avenir leur ville de troupes de comédiens. Les échevins lui répondirent spirituellement que les habitants ne faisaient que se conformer aux prescriptions de leur évêque, M. de Belzunce.

La contradiction était si frappante, si révoltante, qu’on ne pouvait manquer d’en tirer parti. Plus d’un acteur, désireux de quitter le théâtre, n’hésita pas à prétexter des scrupules religieux et à se mettre sous la protection de l’archevêque de Paris. Ce n’était pas une raison pour que sa demande fût forcément agréée[278].

[278] En 1759 il y eut à Paris un procès assez singulier. « Ramponeau, cabaretier de la Courtille, était un bouffon dont les propos, la face, les allures comiques, firent espérer à Gaudron, entrepreneur des spectacles sur le boulevard, d’attirer beaucoup de monde à son théâtre, s’il pouvait l’y faire monter. Ils passèrent un accord par lequel Ramponeau s’engageait à représenter pendant trois mois, avec un dédit de mille livres. A la veille de la première représentation, Ramponeau, qui avait fait ailleurs un nouveau marché où il trouvait mieux son compte, fit signifier à Gaudron un acte où, prenant le ton dévot, il lui déclare qu’il ne peut faire son salut en exécutant ses promesses, et que le zèle avec lequel il veut travailler à conserver ses bonnes mœurs l’oblige de renoncer pour jamais au théâtre. Gaudron demanda que le dévot Ramponeau fût du moins condamné à lui payer le dédit de cent pistoles. » Le procès ne fut point jugé. Voltaire a écrit sur cette aventure le Plaidoyer de Ramponeau.

Il existait une grande différence entre les lois religieuses et les lois civiles, et il est essentiel de la faire remarquer. Alors que les lois religieuses ne s’appliquaient guère qu’à la Comédie française, les lois civiles étaient générales pour tous ceux qui montaient sur la scène ; elles concernaient aussi bien les Italiens, les chanteurs de l’Opéra, les danseurs, que les artistes de la Comédie.

En dehors du théâtre et des questions de théâtre, le comédien jouissait-il des droits de tous les citoyens ?

En aucune manière. Le comédien n’est pas citoyen, il est placé sur le même rang que le bourreau, comme lui il est frappé d’une note d’infamie : il ne peut témoigner en justice, il ne peut exercer aucun emploi, aucune fonction publique, même celles que l’on achète à prix d’argent ; il n’est admis ni aux fonctions municipales ni aux charges militaires. Certaines compagnies, celle des avocats par exemple, vont même plus loin ; elles repoussent de leur corps celui qui épouse une comédienne ou une fille de comédienne[279]. C’est toujours la reproduction de la loi romaine.

[279] En 1775, François de Neufchâteau, avocat au Parlement, épousa Mlle Dubus, fille d’un ancien danseur de l’Opéra et nièce de Préville ; le Conseil des Avocats considéra cette union comme une mésalliance et Neufchâteau fut rayé du tableau. Il voulut alors acheter une charge d’avocat aux Conseils, mais il fut impitoyablement repoussé. Sa jeune femme mourut de chagrin.

Le droit d’emprisonnement, accordé aux Gentilshommes, n’était pas une vaine menace, un épouvantail destiné à maintenir dans l’ordre une troupe turbulente et mutine. Il était parfaitement réel, et on l’exerçait à chaque instant. On ne peut s’imaginer avec quel souverain mépris les comédiens étaient traités et avec quelle désinvolture on les mettait au cachot pour des peccadilles. Pas une semaine ne s’écoulait sans qu’un acteur ne fût emprisonné, en vertu d’une lettre de cachet lancée par le premier Gentilhomme.

De même que la Bastille et Vincennes recevaient la noblesse et les gens de lettres, de même, les comédiens avaient également une prison attitrée, le For l’Évêque[280] ; ils s’y rencontraient avec les débiteurs insolvables. Les comédiennes partageaient le même sort que leurs camarades, mais comme leurs écarts étaient souvent plus graves et méritaient quelquefois un châtiment plus sévère, il y avait pour elles dans ce cas une seconde maison de détention, l’hôpital de la Salpêtrière[281], ou simplement l’Hôpital, dont le nom seul évoquait les images les plus terrifiantes. Outre la honte d’une infâme promiscuité, quiconque entrait à l’Hôpital avait la tête rasée et couchait sur la paille ; la nourriture ne se composait que de pain, de potage et d’eau ; le costume consistait en une robe de tiretaine et des sabots. Empressons-nous d’ajouter que cette peine fut très rarement appliquée aux comédiennes, mais nous verrons plus d’une fois le parterre dans ses moments de mauvaise humeur leur rappeler cette terrible menace, toujours suspendue sur leurs têtes, par ces cris : « A l’Hôpital ! à l’Hôpital ! »

[280] Le For l’Évêque était autrefois le siège de la juridiction épiscopale ; il donnait sur la rue Saint-Germain-l’Auxerrois et avait son entrée quai de la Mégisserie.

[281] La Salpêtrière, située au faubourg Saint-Victor-lez-Paris, au confluent de la Seine et de la Bièvre, était spécialement la prison des prostituées incorrigibles ; on y enfermait en outre les femmes condamnées soit par ordre du roi, soit par une mesure administrative, soit par une mesure de police, ou en vertu d’un jugement. Prostituées, condamnées, filles et femmes détenues sur la plainte de leurs parents ou de leurs maris, ou par ordre du roi, comédiennes, toutes se trouvaient soumises au même régime et il était des plus rigoureux. Il y avait cependant des quartiers différents suivant les causes de l’emprisonnement.

Les acteurs au For l’Évêque ne cessaient pas leur service au théâtre ; un exempt venait les prendre en voiture pour l’heure de la représentation, et, dès que la pièce était jouée, il les ramenait fidèlement à la prison. Ils y jouissaient d’un bien-être relatif ; on leur permettait de recevoir des visites et de faire venir la nourriture du dehors ; ils en profitaient pour donner des festins auxquels leurs amis étaient conviés. De telle sorte qu’à part la privation de liberté la punition n’était pas des plus pénibles.

Les plus illustres de la troupe tragique n’étaient pas plus épargnés que de simples bateleurs ; pour la moindre faute on les jetait au For l’Évêque. Lekain y fut envoyé à plusieurs reprises, tantôt pour s’être absenté sans permission, tantôt pour être resté à Ferney, chez Voltaire, un jour de plus que son congé ne l’y autorisait. Le patriarche avait beau solliciter son ami le maréchal de Richelieu, le noble duc lui répondait : « Si Lekain n’est pas à Paris le 4, il sera mis en prison. » Et Lekain n’étant arrivé que le 5, c’est au For l’Évêque qu’il descendit[282].

[282] En 1756, l’affluence était si grande au For l’Évêque que, faute de pièce convenable à lui donner, on enferma Lekain dans un cachot étroit et malsain ; sur les réclamations de ses amis, on le transféra à l’Abbaye.

Pour montrer avec quelle déplorable facilité on usait de la prison, quelques exemples ne seront peut-être pas inutiles. En 1751, les Comédiens français qui se croyaient maîtres chez eux et s’imaginaient avoir le droit de bâtir sur leur terrain sans être obligés d’en demander la permission, avaient fait construire dans l’enfoncement de la première coulisse de chaque côté du théâtre de petites loges, qu’ils comptaient louer à l’année et dont ils espéraient beaucoup de profit. Le duc de Richelieu, mécontent que ce changement eût été fait sans son autorisation, ordonna de jeter bas sur l’heure ces nouvelles loges et il vint lui-même après souper, à trois heures du matin, constater que ses ordres étaient exécutés. C’est à cette occasion qu’on lui donna le sobriquet de Jacques Desloges. Mais La Noue s’étant permis d’écrire un mémoire des plus mesurés pour prouver le droit de ses camarades de faire des changements dans leur salle, il fut mis au For l’Évêque et il y resta dix-sept jours.

Souvent aussi ce n’était pas pour des motifs aussi futiles et aussi peu fondés que les acteurs étaient incarcérés. Ainsi, en 1735, à la reprise solennelle de l’opéra de Jephté, qui avait attiré au théâtre la plus brillante et la plus nombreuse assistance, Mlle Lemaure[283], qui jouait le rôle d’Iphise, ne trouva rien de mieux que d’abandonner la scène au beau milieu de la représentation, pour s’en aller souper en ville. M. de Maurepas, ministre de la maison du roi, qui se trouvait au théâtre, voyant le spectacle interrompu et en apprenant la cause, délivra aussitôt contre la comédienne une lettre de cachet avec ordre de la mettre sur l’heure à exécution. C’est ce qui eut lieu ; mais le plus plaisant fut de voir l’intendant de la généralité de Paris, Louis Achille de Harlay, chez lequel la cantatrice devait souper, l’accompagner jusqu’à la prison en grande cérémonie.

[283] « Pour la Lemaure, dit Mlle Aïssé, elle est bête comme un pot ; mais elle a la plus belle et la plus surprenante voix qu’il y ait dans le monde ; elle a beaucoup d’entrailles. » (Décembre 1730.)

En 1762, on dut un jour, à la Comédie française, rendre l’argent, parce qu’une actrice qu’on ne pouvait suppléer, venait de tomber malade. Cette actrice indisposée était Mlle Dubois qui, dans ce moment, se trouvait en grande loge à l’Opéra. Elle fut envoyée au For l’Évêque et de plus condamnée à payer les frais et le profit de la représentation.

Dans la pièce d’Olivette, juge des enfers[284], il y avait un couplet qui finissait par ce refrain :

[284] Opéra comique en un acte par M. Fleury.

Un petit moment plus tard,
Si ma mère fût venue,
J’étais, j’étais… perdue.

« Une jeune actrice fort jolie, qui chantait ce couplet, avait coutume, aux répétitions, de substituer, par plaisanterie, au mot « perdue » une rime un peu grenadière dont l’énergie lui plaisait fort. La force de l’habitude lui fit prononcer ce malheureux mot à une représentation devant une assemblée très nombreuse. Ce fut un coup de théâtre général ; plusieurs dames sortirent précipitamment de leurs loges ; d’autres restèrent parce que le public polisson criait bis. L’actrice paraissait étonnée que l’on fît tant de bruit pour si peu de chose. Un exempt vint la prier de le suivre en prison, où elle fut conduite, escortée joyeusement de la plus grande partie des spectateurs[285]. »

[285] Anecdotes dramatiques, 1775.

En 1769, Mlle Arnould[286] manqua gravement à Fontainebleau à Mme Du Barry qui s’en plaignit au roi. Sa Majesté ordonna que Mlle Arnould serait mise pour six mois à l’Hôpital, mais Mme Du Barry, revenue à des idées plus modérées, demanda elle-même la grâce de la coupable ; elle ne l’obtint qu’avec peine[287]. Les camarades de Mlle Arnould eurent grand soin de ne pas laisser ignorer son aventure et la répandirent avec une charité merveilleuse ; de plus, toutes les fois que cette actrice paraissait parmi elles, on avait toujours soin de prononcer négligemment le mot d’hôpital pour bien humilier la reine d’Opéra.

[286] Sophie Arnould, née en 1744 dans la chambre où l’amiral Coligny fut assassiné, mourut en 1803. Un jour, au théâtre de la cour, tout le monde s’extasiait sur sa voix. « Oui, dit Galiani, c’est le plus bel asthme que j’aie jamais entendu. »

[287] Lorsqu’elle apprit la mort de Louis XV et l’exil de la Du Barry, Sophie Arnould dit en s’adressant aux demoiselles d’Opéra : « Pleurons, mes sœurs, nous voilà orphelines de père et de mère. »

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