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Les comédiens hors la loi

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VI
DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

Sommaire : La troupe du Marais. — La troupe de l’hôtel de Bourgogne reçoit le titre de Troupe royale des comédiens. — Richelieu encourage le théâtre. — Difficulté pour les comédiens de trouver une salle. — L’abbé d’Aubignac et la Pratique du théâtre. — Déclaration de Louis XIII réhabilitant l’état de comédien. — Mazarin protège la comédie italienne. — Passion d’Anne d’Autriche pour la comédie. — Mazarin introduit en France l’opéra. — La troupe de Molière. — Elle reçoit le titre de Troupe du Roi au Palais-Royal. — Considération dont on entoure les comédiens. — Faveurs que le roi accorde à Molière et à Lulli. — Floridor.

Après avoir imité les pièces antiques, les auteurs s’emparent de la littérature espagnole que la captivité de François Ier et les guerres de religion ont peu à peu fait connaître ; Robert Garnier[97], Alexandre Hardy[98], Rotrou, continuent la régénération du théâtre.

[97] Garnier (Robert) (1545-1601) poète dramatique ; il était très supérieur à Jodelle.

[98] Hardy (Alexandre) (1560-1631). Il imita beaucoup les auteurs espagnols. La troupe de comédiens du Marais l’avait pris à gages et il écrivit pour eux près de 600 pièces, tragédies et comédies. C’est évidemment des pièces de Hardy que Mlle Beaupré disait plus tard : « Nous avions ci-devant des pièces de théâtre pour trois écus, que l’on nous faisait en une nuit. On y était accoutumé et nous y gagnions beaucoup. » A cette époque il fallait renouveler sans cesse l’affiche, et la fécondité de Hardy était précieuse.

Loin de se montrer rebelle à cet art nouveau et épuré, la foule se presse aux représentations de l’hôtel de Bourgogne. Encouragée par un pareil succès, une nouvelle troupe s’établit en 1600 au Marais, à l’Hôtel d’Argent, au coin de la rue de la Poterie. Ces nouveaux venus prennent le nom de Comédiens du Marais[99].

[99] Pour réparer le tort qu’ils allaient faire à leurs confrères de l’hôtel de Bourgogne, ils s’engagèrent à leur payer une redevance d’un écu tournois par représentation.

En même temps que le goût d’un genre plus relevé se répandait dans le peuple, le gouvernement crut sage et prudent de veiller à ce que la décence et l’honnêteté, jusqu’alors trop souvent méconnues, fussent désormais respectées sur la scène. Dans ce but une ordonnance de police rendue en 1609 défendit aux comédiens de jouer aucunes pièces ou farces avant de les avoir communiquées au procureur du roi.

Dès les premières années du règne de Louis XIII, la troupe de l’hôtel de Bourgogne jouit d’une telle faveur que le roi l’autorisa à prendre le titre de Troupe royale des comédiens. Elle devint ainsi une institution monarchique et échappa à la juridiction du Parlement pour dépendre uniquement du bon plaisir royal[100].

[100] En 1615, grâce à la protection du roi, la Troupe royale obtint la jouissance perpétuelle de la salle de l’hôtel de Bourgogne, mais elle s’engagea à payer à la Confrérie de la Passion trois livres tournois par représentation. (Frères Parfaict, Histoire du Théâtre français, tome III.)

Bientôt Corneille parut et donna successivement Mélite, Médée, le Cid, etc. C’était la révélation d’un genre encore inconnu en France et qui en quelques années allait toucher à sa perfection.

Le cardinal de Richelieu ne jugea pas que l’art dramatique, tel qu’il existait alors, fût de nature à pervertir les mœurs ; comprenant que les comédiens qui devenaient les interprètes des œuvres les plus belles de l’intelligence n’avaient rien de commun avec les histrions de la Rome des Césars, avec les bateleurs et les farceurs du moyen âge, il ne leur ménagea pas les encouragements, et il n’hésita pas à se déclarer le protecteur avéré du théâtre. A sa demande, Louis XIII accorda à la troupe royale une subvention annuelle de 12 000 livres. Le cardinal lui-même prêcha d’exemple : non seulement il composa des tragédies, mais il fit construire dans son palais une salle splendide qui coûta plus de 200 000 écus. Le roi et toute la cour étaient invités aux représentations du Palais-Cardinal ; on y conviait les évêques comme de raison, et un banc des mieux placés leur était toujours réservé ; on le désignait même sous le nom de banc des évêques.

Richelieu fit plus encore ; il donna sur la scène du Palais-Cardinal des drames et des ballets où les princes et les plus grands seigneurs tenaient des rôles, et où toute la cour assistait. Pour plaire au ministre, des prélats ne dédaignaient pas de prendre part à ces divertissements. Son ami et son fidèle compagnon, l’abbé de Boisrobert[101], se montrait tellement assidu aux spectacles, qu’on appelait le théâtre la paroisse de l’abbé de Boisrobert.

[101] Boisrobert (François Le Métel de) (1592-1662), chanoine de la cathédrale de Rouen, est resté célèbre par son esprit et la vivacité de ses saillies. Guy-Patin l’appelait : « Un prêtre qui vit en goinfre, fort déréglé et fort dissolu ». Il a composé un assez grand nombre de pièces pour le théâtre qu’il aimait à la folie.

Malgré la protection éclatante accordée aux comédiens par le souverain et son ministre, il existait encore contre eux d’assez grandes préventions, dues en majeure partie à la réputation fort équivoque qu’avaient laissée les farceurs des siècles précédents. Nous n’en voulons d’autre preuve que la difficulté qu’ils éprouvaient à trouver un local pour leurs représentations.

En 1632, le théâtre du Marais vint s’établir rue Michel-le-Comte ; mais à peine la nouvelle salle fut-elle ouverte que les voisins présentèrent requête au Parlement pour en demander la suppression. La rue était fort étroite, disaient-ils, très fréquentée par les carrosses, et comme « elle est composée de maisons à portes cochères, appartenantes et habitées par plusieurs personnes de qualité et officiers des cours souveraines, qui doivent le service de leurs charges, ils souffrent de grandes incommodités à cause que lesdits comédiens jouent leurs comédies et farces même en ce saint temps de carême ». Les habitants sont « contraints le plus souvent d’attendre la nuit bien tard pour rentrer dans leurs maisons, au grand danger de leurs personnes par l’insolence des laquais et filous, coutumiers à chercher tels prétextes et occasions pour exercer plus impunément leurs voleries, qui sont à présent fort fréquentes dans ladite rue, et plusieurs personnes battues et excédées avec perte de leurs manteaux et chapeaux, étant les suppliants, tous les jours de comédie, en péril de voir piller et voler leurs maisons. »

Par arrêt du 22 mars 1633, le Parlement fit droit à une requête si légitime et les malheureux comédiens virent fermer leur salle. Après avoir erré pendant près de deux ans, ils finirent par trouver asile dans un jeu de paume de la rue Vieille-du-Temple et ils s’y établirent définitivement en 1635.

Non content de protéger efficacement le théâtre, le cardinal ministre voulut en fixer les règles, et c’est sur sa demande qu’un de ses familiers, l’abbé d’Aubignac[102], écrivit la Pratique du théâtre[103], « que l’Éminence avait passionnément souhaitée ». A la Pratique l’abbé joignit un Projet de réforme[104] ; il reconnaissait tout d’abord l’infamie dont les lois avaient noté les comédiens et la créance commune qui faisait considérer les spectacles comme contraires au christianisme ; puis il étudiait avec soin la manière de prévenir les inconvénients inhérents à la vie de théâtre.

[102] Aubignac (François Hédelin, abbé d’) (1604-1676). Il était précepteur du duc de Fronsac, neveu de Richelieu. L’abbé s’est essayé successivement dans tous les genres de littérature, mais sans succès.

[103] La Harpe disait de cette Pratique du théâtre : « Ce n’est qu’un lourd et ennuyeux écrit, fait par un pédant sans esprit et sans jugement, qui entend mal ce qu’il a lu et qui croit connaître le théâtre parce qu’il sait le grec. » Comme conclusion à sa Pratique, l’abbé écrivit une tragédie qui fit périr d’ennui tous les spectateurs, bien que l’auteur eût scrupuleusement observé, disait-il, les règles d’Aristote.

[104] Projet de réforme du théâtre à la suite de la pratique, tome I, page 354. Ce Projet ne fut imprimé qu’en 1658. Déjà en 1639 avait paru un ouvrage intitulé Apologie du théâtre, par Georges de Scudéry. Paris, in-4o.

Dans le but de moraliser les coulisses, d’Aubignac proposait d’interdire aux filles de monter sur la scène, à moins qu’elles n’eussent leur père ou leur mère dans leur compagnie ; il défendait aux veuves de jouer pendant leur année de deuil et il les obligeait à se remarier six mois après l’expiration de cette année. Une personne de probité et de capacité (lisez l’abbé d’Aubignac) devait être nommée intendant ou grand maître des théâtres et des jeux publics en France. Les fonctions de ce grand maître étaient des plus importants et comportaient des attributions multiples et variées[105].

[105] Elles avaient beaucoup d’analogie avec celles que s’arrogèrent plus tard les gentilshommes de la Chambre.

C’est à lui qu’incombait le soin de « maintenir le théâtre en l’honnêteté » ; c’est lui « qui veillait sur les actions des comédiens et qui en rendait compte au roi pour y donner l’ordre nécessaire ». C’est lui qui choisissait les acteurs et les obligeait « d’étudier la représentation des spectacles aussi bien que les récits et les expressions des sentiments, afin qu’on n’y vît rien que d’achevé ». Le grand maître devait aussi lire les pièces présentées par les poètes et en examiner l’honnêteté et la bienséance. Il devait encore s’occuper « de trouver un lieu commode et spacieux pour dresser un théâtre selon les modèles des anciens… Autour de ce théâtre seraient bâties des maisons pour loger gratuitement les deux troupes nécessaires à la ville de Paris. »

Dans de telles conditions et avec des comédiens si bien surveillés, il n’y avait plus aucune raison de maintenir contre eux les censures civiles ou ecclésiastiques qui les frappaient. Aussi l’abbé d’Aubignac pouvait-il écrire comme conclusion de ses projets de réforme :

« Une déclaration du roi portera, d’une part, que les jeux de théâtre n’étant plus un acte de fausse religion et d’idolâtrie comme autrefois, mais seulement un divertissement public, et d’un autre côté les représentations étant ramenées à l’honnêteté et les comédiens ne vivant plus dans la débauche et avec scandale, Sa Majesté lève la note d’infamie décernée contre eux par les ordonnances et arrêts. »

Tel était en effet le but que poursuivait Richelieu. Non seulement il s’efforçait par tous les moyens de réagir contre les fâcheux souvenirs laissés par les farceurs du moyen âge en démontrant que la troupe royale n’avait rien de commun avec ces misérables histrions, mais il voulait encore donner aux comédiens une situation et leur créer dans le monde une place honorable, reconnue de tous et protégée par le gouvernement lui-même.

Pour y parvenir, il fit enregistrer au Parlement une déclaration ainsi conçue :

« Louis, etc…, Les continuelles bénédictions qu’il plaît à Dieu de répandre sur notre règne, nous obligeant de plus en plus à faire tout ce qui dépend de nous pour retrancher tous les dérèglements par lesquels il peut être offensé ; la crainte que nous avons que les comédies, qui se représentent utilement pour le divertissement des peuples, ne soient quelquefois accompagnées de représentations peu honnêtes, qui laissent de mauvaises impressions sur les esprits, fait que nous sommes résolu de donner les ordres requis pour éviter tels inconvénients. A ces causes, nous avons fait et faisons inhibitions et défenses par ces présentes, signées de notre main, à tous comédiens de représenter aucunes actions malhonnêtes ni d’user d’aucune parole lascive ou à double entente, qui puissent blesser l’honnêteté publique, et sur peine d’être déclaré infâme, et autres peines qu’il y écherra. Enjoignons à nos juges, chacun dans son district, de tenir la main à ce que notre volonté soit religieusement observée, et en cas que lesdits comédiens contreviennent à notre présente déclaration, nous voulons et entendons que nosdits juges leur interdisent le théâtre et procèdent contre eux par telles voies qu’ils aviseront, selon les qualités de l’acteur, sans néanmoins qu’ils puissent ordonner plus grande peine que l’amende et le bannissement. Et en cas que lesdits comédiens règlent tellement les actions du théâtre, qu’elles soient du tout exemptes d’impuretés, nous voulons que leur exercice, qui peut innocemment divertir nos peuples de diverses occupations mauvaises, ne puisse leur être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce public, ce que nous faisons afin que le désir qu’ils auront d’éviter le reproche qu’on leur a fait jusqu’ici, leur donne autant de sujet de se contenir dans les termes de leur devoir des représentations qu’ils feront, que la crainte des peines qui leur seraient inévitables, s’ils contrevenaient à la présente déclaration.

« Donné à Saint-Germain-en-Laye, le 16 avril 1641, etc. »

Cette déclaration relevait les comédiens de toutes les censures et pénalités qui avaient pu leur être infligées, et les replaçait dans le droit commun. Désormais leur profession est reconnue par le Parlement et personne ne peut la leur imputer à blâme ; ils sont devenus des citoyens et leur réputation dépend de leur conduite personnelle.

Personne ne s’éleva contre la déclaration royale ; le clergé s’en choqua moins que tout autre, puisqu’elle était l’œuvre du cardinal lui-même ; il eût du reste été mal venu à protester, car les plus hauts dignitaires de l’Église protégeaient publiquement le théâtre[106], beaucoup le soutenaient de leurs deniers et de leur influence[107].

[106] Lorsque Mondory (1578-1651), qui dirigeait la troupe du Marais, prit sa retraite, il reçut de Richelieu une pension de 2000 livres ; le cardinal de la Valette lui en accorda une également, et plusieurs seigneurs, désireux de faire leur cour au ministre, ne se montrèrent pas moins généreux.

[107] Richelieu n’était pas le seul prince de l’Église amateur de comédies. En 1646, le cardinal Bichi, nonce du pape, siégeant à Carpentras, fit jouer dans le palais archiépiscopal Akebar, roi du Mogol, dont la musique était de l’abbé Mailly.

C’est surtout à l’époque de la Fronde que le goût pour la comédie se répandit dans les hautes classes, les comédiens de la troupe royale étaient fréquemment mandés à la cour pour y jouer les pièces de leur répertoire.

Mazarin ne se montra pas moins passionné que Richelieu pour les représentations théâtrales. Il combla de ses faveurs non seulement les comédiens français, mais encore les italiens qui avaient été un peu négligés sous le règne de son prédécesseur ; il leur fit accorder la salle du Petit-Bourbon, construite sous Henri III pour Gli Gelosi. Grâce à la protection du cardinal, ils reçurent une pension de 15 000 livres et ils furent autorisés à prendre le titre de Troupe italienne entretenue par Sa Majesté. On les faisait venir fréquemment à la cour, mais leur théâtre à l’encontre de celui des Français n’était pas exempt d’une grande licence[108].

[108] Ces pièces italiennes étaient d’un genre tout à fait particulier. Il n’y avait pas de texte précis auquel les acteurs dussent se conformer. On attachait un simple canevas aux murs du théâtre, par derrière les coulisses, et les acteurs allaient voir, au commencement de chaque scène, ce qu’ils avaient à dire. De cette façon le texte et le jeu variaient chaque jour, et l’on croyait toujours voir une pièce nouvelle.

Anne d’Autriche ressentait pour la comédie un goût des plus vifs ; elle l’aimait à ce point que pendant l’année de son grand deuil elle se cachait pour l’entendre[109]. Plus tard elle y allait publiquement ; elle donnait sans cesse des fêtes où l’on jouait des comédies, et où l’on dansait des ballets ; la plus grande affluence se pressait à ces représentations, les prélats s’y faisaient remarquer par leur assiduité. Le banc des évêques existait plus que jamais et plus que jamais était fort occupé.

[109] Mme de Motteville, Mémoires.

Les comédiens étaient reçus à la cour avec considération ; on raconte même à ce sujet une anecdote assez curieuse sur la mère de Baron, excellente comédienne et de plus fort jolie femme ; sa beauté soulevait de vives jalousies. Mme Baron assistait souvent à la toilette de la reine mère, et quand elle se présentait, Sa Majesté disait aux dames qui se trouvaient présentes : « Mesdames, voici la Baron », et toutes, craignant un rapprochement qui ne pouvait que leur être défavorable, s’empressaient de prendre la fuite[110].

[110] Cette anecdote est racontée par l’abbé d’Allainval.

Cependant Anne d’Autriche ne put pas se livrer à son penchant favori sans soulever quelques protestations : « Le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois, qui était le curé de la cour, homme pieux et sévère, lui écrivit qu’elle ne pouvait en conscience souffrir la comédie, surtout l’Italienne, comme plus libre et moins modeste. Cette lettre troubla la reine, qui ne voulait souffrir rien de contraire à ce qu’elle devait à Dieu. Elle consulta sur ce sujet beaucoup de docteurs. Plusieurs évêques lui dirent que les comédies qui ne représentaient que des choses saintes, ne pouvaient être un mal ; que les courtisans avaient besoin de ces occupations pour en éviter de plus mauvaises, que la dévotion des rois devait être différente de celle des particuliers, et qu’ils pouvaient autoriser ces divertissements[111]. La comédie fut approuvée et l’enjouement de l’Italienne se sauva sous la protection des pièces sérieuses[112]. »

[111] L’abbé de Latour excuse les courtisans d’aller au théâtre avec le roi et il les justifie par « l’exemple de Naaman, à qui le prophète Élisée permit d’accompagner le roi de Syrie, son maître, dans le temple de ses idoles, et de se baisser avec lui quand il les adorerait. »

[112] Mme de Motteville, Mémoires.

Ainsi les écarts des Italiens ne furent tolérés que grâce à la tenue irréprochable des comédiens français et à la moralité des pièces qu’ils représentaient. Il est bon de le faire remarquer, car nous verrons quelle étrange et injuste distinction on établit plus tard entre ces deux espèces de comédiens.

Mazarin ne se contenta pas du théâtre tel qu’il existait en France ; il introduisit encore un genre nouveau qu’on tenait en grande estime dans sa patrie, mais qui chez nous n’était pas encore connu, nous voulons parler de l’opéra. En 1645, il fit venir d’Italie une troupe de chanteurs, de cantatrices et de musiciens qui donnèrent le 24 décembre, en présence de Louis XIV et de toute la cour, la Festa della finta Pazza, de Giulio Strozzi ; les intermèdes se composaient d’un ballet de singes et d’ours, d’une danse d’autruches et d’une entrée de perroquets. En avril 1654, on jouait encore « la superbe comédie italienne des Noces de Thétis et de Pélée, dont les entr’actes sont composés de dix entrées d’un agréable ballet ».

C’est donc sous les auspices et par les soins du clergé que l’opéra fut introduit en France.

Le succès de ces opéras et de ces ballets[113] fut tel, qu’on en vit jouer à la cour par les plus grands seigneurs et que le jeune roi lui-même ne dédaignait pas d’y figurer ; il parut plusieurs fois dans les ballets des Noces de Thélis et de Pelée et « chaque fois y déployait de nouvelles grâces ».

[113] Les ballets étaient un genre qu’on ne goûtait guère qu’à la cour et dans les collèges de jésuites. L’abbé de Pure mettait sur la même ligne la tragédie et le ballet et il écrivait cette singulière appréciation : « La tragédie et le ballet sont deux sortes de peinture, où l’on met en vue ce que le monde ou l’histoire a de plus illustre, où l’on déterre et où l’on étale les plus fins et les plus profonds mystères de la nature et de la morale. » A cette époque, les femmes n’étaient pas admises dans les ballets ; leurs rôles étaient joués par des hommes.

En 1660, à l’occasion du mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Autriche, Mazarin fit représenter à la cour l’opéra d’Ercole amante, avec des intermèdes de danse où parurent le roi et la jeune reine ; « l’abbé Molani y chantait un rôle ».

L’intervention du clergé dans les questions théâtrales est donc constante et indiscutable. Il ne se borne pas à encourager l’art dramatique sous ses diverses formes, il se mêle sans cesse aux représentations ; on voit sans étonnement, sans scandale, des ecclésiastiques et même de hauts dignitaires de l’Église, composer pour le théâtre ; on les voit monter sur la scène, non seulement sans mériter les censures de leurs supérieurs, mais encore avec leur agrément.

L’Église semble avoir oublié ses anciennes sévérités contre les histrions, ou tout au moins comprendre qu’il n’y a plus lieu de les appliquer. Elle vit avec eux dans la meilleure intelligence.

Les comédiens de l’hôtel de Bourgogne voulant, en 1660, célébrer la conclusion de la paix, font chanter dans l’église Saint-Sauveur, leur paroisse, un motet, Te Deum et messe ; et quand la cérémonie fut achevée, raconte Loret, nous tous qui étions là,

Le curé, prêtres et vicaires,
Chantres, comédiens et moi,
Criâmes tous : Vive le Roi !
La troupe des chantres, ensuite,
Dans un cabaret fut conduite,
Où messieurs les musiciens,
Par l’ordre des comédiens,
Furent, pour achever la fête,
Traités à pistole par tête,
Où l’on but assez pour trois jours[114].

[114] Muse historique.

Mazarin ne se borne pas à faire représenter des opéras et des ballets, tout le théâtre de l’époque figure à la cour, et, dans son esprit large et tolérant, le prince de l’Église n’hésite pas à recevoir dans son palais et avec grand honneur les pièces de Molière : « Le mardi 26 octobre 1660, dit le registre de la Grange, on donna l’Étourdi et les Précieuses chez M. le cardinal Mazarin. Le roi vit la comédie incognito, debout, appuyé sur le dossier du fauteuil de Son Éminence. » Les titres les moins voilés n’avaient pas le don d’effaroucher le cardinal ministre : peu de temps après on jouait le Cocu au Palais-Cardinal, en présence du roi.

La troupe royale, les Italiens, les comédiens du Marais, ne suffisant pas à satisfaire l’engouement du public, une quatrième troupe vint bientôt s’établir dans la capitale.

Après un assez long séjour en province, Molière et sa troupe revinrent à Paris en octobre 1658. Monsieur, frère du roi, les autorisa à prendre le titre de Comédiens de Monsieur, et il poussa la générosité jusqu’à leur accorder une pension mensuelle de 300 livres, qui ne fut jamais payée. Grâce à cette protection, Molière put s’installer au Petit-Bourbon, qu’occupaient les comédiens italiens ; il fut convenu que les deux troupes se partageraient la semaine et que chacune jouerait trois fois. Cette combinaison dura deux ans, Français et Italiens faisant le meilleur ménage du monde. Mais en 1660 le théâtre du Petit-Bourbon fut démoli et on éleva sur l’emplacement qu’il occupait la colonnade du Louvre. Les comédiens expulsés ne restèrent pas sans asile ; le roi leur donna la salle du Palais-Royal sous l’obligation de la partager avec les Italiens, comme ils l’avaient fait déjà de celle du Petit-Bourbon.

La troupe de Molière ne devait par rester à Monsieur, une plus haute destinée l’attendait. Le Roi fut si satisfait de la représentation qu’elle lui donna en 1665 à Saint-Germain, qu’il voulut se l’attacher. Il lui accorda 6000 livres de pension et l’autorisation de prendre le titre de Troupe du Roi au Palais-Royal.

En 1669, Louis XIV organisa définitivement l’Opéra, et c’est l’abbé Perrin qui en reçut la direction[115]. Par lettres patentes, il obtint pour douze ans le privilège d’établir « en la ville de Paris et autres du royaume des académies de musique pour chanter en public des pièces de théâtre » ; la nouvelle salle fut construite rue Mazarine et prit le titre d’Académie royale de musique. Le premier opéra fut représenté le 18 mars 1671[116].

[115] Perrin (Pierre), mort en 1680. Il prit le titre d’abbé sans y avoir aucun droit, mais dans le seul but de faciliter son entrée dans la société ; il devint introducteur des ambassadeurs près de Gaston, duc d’Orléans. C’est lui qui composa la première comédie française en musique.

[116] L’opéra fut peu goûté pendant fort longtemps ; Saint-Evremond l’appelle « une sottise chargée de musique, de danses, de machines, de décorations ; une sottise magnifique, mais toujours une sottise ; un travail bizarre de poésie et de musique, où le poète et le musicien, également gênés l’un par l’autre, se donnent bien de la peine à faire un méchant ouvrage. »

Louis XIV, jeune, galant, adorant les plaisirs, ne néglige rien pour honorer l’art théâtral et il s’efforce de faire disparaître les préventions que la protection de Richelieu et de Mazarin n’ont pu encore complètement effacer. Lui-même monte sur le théâtre et joue avec des comédiens pour bien prouver qu’il ne regarde comme déshonorantes ni leur fréquentation ni leur profession ; il figure dans les ballets de Benserade, dans les divertissements de Molière, il y chante, il y danse, il y débite des vers[117]. Les seigneurs et les dames de la cour, les princes et les princesses, tout le monde suit naturellement son exemple, on voit les noms les plus illustres à côté d’acteurs et d’actrices de profession[118]. En 1671, le roi fait établir aux Tuileries un vaste théâtre où il donne des représentations.

[117] En 1661, Louis XIV fonde l’Académie de danse où sont appelés les treize plus habiles danseurs du royaume.

[118] En 1681 on représenta à Saint-Germain-en-Laye, en présence du roi, le ballet du Triomphe de l’Amour. Le Dauphin et la Dauphine, Mademoiselle, la princesse de Conti, les autres princes, princesses, seigneurs et dames de la cour figurèrent dans ce ballet. C’est la première fois qu’on voyait des femmes danser sur la scène ; jusqu’alors leurs rôles étaient remplis, ainsi qu’il était d’usage en Italie, par des danseurs déguisés. Le mélange des deux sexes fut si apprécié, qu’à partir de ce moment on introduisit les femmes dans les ballets de l’Académie de musique. L’usage se répandit également de faire paraître les danseurs sur la scène à visage découvert ; jusqu’en 1672 ils étaient restés masqués.

Les comédiens français jouent à la cour depuis la Saint-Martin jusqu’au jeudi d’avant la Passion. Lorsque le roi va à Fontainebleau, une partie de la troupe le suit ; les acteurs sont traités avec une considération inusitée : « Les comédiens, dit Chappuzeau[119], sont tenus d’aller au Louvre quand le roi les mande et on leur fournit de carrosses autant qu’il en est besoin. Mais quand ils marchent à Saint-Germain, à Chambord, à Versailles ou en d’autres lieux, outre leur pension qui court toujours, outre les carrosses, chariots et chevaux qui leur sont fournis de l’écurie, ils ont une gratification en commun de 1000 écus par mois, chacun 2 écus par jour pour leur dépense, leurs gens à proportion et leurs logements par fourriers. En représentant la comédie, il est ordonné de chez le roi à chacun des acteurs ou des actrices, à Paris ou ailleurs, été et hiver, trois pièces de bois, une bouteille de vin, un pain et deux bougies blanches pour le Louvre, et à Saint-Germain un flambeau pesant deux livres ; ce qui leur est apporté ponctuellement par les officiers de la fruiterie, sur les registres de laquelle est couchée une collation de 25 écus tous les jours que les comédiens représentent chez le roi, étant alors commensaux[120]. Il faut ajouter à ces avantages qu’il n’y a guère de gens de qualité qui ne soient bien aises de régaler les comédiens qui leur ont donné quelque lien d’estime ; ils tirent du plaisir de leur conversation, et savent qu’en cela ils plairont au roi, qui souhaite qu’on les traite favorablement. Aussi voit-on les comédiens s’approcher le plus qu’ils peuvent des princes et des grands seigneurs, surtout de ceux qui les entretiennent dans l’esprit du roi, et qui, dans les occasions, savent les appuyer de leur crédit[121]. »

[119] Le théâtre français, par Samuel Chappuzeau, 1674.

[120] M. Despois fait remarquer que le tableau est quelque peu flatté, et que les dépenses du voyage n’étaient pas toujours couvertes par l’indemnité allouée. Ainsi il relève dans les registres de la comédie pour un voyage à Fontainebleau ce compte évidemment peu rémunérateur : « 2000 livres reçues, sur quoi il a été dépensé 2138 livres 15 sols ». (Le théâtre français sous Louis XIV.)

[121] Molière était appelé fréquemment chez les maréchaux d’Aumont, de la Meilleraie, chez les ducs de Roquelaure, de Mercœur, etc. Le grand Condé lui aurait dit un jour : « Je vous prie à toutes vos heures vides de venir me trouver ; je quitterai tout pour être à vous. » (Larroumet, la Comédie de Molière.)

Les comédiens se montraient fort reconnaissants des égards qu’on avait pour eux : « Leur soin principal, dit encore Chappuzeau, est de bien faire leur cour chez le roi, de qui ils dépendent non seulement comme sujets, mais aussi comme étant particulièrement à Sa Majesté, qui les entretient à son service, et leur paye régulièrement leurs pensions. »

Louis XIV ne se contenta pas de traiter honorablement les comédiens, il voulut encore donner une marque éclatante de sa protection à ceux qui, comme Molière et Lulli, illustraient son règne par leurs talents comme auteurs et comme acteurs[122].

[122] La faveur royale cependant ne put préserver Molière des brutalités célèbres de M. de la Feuillade.

Molière reçut une pension de 1000 livres et le titre de valet de chambre du roi, charge à laquelle jusqu’au règne de François Ier la noblesse seule pouvait prétendre. Lorsque le comédien fut père pour la première fois, Louis XIV, que le marquis de Créqui représente, et la duchesse d’Orléans, qui délègue la maréchale du Plessy, tiennent l’enfant sur les fonts de baptême[123]. On ne peut méconnaître le but que poursuivait le roi et les mobiles qui le faisaient agir[124].

[123] Le fait est d’autant plus à remarquer que Louis XIV répondait ainsi à une infâme calomnie : un comédien de l’hôtel de Bourgogne, Montfleury, venait en effet d’écrire au roi en accusant formellement Molière d’avoir épousé sa propre fille. (Larroumet.)

[124] On a dit, sans que cela ait été prouvé, que l’Académie avait offert à Molière une place sur ses bancs à la condition de renoncer à la scène ; mais le directeur de théâtre aurait motivé son refus sur le tort que sa retraite causerait à sa troupe.

M. Despois dit avec raison qu’il est absurde de supposer que Molière aurait pu être reçu dans une compagnie où Bossuet, l’archevêque de Paris, et tant d’autres esprits hostiles, jouissaient de la plus grande autorité. En 1778, l’Académie eut des remords de n’avoir jamais compté l’illustre comédien au nombre de ses membres, elle décida que son buste serait placé dans la salle des Assemblées avec cette inscription :

Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.

Louis XIV ne montra pas moins de bienveillance pour la comédie Italienne ; en 1664 il accepta pour filleul Louis Biancolelli, fils de l’arlequin Dominique.

Lulli[125] fut encore plus favorisé que Molière. Depuis 1661 il était surintendant et compositeur de la musique de chambre du roi, ce qui ne l’empêchait pas de monter quelquefois sur le théâtre ; à plusieurs reprises il joua le rôle de Mufti dans la cérémonie du Bourgeois gentilhomme. Cependant le roi et la reine tinrent sur les fonds du baptême son fils aîné qui fut reçu en survivance de sa charge. Son second fils fut doté dès sa naissance de l’abbaye de Saint-Hilaire, près de Narbonne.

[125] Lulli (Jean-Baptiste) (1635-1687). Il débuta comme marmiton chez Mlle de Montpensier. La princesse ayant appris que ses dispositions pour la musique étaient très supérieures à celles qu’il témoignait pour l’art culinaire, l’admit au nombre de ses musiciens et le reçut même dans son intimité. Lulli la remercia en composant des couplets, accompagnés d’une musique des plus expressives, et qui étaient destinés à immortaliser un bruit léger, mais fâcheux, échappé un jour à la princesse. Mlle de Montpensier chassa l’ingrat, qui fut recueilli dans la troupe des musiciens du roi. Il composa une foule de symphonies, gigues, sarabandes, qui charmèrent Louis XIV et firent du compositeur un des hommes indispensables de la cour.

La profession de comédien passait pour empêcher d’acquérir la noblesse ; néanmoins Louis XIV accorda à Lulli des lettres de noblesse. Un an après il l’autorisa à acheter une charge de secrétaire du roi. Le corps des secrétaires s’émut et refusa de recevoir le comédien compositeur ; le roi ordonna de passer outre et les lettres furent enregistrées sur son ordre. Ces distinctions honorifiques n’empêchèrent pas Lulli de remonter sur la scène ; en 1681 on le voit encore jouer à Saint-Germain le rôle du Mufti.

Non-seulement on regardait l’état de comédien comme empêchant d’acquérir la noblesse, mais on assurait même que tout noble qui embrassait cette profession perdait par cela même les titres qu’il pouvait avoir. Un exemple célèbre prouva le contraire. Josias de Soulas, dit Floridor[126], après avoir servi dans les gardes françaises et obtenu le grade d’enseigne, se fit comédien, il portait le titre d’écuyer. Il fut attaqué comme usurpateur de noblesse et sommé de produire ses titres : Floridor répondit qu’ils étaient en Allemagne et demanda un délai pour les faire venir. Le Roi le lui accorda et défendit de le poursuivre en attendant[127].

[126] Floridor, sieur de Primefosse (1608-1672), comédien français.

[127] Arrêt du Conseil (1668) pour Josias de Soulas, escuyer, sieur de Floridor, qui lui donne délai d’un an pour rapporter les titres de sa noblesse et cependant fait défense de le poursuivre. (Campardon, Les Comédiens du Roi de la troupe française, 1879.)

Les frères Parfaict font observer avec beaucoup de raison, et c’est là la conclusion qu’il faut tirer de l’intervention de Louis XIV, que « si la profession de comédien dérogeait à la noblesse, on n’aurait pas demandé ses titres à Floridor, on lui aurait simplement allégué sa profession, et tout de suite on l’aurait condamné à l’amende comme usurpateur de noblesse. »

Par une étrange contradiction, alors qu’on contestait à un gentilhomme le droit de figurer à la comédie en conservant ses qualités, il était admis qu’il pouvait, sans déroger, être reçu à l’Opéra. En effet, il avait été déclaré officiellement, et par des règlements confirmés par des arrêts rendus au conseil du Roi, que « tous gentilhommes, demoiselles et autres personnes peuvent chanter à l’Opéra sans que pour cela ils dérogent aux titres de noblesse ni à leurs privilèges, droits et immunités ».

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