← Retour

Les comédiens hors la loi

16px
100%

XXVIII
DE 1830 A NOS JOURS

Sommaire : L’Encyclopédie théologique de l’abbé Migne. — La Théologie morale de Mgr Gousset. — Mgr Affre et les comédiens. — Le concile de Soissons en 1849. — La société civile et les comédiens. — La décoration.

La révolution de 1830 ne modifia pas sensiblement la situation des comédiens au point de vue religieux. Bien que l’Église, suivant le mouvement des mœurs et des idées, les considérât d’un œil évidemment moins défavorable[577], elle se trouvait liée par les prescriptions des rituels et elle n’osait les enfreindre. Depuis 1789 jusqu’à la République de 1848, il n’y eut pas en France de concile provincial ; or les rituels ne pouvaient être réformés que par un concile : c’est ce qui explique comment ils subsistèrent sans modification jusqu’en 1848 et comment les lois canoniques qui frappaient les comédiens restèrent en vigueur jusqu’à cette époque[578].

[577] Le duc de Rohan, archevêque de Besançon, écrivait à M. Alexandre, acteur de province, qui venait de donner une représentation au bénéfice des pauvres : « Qu’il soit béni celui qui passe en faisant du bien, et qui, dans tous les pays, s’est conservé chrétien ! Qu’il soit béni et que sa famille entière participe dès ce monde aux bénédictions et aux récompenses promises aux miséricordieux. » Deux jours après, le même acteur donna une représentation au bénéfice des comédiens de Besançon. L’archevêque fit prendre de ses deniers vingt-cinq billets de première. (Gazette des tribunaux, 17 novembre 1831.)

[578] D’après le Concordat, on ne pouvait réunir un concile sans l’autorisation de l’État, et cette autorisation fut refusée jusqu’en 1848.

L’Encyclopédie théologique, publiée par l’abbé Migne en 1847, montre bien que la discipline de l’Église ne s’était pas modifiée.

Voici ce qu’on lit à l’article Comédiens : « L’excommunication prononcée contre les comédiens, acteurs, actrices tragiques ou comiques, est de la plus grande et de la plus respectable antiquité… elle fait partie de la discipline générale de l’Église de France… Cette Église ne leur accorde ni les sacrements, ni la sépulture ; elle leur refuse ses suffrages et ses prières, non seulement comme à des infâmes et des pécheurs publics, mais comme à des excommuniés… Dans un grand nombre de rituels, de conciles, d’ordonnances synodales, il y a des excommunications contre les comédiens ; les Conférences d’Angers, revues et annotées, il y a peu d’années, par Mgr Gousset, déclarent formellement les comédiens excommuniés. Les acteurs et les actrices étant excommuniés en France, dit l’Examen raisonné, on ne peut leur donner ni l’absolution, même à l’article de la mort, ni la sépulture ecclésiastique après leur mort, s’ils ne renoncent à leur état. Que dans quelques diocèses l’excommunication qui pesait sur eux soit tombée en désuétude, c’est possible, mais ce n’est assurément pas dans tous. »

L’abbé Migne ajoute que dans les diocèses où les comédiens ne passent pas pour excommuniés on les range dans la catégorie des pécheurs publics, qui sont infâmes en raison de leur condition ou profession. C’est ce que faisait le rituel de Paris.

L’abbé reconnaît cependant que les gens de théâtre ne sont plus dénoncés au prône dans aucun diocèse et que par conséquent la discipline ecclésiastique tend à devenir à leur égard moins sévère qu’elle ne l’était.

Voici à quelle conclusion pratique arrive le théologien : « On doit en agir avec les comédiens comme avec les pécheurs publics, les éloigner de la participation des choses saintes pendant qu’ils sont sur le théâtre, les y admettre dès qu’ils le quittent. »

Mgr Gousset, archevêque de Reims, dans sa Théologie morale, se montre déjà beaucoup plus tolérant que l’abbé Migne : « Le théâtre, dit-il, n’étant pas mauvais de sa nature, la profession des acteurs et des actrices, quoique généralement dangereuse pour le salut, ne doit pas être regardée comme une profession absolument mauvaise[579]. »

[579] Il parut cependant à Schaffhouse, en 1838, une brochure qui dépeignait en ces termes les pernicieux effets du théâtre moderne sur les mœurs. « Le drame français moderne n’est qu’un tissu de crimes, de blasphèmes et d’horreurs. C’est un monstre moral. Parmi les personnes du sexe qui figurent dans les pièces de théâtre de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas on trouve huit femmes adultères, six courtisanes de différents rangs, six victimes de la séduction ; quatre mères ont des intrigues avec leurs fils ou gendres, et dans trois cas le crime suit l’intrigue. Onze personnes sont assassinées par leurs amants ou leurs maîtresses, et dans six de ces pièces le héros principal est un bâtard ou un enfant trouvé, et toute cette masse d’horreurs a été entassée par deux auteurs parisiens dans six drames créés dans un espace de trois ans. »

C’est là un premier pas dans la voie de l’apaisement ; mais Mgr Gousset ne s’en tient pas là, il va plus loin encore. Il reconnaît qu’il n’existe aucune loi générale de l’Église proscrivant la profession du théâtre sous peine d’excommunication et que le fameux canon du concile d’Arles, sous lequel les comédiens courbent la tête depuis près de quinze siècles, n’est qu’un règlement particulier : « D’ailleurs, dit-il, il n’est pas certain que ce décret, qui était dirigé contre ceux qui prenaient part aux spectacles des païens, soit applicable aux acteurs du moyen âge ou aux acteurs des temps modernes, et il n’est guère plus certain qu’il s’agisse ici d’une excommunication à encourir par le seul fait, ipso facto. »

Il était peut-être un peu tard pour s’en apercevoir, mais enfin mieux vaut tard que jamais.

Mgr Gousset établit une distinction entre les comédiens et les bateleurs, les farceurs publics, les danseurs de corde, en un mot les histrions.

« On doit certainement, dit-il, refuser les sacrements aux histrions, à moins qu’ils n’aient renoncé ou ne déclarent publiquement renoncer à une profession justement flétrie par l’opinion publique ; ce sont des gens sans foi, sans religion, sans moralité. On doit encore les refuser à un acteur diffamé dans le pays par la licence de ses mœurs ou l’abus de sa profession, tant qu’il n’aura pas réparé les scandales qu’il a commis. »

Sauf ces restrictions, l’archevêque de Reims croit qu’on peut recevoir les comédiens aux sacrements, comme on le fait du reste partout ailleurs qu’en France et même en Italie. Il pense également qu’on peut les admettre aux fonctions de parrain et de marraine. Pour ce qui regarde la sépulture, on ne doit en priver que ceux qui ont refusé les secours de la religion.

Quant aux derniers sacrements, l’archevêque est d’avis qu’on ne peut les accorder que sous certaines conditions.

« Lorsqu’un acteur est en danger de mort, dit-il, le curé doit lui offrir son ministère. Si le malade ne paraît pas disposé à renoncer à sa profession, il est prudent, à notre avis, de n’exiger que la simple déclaration que, s’il recouvre la santé, il s’en rapportera à la décision de l’évêque. Cette déclaration étant faite, on lui accordera les secours de la religion. Dans le cas où il s’obstinerait à refuser la déclaration qu’on lui demande, il serait évidemment indigne des sacrements et des bénédictions de l’Église. »

On le voit, s’il y a amélioration notable dans la situation canonique des acteurs, ils sont encore soumis à des règles spéciales.

Mais depuis cette époque les idées de tolérance ont fait chaque jour du chemin et l’attitude du clergé est devenue de plus en plus conciliante. En 1847 Mgr Affre, archevêque de Paris, permet à Rose Chéri de se marier tout en restant au théâtre.

En 1848, une députation de comédiens vint prier Mgr Affre de lever l’excommunication qui frappait les membres de leur profession. Le prélat leur répondit qu’il n’avait pas à la lever, parce que, à sa connaissance, elle n’avait jamais été formulée, et que les comédiens français pourraient dorénavant dans son diocèse participer aux sacrements[580].

[580] Cette réponse, rapportée par M. Régnier dans une lettre au Temps du 27 septembre 1884, nous paraît formuler deux assertions contradictoires.

Mais ce n’était là qu’une opinion personnelle et dont les comédiens ne devaient être appelés à bénéficier que dans le diocèse de Paris.

Le concile de Soissons, en 1849, modifia définitivement et officiellement la discipline de certains diocèses : « Quant aux comédiens et aux acteurs, dit le concile, nous ne les mettons pas au nombre des infâmes ni des excommuniés. Cependant, si comme cela arrive presque toujours, ils abusent de leur profession pour jouer des pièces impies ou obscènes, de manière qu’on ne puisse s’empêcher de les regarder comme des pécheurs publics, on doit leur refuser la communion eucharistique. »

Cette discipline fut aussitôt adoptée dans quelques provinces ecclésiastiques et depuis elle a gagné chaque jour du terrain. C’est surtout depuis 1870, c’est-à-dire depuis que l’Église de France a abandonné les théories gallicanes, que l’admission des gens de théâtre aux sacrements ne fait plus de difficulté ; sauf de bien rares exceptions, le clergé traite les comédiens comme tous les autres chrétiens et on peut dire qu’au point de vue religieux ils sont aujourd’hui dans le droit commun.

On n’en peut dire autant au point de vue civil. La réprobation qu’a toujours inspirée la profession du théâtre va en s’atténuant, cela est incontestable, mais elle n’est pas encore complètement effacée.

M. Alphonse Karr prétend que non seulement les comédiens ont atteint depuis longtemps « l’égalité », mais qu’ils l’ont même dépassée, et que quand on la demande pour eux, c’est à reculons qu’il faudrait les y ramener. Il cite à l’appui de sa thèse les ovations dont quelques actrices sont l’objet, les émoluments considérables que reçoivent certains artistes et dont un magistrat ne touche pas la trentième partie.

La comparaison nous paraît manquer de justesse. Des ovations exagérées, des appointements excessifs, ne constituent en aucune façon l’égalité civile. Les comédiens, au dix-huitième siècle, étaient bien autrement adulés et flattés qu’ils ne le sont aujourd’hui, et cependant ne se trouvaient-ils pas hors du droit commun ?

La vérité est que la société civile n’a pu se décider encore à considérer la profession dramatique comme honorable et à rompre irrévocablement la barrière qui sépare le comédien du citoyen.

Si d’après la loi le comédien est l’égal de tous les citoyens, s’il ne se trouve exclu d’aucun emploi, d’aucune charge, en fait cette égalité n’existe pas complète, et le préjugé, plus fort que la loi, interdit formellement à l’acteur l’accès de certaines fonctions qui légalement lui est ouvert.

Il y a progrès cependant. Rien ne s’oppose plus maintenant à ce que le comédien parvienne au grade d’officier dans la réserve et dans la territoriale ; plusieurs, à notre connaissance, y remplissent les fonctions de lieutenant. Le comédien peut briguer les charges municipales et y parvenir ; nous avons vu M. Christian remplir pendant plusieurs années les fonctions de maire de Courteuil. L’étourdissant Jupiter de la Belle Hélène mariait ses concitoyens avec beaucoup de dignité, et il était invité aux réceptions de M. le duc d’Aumale à Chantilly.

Mais c’est là un cas tout à fait exceptionnel et qui, nous le croyons, n’a pas dû se reproduire. Le préjugé éloigne aussi bien le comédien des fonctions municipales que des fonctions législatives. Se figure-t-on M. Coquelin aîné au Sénat, M. Coquelin cadet siégeant à la Chambre basse ? Quiconque, quelle que soit sa situation ou sa profession, le paysan, l’ouvrier, le cabaretier, peut briguer le mandat législatif avec des chances de succès ; M. Got, M. Delaunay, ne le peuvent pas.

Récemment, dans le Rappel, M. Vacquerie attaquait ce préjugé toujours vivant, qui empêche de décorer un comédien.

« Le préjugé, dit-il, me rappelle ce pauvre Seveste[581], blessé à mort en défendant Paris contre les Prussiens. On le décora agonisant. Je ne crois pas qu’aucun soldat ait eu à rougir d’être de la même légion que ce cabotin. MM. Régnier et Samson avaient été décorés à la condition de ne plus jouer. M. Seveste avait été décoré à la condition de ne plus vivre. »

[581] Il appartenait à la Comédie française et mourut le 31 janvier 1871, des suites d’une blessure reçue à Buzenval.

Depuis cette époque, nous avons fait un pas de plus ; on décore les comédiens, et on leur permet, fort heureusement pour eux et pour nous, de vivre et même de rester au théâtre ; cependant le préjugé n’en subsiste pas moins.

En 1881, M. Got est fait chevalier de la Légion d’honneur ; il est décoré non pas comme comédien, mais quoique comédien. C’est le professeur au Conservatoire qui est l’objet de la distinction, il n’est pas fait mention du « doyen de la Comédie française ».

Le 4 mai 1883, M. Delaunay reçoit à son tour la croix de la Légion d’honneur, mais dans ce cas encore c’est le professeur au Conservatoire que l’on honore. Par une inconséquence que l’on retrouve sans cesse dans cette question des comédiens, M. Delaunay, qu’on n’ose décorer comme sociétaire de la Comédie, reçoit sa nomination et ses insignes en sortant de scène, en plein foyer du Théâtre-Français[582] ; bien plus, ils lui sont remis officiellement par M. Jules Ferry, président du Conseil, et par le général Pittié, secrétaire de la Présidence de la République !

[582] Il venait de jouer la Nuit d’octobre et Il ne faut jurer de rien.

Il y a quelques jours à peine M. Febvre, l’éminent sociétaire de la Comédie, a reçu enfin la distinction à laquelle il avait tant de droits, mais cette fois encore, ce n’est pas le comédien qui a été décoré, c’est le philanthrope, c’est « le vice-président de la Société française de bienfaisance à Londres ».

Le gouvernement se montre moins réservé lorsqu’il s’agit de rubans subalternes. M. Mounet-Sully, M. Laroche, M. Boisselot, etc., voire même Mlle Richard, sont officiers d’Académie ou de l’Instruction publique, et pour obtenir ces distinctions ils n’ont pas eu besoin d’autre titre que de celui de comédiens distingués. Nous ignorons si des acteurs ont déjà été gratifiés du Mérite agricole, du Nicham ou du Dragon vert, il est à craindre qu’ils n’y échappent pas. Ce sont là des essais sans conséquence, et qui n’ont d’autre but que d’acclimater peu à peu dans l’opinion l’idée de la décoration des comédiens. On espère ainsi amener insensiblement le public à renoncer à un préjugé qui aurait dû disparaître depuis longtemps et qui n’existe pas dans les autres pays. Il en est de la profession du théâtre comme des autres professions, tout dépend de la façon dont on l’exerce.

Le gouvernement dans une Exposition n’hésite pas un instant à donner la croix à des industriels même de l’ordre le moins relevé, à des industriels qui en font une spéculation et une réclame, et il n’ose décorer un comédien !

Il devrait avoir le courage de son opinion et ne pas recourir à de misérables subterfuges, pour accorder une distinction à des hommes parfaitement honorables, du plus grand talent, et qui sont l’honneur de la scène française.

FIN

Chargement de la publicité...