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Les comédiens hors la loi

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XII
RÈGNE DE LOUIS XV

Sommaire : Le théâtre sous la Régence. — Les théâtres de société : la duchesse du Maine. — Goût des jésuites pour l’art dramatique. — Le théâtre en Italie et à Rome. — Sévérité du clergé français. — Les refus de sacrements. — Intervention du Parlement.

Après la mort de Louis XIV, le théâtre regagne rapidement le terrain que l’austérité de mode à la fin du dernier règne lui a fait perdre. Dès 1716 le régent, trouvant qu’une troisième scène est nécessaire à la ville de Paris, fait rassembler en Italie une troupe de comédiens aussi parfaite que possible ; il leur donne l’hôtel de Bourgogne et le titre de « comédiens italiens de Son Altesse Royale, monseigneur le duc d’Orléans, régent[219] ».

[219] Ils vinrent en France sous la direction de Riccoboni et débutèrent le 18 mai 1716, sur la scène du Palais-Royal, où ils jouèrent d’abord alternativement avec l’Opéra. Ils ne prirent possession que le 1er juin du théâtre de l’hôtel de Bourgogne. A la mort du régent, on les autorisa à placer sur la porte de l’hôtel les armes de Sa Majesté et au-dessous, sur un marbre noir, cette inscription en lettres d’or : « Hôtel des comédiens italiens ordinaires du Roi, entretenus par Sa Majesté, rétablis à Paris en l’année M.DCC.XVI. » Ils obtinrent une pension de 15 000 livres.

Les théâtres de société commencent à se répandre ; on en compte déjà plusieurs dans Paris, entre autres celui que la présidente Lejay a fait bâtir dans la cour de son hôtel[220] ; le plus célèbre est celui de la duchesse du Maine[221]. La duchesse, une des femmes les plus spirituelles de son temps, est dévorée de l’amour des fêtes et des plaisirs. Elle a quitté Versailles, où elle s’ennuyait à périr, et s’est réfugiée à Sceaux, où elle peut se divertir tout à son aise. Installée dans son château, elle joue chaque jour la comédie ; Baron est devenu un de ses familiers et lui donne la réplique ; l’académicien de Malézieu[222] dirige le théâtre et l’abbé Genest compose les tragédies ; Voltaire lui-même figure dans la troupe et comme auteur et comme acteur[223].

[220] Elle faisait jouer la comédie par des jeunes gens du quartier. C’est chez elle qu’Adrienne Lecouvreur fit ses débuts. Les Comédiens français, jaloux des succès de ce théâtre en miniature, le firent fermer.

[221] Saint-Simon disait d’elle : « Une femme, dont l’esprit, et elle en avoit infiniment, avoit achevé de se gâter et de se corrompre par la lecture des romans et des pièces de théâtre, dans les passions desquels elle s’abandonnoit tellement qu’elle a passé des années à les apprendre par cœur et à les jouer publiquement elle-même. »

[222] On l’avait surnommé l’abbé Rhinocéros, délicate allusion à l’énormité de son nez.

[223] Il joua entre autres le rôle de Cicéron dans Rome sauvée. En 1752 le poète écrivait à Thibouville : « Mettez-moi toujours aux pieds de Mme la duchesse du Maine. C’est une âme prédestinée ; elle aimera la comédie jusqu’au dernier moment, et quand elle sera malade, je vous conseille de lui administrer quelque pièce au lieu de l’extrême-onction. On meurt comme on a vécu. » La duchesse mourut en 1753, âgée de 77 ans.

Dans tout l’éclat de la jeunesse et du talent, l’auteur de la Henriade écrit avec enthousiasme : « Il y a plus de vingt maisons dans Paris, dans lesquelles on représente des tragédies et des comédies ; on a fait même beaucoup de pièces nouvelles pour ces sociétés particulières. On ne saurait croire combien est utile cet amusement qui demande beaucoup de soin et d’attention. Il forme le goût de la jeunesse, il donne de la grâce au corps et à l’esprit, il contribue au talent de la parole, il retire les jeunes gens de la débauche en les accoutumant aux plaisirs purs de l’esprit[224]. »

[224] Notes du Temple du Goût (variantes), 1733.

Les jésuites eux-mêmes, qui ont dû à la fin du dernier règne mettre un frein à leur penchant pour l’art dramatique, reprennent leur distraction favorite. Le Père Lallemand[225], le Père Du Cerceau[226], font représenter leurs œuvres sur les théâtres de leurs collèges. Le Père Lejay[227] écrit non seulement des drames latins, mais encore des ballets, et dans la Bibliotheca rhetorum il trace la théorie du genre. Le Père Porée[228], le précepteur de Voltaire, compose des tragédies pleines de gaieté et de morale.

[225] (1660-1748).

[226] (1670-1730). Il composa un grand nombre de pièces, soit en latin, soit en français.

[227] (1657-1734). Il eut Voltaire pour élève.

[228] Le Père Porée (1675-1741).

En 1733, au collège Louis-le-Grand, où il professait la rhétorique, le Père Porée prononce devant les cardinaux de Polignac, de Bissy et devant le nonce du pape, un discours qui montre bien quelle était alors sur le théâtre l’opinion de la Compagnie. Parlant non en théologien, mais en citoyen et en chrétien, le jésuite démontre que le théâtre peut et doit être une école de bonnes mœurs et il place même la poésie dramatique au-dessus de la philosophie et de l’histoire. Il rappelle que saint Charles Borromée revoyait lui-même les pièces qu’on représentait à Milan de son temps, que Richelieu « donnait à la réforme et à la perfection de la scène des jours qu’il dérobait aux affaires de la guerre, de l’Église et de l’État », que Racine composait Esther et Athalie pour l’éducation des demoiselles de Saint-Cyr ; que les jésuites enfin faisaient jouer à leurs élèves des pièces que venaient entendre les plus grands personnages. L’orateur ne se montrait pas moins favorable à l’opéra.

Comment se fait-il donc, se demande le Père Porée en terminant, que tant d’hommes pieux et savants condamnent absolument le théâtre ? C’est que notre théâtre n’est pas ce qu’il devrait être, qu’il s’est jeté dans la galanterie et qu’au lieu de rester l’école des mœurs il est souvent devenu l’école des vices.

Quoi qu’il en soit, et malgré ces restrictions, on voit que les jésuites sont toujours partisans des spectacles. Après s’être enorgueillis de Corneille, qui est sorti de leur collège, ils ne se montrent pas moins fiers de Voltaire, qu’ils ont formé et dont ils ont dirigé les premiers essais. Reconnaissant des soins qu’il a reçus, le poète donne à ses précepteurs sa tragédie de la Mort de César, et c’est sur la scène d’un de leurs collèges qu’elle est jouée pour la première fois[229].

[229] On peut lire sur ce sujet la curieuse correspondance de Voltaire avec l’abbé Asselin, proviseur du collège d’Harcourt, rue de la Harpe à Paris. (Voir Corresp. génér., édition Molland, tome I.)

En encourageant l’art dramatique, les jésuites ne faisaient que suivre l’exemple qu’ils recevaient d’Italie. Là, plus qu’ailleurs encore, les théâtres étaient en honneur et on en trouvait dans les plus petites villes ; le prix des places était tellement modique que le président de Brosses en témoignait son extrême étonnement. « Les premières places ne coûtent pas dix sous, écrivait-il, mais la nation italienne a tellement le goût des spectacles que la quantité des gens et du menu peuple qui y vont tire les comédiens d’affaire. »

Le clergé italien regardait le théâtre comme une distraction fort légitime et il s’y montrait sans scrupule : « Je n’ai jamais vu tant de moines à la procession qu’il y en avoit à la comédie, écrit encore le spirituel président. Je ne vis point de jésuites et je m’informai s’ils n’y alloient pas. Un prêtre, placé à côté de moi, me répondit que, bien qu’ils fussent plus pharisiens que les autres, ils ne laissent pas d’y venir quelquefois. »

On tolérait même un singulier mélange du sacré et du profane ; généralement pendant les entr’actes on quêtait pour le luminaire de la paroisse, et c’était toujours une femme jeune et belle qu’on chargeait de ce soin, de façon à réveiller, s’il était nécessaire, la charité des spectateurs.

De Brosses assista à Vérone à une scène bien étrange : « Que je n’oublie pas de vous dire la surprise singulière que j’eus en allant à la comédie la première fois que j’y allai. Une cloche de la ville ayant sonné un coup, j’entendis derrière moi un mouvement subit tel que je crus que l’amphithéâtre venoit en ruine, d’autant mieux qu’en même temps je vis fuir les actrices, quoiqu’il y en eût une qui, selon son rôle, fût d’abord évanouie. Le vrai sujet de mon étonnement étoit que ce que nous appelons l’Angelus ou le Pardon venoit de sonner, que toute l’assemblée s’étoit mise promptement à genoux, tournée vers l’Orient ; que les acteurs s’y étoient de même jetés dans la coulisse ; que l’on chanta fort bien l’Ave Maria, après quoi l’actrice évanouie revint, fit fort honnêtement la révérence ordinaire après l’Angelus, se remit dans son état d’évanouissement, et la pièce continua. Il faudroit avoir vu ce coup de théâtre pour se figurer à quel point il est original. »

L’abbé Coyer dans son Voyage d’Italie, en 1775, dit encore : « La religion n’y est pas en contradiction avec le gouvernement qui soutient, qui pensionne les théâtres. Les spectacles inquiètent si peu les consciences italiennes, que ceux qui sont chargés par état d’édifier le public, les fréquentent sans scrupule et sans scandale. »

Il en était à Rome de même que dans le reste de l’Italie ; les théâtres y étaient nombreux et fort suivis, aussi bien par le clergé que par le peuple ; plusieurs même se trouvaient placés sous le vocable d’un saint. Aussi les réformés opposaient-ils avec éclat Genève, où les marionnettes même étaient défendues, à Rome où les spectacles prospéraient sous l’œil bienveillant de l’autorité papale.

La situation en France était bien différente. Le dix-huitième siècle fut le siècle du théâtre par excellence ; jamais il ne fut plus en honneur, jamais il n’excita une passion plus violente ; et cependant, par un singulier contraste, à aucune époque, depuis l’empire romain, on ne vit ses interprètes plus sévèrement traités.

La doctrine que les prédications de Bossuet avaient fait prévaloir, non seulement ne s’était pas atténuée, mais encore, dès le commencement du règne de Louis XV, le clergé séculier redoubla de sévérité et d’intolérance envers les comédiens.

L’Église de France, pendant tout le dix-huitième siècle, observe rigoureusement, dans la plupart des diocèses, la pratique établie depuis la mort de Molière. Elle regarde tous ceux qui montent sur le théâtre comme des excommuniés et les traite comme tels, c’est-à-dire qu’elle leur refuse les sacrements à la vie et à la mort, et qu’elle ne leur accorde même pas la sépulture ecclésiastique.

Cette doctrine souleva les plus violentes récriminations et amena des controverses sans nombre. Les uns soutenaient que le clergé, en excommuniant les comédiens, outrepassait ses pouvoirs ; les autres affirmaient au contraire qu’il ne faisait qu’user strictement des droits qui lui étaient conférés.

Parmi ceux, et ils sont nombreux, qui ont discuté avec le plus d’acharnement cette question des droits de l’Église, il faut citer l’abbé de Latour[230]. L’abbé prit parti avec violence contre les comédiens, et dans un volumineux dossier[231] il accumula toutes les preuves qui, selon lui, rendaient parfaitement légitimes les peines canoniques que l’Église leur infligeait.

[230] Latour (Bertrand de) (1700-1780), doyen du chapitre de la cathédrale de Montauban, prédicateur et fécond écrivain ecclésiastique.

[231] Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théâtre, par l’abbé de Latour. A Avignon, chez Marc Chave, imprimeur-libraire, 1763.

Comme on alléguait, non sans raison, qu’en fait, il n’y avait pas d’excommunication générale frappant les gens de théâtre, qu’on ne pouvait relever contre eux que des lois particulières, l’abbé croit réfuter victorieusement cette objection en écrivant :

« On n’a pas besoin de l’excommunication pour être en droit, pour être même obligé de refuser les sacrements aux comédiens. La qualité de pécheurs publics et scandaleux y suffit. Dieu l’a expressément ordonné : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens. » Le pécheur en est indigne et ce seroit un scandale de voir ainsi profaner les sacrements. C’est ce qui dans tous les temps a été universellement reconnu… Il est donc bien inutile de se répandre en invectives contre l’excommunication des comédiens. N’y en eût-il aucune, leur sort ne seroit pas plus heureux. Indépendamment de toute censure, la seule notoriété de leurs représentations les exclut de toute réception publique des sacrements et leur métier de toute réception secrète. »

Mais alors, objectait-on à l’abbé, si leur situation est si clairement définie, quel besoin l’Église a-t-elle de les désigner spécialement, de faire contre eux des lois particulières, telles que celles que l’on trouve dans les rituels ? Par une raison fort simple, répond l’abbé, « c’est que les comédiens ont la mauvaise foi de ne pas convenir du crime de leur état. » Il faut avouer que si l’argument n’est pas irréfutable, il est au moins inattendu.

La thèse soutenue par M. de Latour manquait par la base ; la qualité de pécheurs publics et scandaleux, qu’il attribuait si bénévolement aux comédiens, n’était pas si bien caractérisée qu’elle pût être efficacement et sans conteste invoquée contre eux.

L’Église outrepassait-elle donc ses pouvoirs en repoussant les comédiens de la communion ?

La question de l’excommunication a joué un très grand rôle au dix-huitième siècle, et pour la bien comprendre il faut rappeler en quelques mots les lois qui régissaient la matière[232].

[232] Il y a plusieurs sortes d’excommunications :

1o L’excommunication majeure, qui retranche entièrement de la communion de l’Église ;

2o L’excommunication mineure, qui interdit seulement l’usage des sacrements ;

3o L’excommunication de droit, qui est portée par le droit canon ;

4o L’excommunication de fait ou ipso facto, que l’on encourt par le seul fait en accomplissant une chose défendue sous peine d’excommunication.

Le pouvoir des ministres de l’Église, au point de vue de l’excommunication, se trouvait maintenu dans des bornes très étroites. Il y avait un principe essentiel qui dominait toute la question, c’est qu’aucun citoyen ne pouvait être frappé d’excommunication, si le crime dont il était convaincu n’était pas soumis par la loi civile à cette peine. Par conséquent, hors les cas spécifiés par la loi et par les canons reçus dans le royaume, l’Église demeurait impuissante. Elle ne pouvait refuser les sacrements et la sépulture ecclésiastique, tant qu’une censure formelle n’avait pas été expressément dénoncée par sentence du juge ecclésiastique et de plus confirmée par un jugement civil.

Le clergé chercha naturellement à étendre ses pouvoirs et ne pouvant heurter de front les lois qui réglaient ses rapports avec l’État, il s’efforça de les tourner. C’est alors que l’on vit apparaître ces excommunications pour causes indéterminées, pour vérités englobées, ces excommunications ipso facto, sourdement pratiquées.

La société civile s’éleva avec raison contre ces abus de pouvoir qui mettaient obstacle à la liberté de conscience, et dont le moindre tort était de violer la loi. Ils étaient très fréquents et soulevaient d’incessantes querelles entre le Parlement et le clergé, le premier soutenant les droits de l’État, le second cherchant à défendre ses propres empiétements.

En 1738 survint un incident assez curieux. L’Église refusait alors les sacrements aux Quesnellistes notoires[233] ; les Parlements intervinrent et déclarèrent qu’on ne pouvait les dénier qu’à des pécheurs frappés préalablement par une sentence civile ; or il n’y en avait aucune condamnant les Quesnellistes.

[233] Comme le clergé lui-même était profondément divisé, on avait imaginé les billets de confession. Toute personne qui, à son lit de mort, voulait recevoir les sacrements, devait produire un billet de confession, attestant qu’elle avait reçu l’absolution d’un prêtre non janséniste. A défaut de cette déclaration, on lui refusait impitoyablement les secours de la religion.

Le clergé riposta que la prétention des Parlements n’était nullement fondée ; et se basant sur la pratique qu’on lui laissait suivre à l’égard des comédiens, il rappela qu’il ne leur accordait ni la communion ni la sépulture ecclésiastique, et que cependant il n’existait contre eux aucune sentence civile[234].

[234] L’abbé de Latour prétendait qu’en fait la sentence civile existait. « La qualité de comédien, dit-il, dissipe tous les nuages… un état public toléré par le magistrat, objet de l’inspection de la police, exercé journellement sous ses yeux, équivaut à des sentences et à des dénonciations juridiques ; l’acceptation du magistrat le dénonce pour comédien, la note d’infamie imprimée par la loi sur la profession et sur ceux qui l’exercent est une dénonciation du crime. »

Le Parlement de Paris, dans ses Remontrances au roi, du 28 juin 1738, nia qu’on pût faire entre les deux cas aucune assimilation ; il reconnut bien qu’on refusait la communion et la terre sainte aux comédiens sans aucune opposition de la part des magistrats, mais, dit-il, « c’est qu’ils sont de ces hommes diffamés dont le crime est aussi public que la profession qu’ils exercent est solennellement défendue. »

On voit que le Parlement restait fidèle à son esprit et qu’il n’hésitait pas à invoquer contre son vieil ennemi le comédien des arguments qui n’étaient pas plus fondés en théorie qu’en pratique.

La question des sacrements se présenta fréquemment et elle fut toujours tranchée en faveur des citoyens et de l’État. En 1753, on publia une consultation « de plusieurs canonistes et avocats de Paris sur la compétence des juges séculiers, par rapport au refus des sacrements », dans laquelle on soutenait que c’était un délit purement ecclésiastique et de la compétence du seul juge d’Église.

Les avocats protestèrent et le bâtonnier prenant la parole en leur nom réclama contre les pernicieux principes qui régnaient dans cet ouvrage. « Nous avons toujours soutenu, dit-il, qu’un double titre assure à la puissance temporelle le droit de connaître des refus publics de sacrement. Elle doit empêcher qu’on n’inflige des peines aussi graves dans d’autres cas que ceux qui sont exprimés par les règlements ecclésiastiques reçus dans le royaume. Les ministres de l’Église sont, comme tous les autres sujets du roi, soumis à son autorité[235]. »

[235] Extrait des registres du Parlement du 13 février 1753.

La consultation des quelques « canonistes et avocats » fut, sur l’ordre du Parlement, lacérée et brûlée dans la cour du Palais, au pied du grand escalier, par l’exécuteur de la haute justice.

La loi de l’État, qui interdisait de refuser les sacrements hors les cas spécifiés, n’était pas dépourvue de sanction. Quand un curé repoussait de la communion son paroissien, qui s’était présenté publiquement pour la recevoir dans les formes usitées dans l’Église, le paroissien n’avait qu’à en appeler comme d’abus ; il obtenait justice et l’ecclésiastique qui avait outrepassé ses pouvoirs était sévèrement frappé[236].

[236] Ces refus de sacrements étaient très fréquents et les arrêts condamnant les curés récalcitrants à l’amende et au bannissement ne l’étaient pas moins.

On s’est étonné que les comédiens n’aient pas réclamé comme les autres citoyens auprès du Parlement contre les refus de sacrements et de sépulture dont ils étaient victimes ; comment ne faisaient-ils pas valoir que non seulement aucune excommunication générale ne pouvait être relevée contre eux, mais encore qu’aucune sentence civile ne les frappait, et que, par conséquent, le clergé vis-à-vis d’eux excédait ses droits ?

Par une raison fort simple, c’est que si la doctrine de l’Église était rigoureuse et excessive, en droit elle était parfaitement légitime. En effet, l’Église ne pouvait porter d’excommunication que dans les cas admis par la loi et par les canons reçus dans le royaume. Or les canons des conciles, jusqu’au huitième siècle, n’étaient-ils pas acceptés en France, et le concile d’Arles n’excluait-il pas formellement les comédiens de la communion ? La réponse n’était pas douteuse. Du moment que ces canons étaient reçus dans le royaume de tout temps, rien ne s’opposait à ce qu’on les appliquât ; c’est ce que faisait l’Église en toute autorité, et c’est ce qui paralysait l’intervention du Parlement. On pouvait objecter que beaucoup de rituels ne s’appuyaient pas sur le concile d’Arles pour repousser les comédiens, et qu’ils les faisaient simplement rentrer dans la catégorie des pécheurs publics. Peu importait. Le fait essentiel, c’est que le clergé, en refusant les sacrements aux comédiens, restait dans les limites des pouvoirs que la loi lui accordait.

Du reste, en dehors de la question de droit, on sait la profonde antipathie que les gens de robe éprouvaient pour les gens de théâtre, et si par aventure les comédiens avaient porté leurs doléances aux pieds du Parlement, ils eussent été honteusement repoussés ; ils connaissaient trop bien ces sentiments pour qu’aucun d’eux s’exposât à un affront qui ne lui eût certes pas été ménagé. On s’explique donc parfaitement comment, pendant tout le dix-huitième siècle, les magistrats n’ont jamais troublé l’Église dans l’application qu’elle faisait de ses lois canoniques contre les comédiens et comment ces derniers n’ont jamais eu recours à la justice des Parlements.

La doctrine de l’Église de France ne se modifia pas jusqu’en 1789. Presque tous les rituels de l’époque reproduisent les anathèmes prononcés par le rituel de Paris contre les comédiens, et lecture en était faite chaque dimanche au prône des paroisses[237]. Mais, comme nous avons déjà eu lieu de le faire remarquer pour le dix-septième siècle, cette doctrine n’était pas immuable, elle variait suivant les diocèses[238].

[237] Le Dictionnaire universel dogmatique, canonique, historique, par le R. P. Richard (1760), dit textuellement à l’article COMÉDIEN : « Les comédiens sont des personnes infâmes que l’Église déclare publiquement excommuniées tous les dimanches au prône des messes de paroisse, conformément aux décrets des anciens conciles. De là il s’ensuit : 1o qu’ils sont dans un état de damnation ; 2o qu’on ne peut leur accorder ni l’absolution, ni la communion, soit pendant la vie, soit à la mort, ni la sépulture ecclésiastique, à moins qu’ils ne quittent absolument leur profession ; 3o qu’on ne peut rien leur donner sans un grand péché, hors le cas d’une extrême nécessité. »

[238] Les distinctions que nous avons établies pour le dix-septième siècle se reproduisent pendant le dix-huitième ; ainsi il n’est pas fait mention de la sentence d’excommunication dans la formule du prône des rituels de Toul (1700), de Besançon (1715), de Bordeaux (1728), de Sarlat (1729), de Blois (1730), de Périgueux (1733), de Clermont (1733), de Meaux (1734), de Strasbourg (1742), de Soissons (1755), de Châlons (1776), de Nantes (1776), de Paris (1777), de Lodève (1781), de Saint-Dié (1783), de Tours (1785), de Lyon (1787), de Verdun (1787), etc., etc.

Certains rituels regardent les comédiens, les bateleurs et les farceurs comme infâmes par état et à ce titre les éloignent de la communion conjointement avec les concubinaires et les femmes publiques. Tels sont les rituels de Paris (1697), de Bordeaux (1726), de Sarlat (1729), d’Auxerre (1730), de Blois (1730), de Meaux (1734), d’Évreux (1741), de Bourges (1746), de Boulogne (1750), de Soissons (1753), de Clermont (1773), de Limoges (1774), de Poitiers (1776), de Lodève (1781), de Beauvais (1783), de Saint-Dié (1784), de Lyon (1787).

Au contraire, les rituels de Toul (1700), de Besançon (1705), de Metz (1713), de Strasbourg (1742), de Bayeux (1744), de Périgueux (1763), s’expriment comme le rituel romain et n’excluent pas les comédiens des sacrements.

Quelques rituels excluent les gens de théâtre du titre de parrain ; tels sont ceux d’Auxerre (1730), de Clermont (1734), de Bourges (1746), de Soissons (1753), de Limoges (1774), de Lyon (1787). D’autres, au contraire, ne les repoussent en aucune façon ; tels sont ceux de Toul (1700), de Metz (1713), de Besançon (1715), de Bordeaux (1728), de Sarlat (1729), de Blois (1730), de Meaux (1734), d’Évreux (1741), de Strasbourg (1741), de Bayeux (1744), de Tarbes (1751), de Périgueux (1763), de Troyes (1768), de Paris (1777), de Beauvais (1783), de Saint-Dié (1783).

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