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Les comédiens hors la loi

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XVIII
RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)
1765

Sommaire : Querelle de Saint-Foix et de Clairon. — Intervention de Fréron. — Il est condamné à la prison. — La reine obtient sa grâce. — Dubois et Blainville font un faux serment. — Le Siège de Calais. — Les Comédiens refusent de jouer avec Dubois. — Troubles à la Comédie. — Arrestation des Comédiens. — Clairon est mise en liberté. — Bellecour fait amende honorable. — Les Comédiens sont relâchés.

Au commencement de 1765 survint un incident dont toute la capitale allait s’occuper.

M. de Saint-Foix[334], que Clairon n’aimait pas, venait de composer une pièce intitulée les Grâces ; il obtint qu’elle serait jouée à Versailles, et il fut convenu qu’elle paraîtrait comme petite pièce le même jour que la tragédie d’Olympie. Le roi avait témoigné le désir d’entendre l’œuvre nouvelle, mais il demanda que le spectacle fût terminé à neuf heures pour pouvoir se rendre au conseil. Les actrices qui jouaient dans les Grâces, et notamment Mlle Dolliguy[335], devaient faire partie du cortège d’Olympie ; mais afin qu’elles eussent le temps de s’habiller et que la petite pièce pût commencer sans perte de temps, M. de la Ferté, intendant des Menus-Plaisirs, décida qu’elles seraient remplacées dans le cortège par des choristes de l’Opéra. Prévenue de ce changement, Clairon, qui remplissait le rôle d’Olympie, s’y opposa formellement, et elle déclara qu’elle n’achèverait pas son rôle si Mlle Dolligny quittait la scène avant le dernier vers de la tragédie. Il fallut s’incliner, l’entr’acte fut long, et le roi sortit avant l’apparition des Grâces.

[334] Saint-Foix (1698-1776).

[335] Mlle Dolligny avait été reçue à la Comédie française en 1763 pour jouer les rôles tendres et ingénus. Un fâcheux incident signala ses débuts. En rentrant dans la coulisse, elle fit un faux pas et tomba si malheureusement que le public jouit d’un spectacle qui ne faisait nullement partie du programme. Sans être jolie, elle avait de la fraîcheur, de la jeunesse, une figure intéressante, un son de voix si touchant qu’elle fut bientôt l’idole du public. Ses camarades tout naturellement la détestaient. Elle avait encore le tort d’être d’une sagesse et d’une vertu rares. Le marquis de Gouffler, raconte Bachaumont (26 janvier 1766), lui fit des offres brillantes qui furent repoussées ; il la demanda alors en mariage et lui envoya le contrat tout prêt à signer. Elle lui répondit fort prudemment qu’elle s’estimait trop pour être sa maîtresse et trop peu pour être sa femme.

Saint-Foix, furieux, écrivit dans l’Année littéraire de Fréron[336] une lettre qui se terminait par ces mots : « J’aime mieux la franchise du vice que la morgue orgueilleuse de la dignité. »

[336] Fréron (1719-1776). « Il y a eu de tout temps des Frérons dans la littérature, écrivait Voltaire à Laharpe, mais on dit qu’il faut qu’il y ait des chenilles, parce que les rossignols les mangent afin de mieux chanter. » (22 décembre 1763.)

Clairon supposa avec raison que la phrase était à son adresse, et, pour se venger, elle fit ramasser toutes les estampes d’un portrait de Saint-Foix qu’on venait de graver ; elle enleva la figure, la remplaça par une tête d’hyène et remit le tout dans le commerce. Paris en fut inondé.

La lutte ainsi engagée ne devait pas se terminer si vite ; le poète riposta par ces vers sanglants :

Pour la fameuse Frétillon[337]
On a frappé, dit-on, un médaillon ;
Mais à quelque prix qu’on le donne,
Fût-ce pour douze sols, fût-ce même pour un,
Il ne sera jamais aussi commun
Que le fut jadis sa personne.

[337] On avait publié à Rouen, en 1740, un infâme libelle contre Mlle Clairon sous le titre : Histoire de Mlle Cronel, dite Frétillon. Ce nom était la plus cruelle injure qu’on pût adresser à la tragédienne ; quand elle fut reçue à la Comédie, elle dit à ses camarades : « Mesdemoiselles, je chercherai toutes les occasions de vous être agréable, mais quiconque m’appellera Frétillon, je proteste que je lui f…… le meilleur soufflet qu’elle ait reçu de sa vie. » (De Manne.)

Fréron, qui avait déjà publié la première attaque de Saint-Foix, crut à propos de ne pas abandonner son collaborateur en pleine lutte, et à son tour il ouvrit les hostilités. Il ne le fit pas cependant ouvertement ; il se contenta de faire un pompeux éloge de Mlle Dolligny[338] et d’amener en contraste un portrait infâme où, bien qu’il ne la nommât pas, il n’était que trop facile de reconnaître Clairon.

[338] La curieuse lettre que nous donnons ici, et que nous devons à l’extrême obligeance de Mlle Bartet, montre que, si de nouvelles difficultés s’élevèrent encore trois ans plus tard entre Clairon et Mlle Dolligny, la première du moins agit avec délicatesse vis-à-vis de celle dont on avait cherché à lui faire une ennemie. Elle lui écrivait le 14 novembre 1768 :

« On vient de me dire, mademoiselle, que je vous causois la peine la plus sensible en désirant qu’une autre que vous jouât le rôle d’Iphise. Il faut qu’on ne vous ait pas dit ni mes raisons ni les termes dont je me suis servie ; vous seriez sûrement contente de l’un et de l’autre. Si je n’étois pas malade et même obligée de garder mon lit, je volerois chez vous pour justifier la droiture de mes intentions. En attendant que je le puisse, je proteste au moins que je n’ai jamais voulu, que je ne veux pas, que sûrement je ne voudrai jamais ni vous affliger ni vous nuire. Si vous croyez votre talent compromis en ne jouant pas, je cède. Mon refus portoit sur l’inégalité de nos forces, de nos organes, sur le peu de vraisemblance que nos âges mettroient dans la confiance d’Électre pour sa sœur, et voilà tout. On auroit dû vous dire que je n’avois parlé de vos talents qu’avec éloge, et que j’avois exigé les plus grands ménagements dans la demande qu’on devoit vous faire. Mais enfin, mademoiselle, si la représentation des Menus-Plaisirs a lieu, je vous laisse maîtresse absolue, je n’apporterai d’obstacle à rien de ce qui pourra vous plaire. »

« On dit que le vertueux M. Fréron, écrit Grimm, connu par son amour pour la vérité et son fanatisme pour les bonnes mœurs, s’est laissé entraîner un peu loin par sa ferveur pour la chasteté, et que le public a cru reconnaître dans sa philippique contre les actrices qui vivent dans le désordre les erreurs célèbres de la première jeunesse de Mlle Clairon[339]. »

[339] Corresp. littér., février 1765.

L’actrice, outrée de cette attaque injustifiée, alla trouver les Gentilshommes de la chambre et menaça de se retirer si elle n’obtenait pas justice de ce « vil journaliste ». La plainte était légitime. On sollicita et on obtint un ordre du roi pour mener l’imprudent écrivain au For l’Évêque.

Heureusement pour lui, Fréron fut subitement frappé d’un accès de goutte, qui le mit dans l’impossibilité de remuer. C’est du moins ce qu’il expliqua à l’exempt qui vint le chercher, et on lui accorda quelques jours de répit[340]. Il en profita pour mettre en campagne tous ses amis. L’abbé de Voisenon, un de ses plus intimes, s’adressa au duc de Duras, Gentilhomme de la chambre, mais le duc répondit qu’il n’accorderait la grâce qu’à la demande de Mlle Clairon elle-même. « Aux carrières plutôt », s’écria le folliculaire en parodiant le mot du philosophe grec. En même temps il protestait contre l’interprétation donnée à ses articles, et il écrivait lettre sur lettre au maréchal de Richelieu pour l’assurer de son innocence. Enfin il se donna tant de mal, il fit si bien mouvoir toutes ses relations, qu’il réussit à intéresser la reine à sa cause et que Marie Leczinska demanda sa grâce[341]. « Il est bien honteux qu’un pareil coquin trouve des protections respectables[342] », s’écrie d’Alembert.

[340] Au cours de cette querelle fameuse, un partisan de l’actrice régala Fréron de cette épigramme :

Aliboron, de la goutte attaqué,
Se confessoit, croyant sa fin prochaine,
Et détailloit, de remords provoqué,
De ses méfaits une liste assez pleine.
Naïvement chacun étoit marqué,
Basse impudence et noire hypocrisie,
Stupide orgueil, mensonge, ivrognerie ;
Il ne croyoit en oublier aucun.
Le confesseur dit : Vous en passez un.
— Un : non, pardieu, j’en dis assez, je pense.
— Eh ! mon ami, le péché d’ignorance.

(Favart, Corresp. avec Durazzo, mars 1765.)

[341] Le roi Stanislas était parrain du fils de Fréron.

[342] D’Alembert à Voltaire, 27 février 1765.

Cependant le bruit se répand que Fréron va être gracié. A cette nouvelle, Clairon s’indigne ; elle écrit aussitôt aux Gentilshommes une lettre des plus pathétiques, où elle leur témoigne son regret de voir que ses talents ne sont plus agréables au roi, puisqu’on la laisse avilir impunément, et elle prie qu’on lui accorde sa retraite. Puis, estimant que le premier ministre ne peut être trop tôt mis au courant d’un pareil projet, elle se rend chez le duc de Choiseul pour lui narrer ces graves événements.

S’il faut en croire les mémoires contemporains, le duc lui aurait répondu, avec une douce ironie : « Mademoiselle, nous sommes, vous et moi, chacun sur un théâtre ; mais avec la différence que vous choisissez les rôles qui vous conviennent et que vous êtes toujours sûre des applaudissements du public. Il n’y a que quelques gens de mauvais goût comme ce malheureux Fréron qui vous refusent leurs suffrages. Moi, au contraire, j’ai ma tâche souvent très désagréable ; j’ai beau faire de mon mieux, on me critique, on me condamne, on me hue, on me bafoue, et cependant je ne donne point ma démission. Immolons, vous et moi, nos ressentiments à la patrie, et servons-la de notre mieux, chacun dans notre genre. D’ailleurs la reine ayant fait grâce, vous pouvez, sans compromettre votre dignité, imiter la clémence de Sa Majesté[343]. »

[343] Bachaumont, 21 février 1765.

Clairon se retira fort peu satisfaite du persiflage, et elle réunit chez elle tous ses camarades, sous la présidence du duc de Duras, pour aviser à la conduite qu’elle devait tenir. Les esprits se montraient fort échauffés, et il n’était question de rien moins que d’une désertion en masse si l’on ne faisait pas droit à la Melpomène moderne. Le duc de Duras fut chargé de porter cet ultimatum à M. de Saint-Florentin, ministre d’État.

Cependant des amis intervinrent, on fit comprendre à la comédienne qu’elle ne pouvait résister aux volontés de la reine, et elle finit par céder[344]. Fréron, à cette nouvelle, éprouva une joie si vive que la goutte, qui le tenait alité depuis le commencement de la querelle, disparut comme par enchantement.

[344] Comme compensation, le due de Richelieu envoya aux Comédiens, en les autorisant à les garder dans leurs archives, les lettres qu’il avait reçues de Fréron.

Clairon resta profondément irritée de n’avoir pu obtenir justice de celui qui l’avait si cruellement outragée. Elle comprit que c’était à sa profession qu’elle devait cet injuste traitement ; aussi attendit-elle impatiemment l’occasion de recommencer la lutte en faveur de l’émancipation des comédiens. Un futile incident lui fournit le prétexte qu’elle désirait.

Un certain Dubois, acteur médiocre de la Comédie, eut recours aux soins d’un chirurgien et négligea de le payer. L’homme de l’art le cita en justice, mais Dubois affirma sous serment qu’il avait réglé sa dette, et il trouva même un de ses camarades, Blainville, qui déclara également par serment avoir assisté au payement.

Le procureur du chirurgien, voyant que son adversaire n’était pas à un faux serment près, eut recours à un autre expédient ; il fit imprimer un mémoire dans lequel il soutint que ni le serment de Dubois ni celui de Blainville ne pouvaient être reçus en justice, attendu qu’ils exerçaient tous les deux un métier infâme. A Rome, en effet, le témoignage des histrions n’était pas admis ; les lois romaines étant appliquées aux comédiens du dix-huitième siècle, on pouvait en conclure que leur serment n’avait aucune valeur ; bien des esprits éclairés partageaient cette opinion et la thèse était parfaitement soutenable.

Mais Dubois et Blainville poussèrent des cris d’indignation ; la Comédie prit naturellement fait et cause pour eux ; tous les acteurs se levèrent comme un seul homme pour demander satisfaction de l’insulte publique faite à l’état de comédien. Malheureusement, quand on vint à l’éclaircissement des faits, il fut prouvé que Dubois et Blainville étaient des fripons ; qu’ils avaient fait un faux serment et que le chirurgien n’avait réellement pas été payé. Les Comédiens s’empressèrent de désintéresser le disciple d’Esculape ; puis ils eurent le bon esprit de ne pas chercher à pallier la faute de leurs camarades et ils mirent autant d’empressement à les répudier qu’ils en avaient mis à les défendre, tant qu’ils les avaient crus innocents. En somme, leur conduite fut des plus correctes et des plus honorables. Ils s’adressèrent aux Gentilshommes de la chambre en racontant les faits et en demandant l’expulsion immédiate des coupables. « M. de Richelieu, dit Bachaumont, a traité l’affaire comme une affaire de vilains ; il n’a pas voulu s’en mêler, il en a remis la décision aux Comédiens, disant qu’ils étoient les pairs de Dubois et qu’ils pouvoient le juger[345]. »

[345] 6 avril 1765.

Les acteurs n’hésitèrent pas, ils chassèrent avec éclat les deux fripons.

On donnait à ce moment sur la scène de la Comédie le Siège de Calais, de du Belloy[346] ; la pièce était encore dans toute sa nouveauté et obtenait un succès étourdissant[347]. Dubois y jouait le rôle de Mauny ; on ne voulut pas naturellement interrompre le succès par suite de son départ, et Bellecour fut chargé de le remplacer. Les affiches annoncèrent simplement au public cette modification dans l’interprétation. Mais Dubois avait une fille[348] qui faisait elle-même partie de la Comédie. « Animée, dit Grimm, de cette piété filiale qui mène droit à l’héroïsme, elle entreprend de sauver son père, à quelque prix que ce soit… L’histoire prétend que la beauté, suivant l’usage, trouva les dieux propices, qu’un des premiers Gentilshommes de la chambre, se rappelant les anciennes bontés de la belle Dubois, ne put la voir dans cet état sans lui en demander de nouvelles et sans lui promettre de finir ses malheurs. » Le duc de Fronsac, auquel il est fait ici allusion, obtint l’intervention de son père, le maréchal de Richelieu, et le dévouement filial de Mlle Dubois ne resta pas stérile.

[346] Lorsque Voltaire vint à Paris en 1778, Lemierre et du Belloy, en qualité d’auteurs tragiques, crurent devoir lui rendre visite. « Messieurs, leur dit Voltaire, ce qui me console de quitter la vie, c’est que je laisse après moi MM. Lemierre et du Belloy. » Lemierre racontait volontiers cette anecdote, et il ne manquait jamais d’ajouter : « Ce pauvre du Belloy ne se doutait pas que Voltaire se moquait de lui. »

[347] On la donna trois fois à Versailles, le Roi en agréa la dédicace et il accorda à l’auteur une gratification de mille écus et une médaille d’or.

[348] Mlle Dubois passait pour avoir peu de talent ; elle avait eu cependant beaucoup de succès dans la tragédie de Tancrède, car Voltaire écrivait d’elle, après la représentation : « Je ne connaissais pas cette aimable actrice, ce que vous m’en écrivez me charme. Je tremblais pour le Théâtre français, Mlle Clairon est prête à lui échapper. Remercions la Providence d’être venue à notre secours. Si les suffrages d’un vieux philosophe peuvent encourager notre jeune actrice, faites-lui dire, mon ancien ami, tout ce que j’ai dit autrefois à l’immortelle Lecouvreur… Dites-lui surtout d’aimer ; le théâtre appartient à l’Amour, ses héros sont enfants de Cythère. » « Il paraît, dit Grimm, que le devoir d’aimer, que M. de Voltaire impose aux actrices, est celui dont Mlle Dubois s’acquitte le mieux. »

Le Siège de Calais était affiché pour le soir avec Bellecour[349] ; à midi un ordre du roi transmis par les premiers Gentilshommes, arrive à la Comédie, enjoignant de jouer la pièce avec Dubois dans le rôle de Mauny. On juge de la consternation des Comédiens et de leur indignation ; ils se réunirent chez Clairon pour aviser aux mesures à prendre ; à l’unanimité ils décidèrent de refuser de jouer.

[349] Bellecour (1724-1778), comédien français.

Sur les quatre heures et demie, Lekain arrive au théâtre et demande aux semainiers qui jouera le rôle de Mauny. « C’est Dubois, lui est-il répondu, suivant l’ordre du roi. » « En ce cas, reprend-il, voilà mon rôle. » Et il part. Molé, Brizard[350], Dauberval, viennent successivement et jouent la même scène. Enfin Clairon paraît, sortant de son lit, assurant qu’elle est toute malade, mais qu’elle sait « ce qu’elle doit au public et qu’elle mourra plutôt sur le théâtre que de lui manquer. » Puis elle demande négligemment qui remplit le rôle de Mauny : « Dubois », lui dit-on. A ce mot elle se trouve mal et retourne bien vite se mettre au lit[351].

[350] Brizard (1721-1791), comédien français. Voltaire ne l’aimait pas parce qu’il le trouvait froid : « Je n’ai jamais conçu comment l’on peut être froid, disait-il ; quiconque n’est pas animé, est indigne de vivre, je le compte au rang des morts. » (A d’Argental, 11 mars 1764.) Il disait encore : « Brizard est un cheval de carrosse, moi je suis un cheval de fiacre, mais je fais pleurer. »

[351] Clairon, dans ses Mémoires, prétend au contraire que seule elle était disposée à se soumettre à l’ordre royal, et que ce sont les camarades qui ont mené toute la cabale. La mémoire lui faisait volontairement défaut.

Les semainiers ne savaient à quel saint se vouer ; il n’y avait point là de Gentilshommes de la chambre ; l’heure du spectacle approchait, il fallait prendre à tout prix une détermination. On consulta M. de Biron, qui se trouvait par hasard au théâtre, et, sur son avis, on décida de donner le Joueur au lieu du Siège de Calais.

Pendant ce temps la salle s’était remplie ; Mlle Dubois avait convoqué tous ses amis, et ils étaient nombreux ; elle-même, ses beaux cheveux épars, les yeux rougis de larmes, courait de loge en loge pour exciter l’ardeur de ses partisans ; sa beauté, son émotion, attendrissaient tous les cœurs[352]. Enfin la toile se lève. Bouret[353], ses gants blancs à la main, s’avance : « Messieurs, dit-il, nous sommes au désespoir de ne pouvoir donner le Siège… » Un tumulte épouvantable lui coupe la parole : « Point de désespoir, s’écrie le parterre, nous voulons le Siège de Calais et Dubois. » Le bruit gagne tout le théâtre, la salle entière est en combustion. L’irritation du public contre les Comédiens ne connaît plus de bornes ; la salle, les corridors, le foyer, retentissent d’injures contre eux. Un jeune et bouillant colonel d’infanterie s’écrie dans son indignation : « Oh ! que n’ai-je mon régiment ici ! »

[352] « Jeune, jolie, ayant l’avantage de rendre tous les Gentilshommes de la chambre heureux… elle vint, les cheveux épars, dans les foyers, demander vengeance de mes atrocités et des malheurs de son respectable père. » (Clairon, Mémoires.)

[353] Bouret, comédien français mort en 1783.

Un seul mot sensé fut prononcé dans cette célèbre soirée : un homme, qui avait conservé son sang-froid, arrêta dans le foyer un des plus courroucés pour lui montrer le portrait de Molière : « Voilà un de ces gueux, lui dit-il, qui a été plus envié à la France que ne le sera vraisemblablement jamais aucun premier Gentilhomme de la chambre. »

Cependant l’orage continuait à gronder dans la salle, et c’est surtout contre Clairon que la colère du public se déchaînait. On entendait hurler de tous côtés : « La Clairon, à l’hôpital ! à l’hôpital, la Clairon ! » La garde voulut intervenir pour rétablir l’ordre, mais l’effervescence était telle qu’on pouvait redouter les plus grands malheurs et que le sang aurait certainement coulé, si M. de Biron n’avait eu la sagesse d’ordonner aux soldats de s’abstenir de toute intervention. En même temps il conseillait aux Comédiens d’entrer en scène et de commencer quand même la représentation. Préville[354] et Mme Bellecour[355] se présentent en effet. A leur vue, les cris redoublent, ils sont sifflés outrageusement et ne peuvent se faire entendre. Après quelques efforts infructueux, ils rentrent dans la coulisse. Le tumulte ne fait que s’en accroître, on n’entend que ces cris forcenés : « Les comédiens sont des insolents ! au cachot, les insolents ! à l’hôpital, la Clairon ! au cachot, tous ces coquins ! »

[354] Préville (Pierre Dubus dit), comédien français (1721-1799).

[355] Mme Bellecour (Mlle Beauménard) (1730-1799).

Enfin à sept heures un sergent vient haranguer le parterre et lui annoncer qu’on va rendre l’argent. La foule finit par se calmer et par évacuer le théâtre.

Cette mémorable journée garda le nom de journée du Siège de Calais.

Les semainiers coururent sans perdre de temps chez le lieutenant de police pour le mettre au courant de ces graves événements. Le lendemain, tout Paris était en fermentation ; on ne parlait que de cette étrange aventure ; les uns louaient les Comédiens de leur probité, mais la grande majorité leur était hostile et demandait qu’on leur infligeât une punition exemplaire.

Collé, se faisant l’interprète du sentiment public, écrivait :

« Je ne puis m’empêcher de dire que la superbe Mlle Clairon a pensé occasionner une véritable tragédie et que si la garde royale avoit fait ce jour-là son devoir, il y eût eu réellement beaucoup de sang de répandu… Et pourquoi ? Parce que Mlle Clairon, enivrée d’orgueil et de vanité, veut que les Comédiens aient un honneur. Que l’on me passe de dire ici que voilà bien du bruit pour une omelette au lard, et, en suivant toujours la noblesse de cette comparaison, j’ajouterai pour une omelette au lard rance et aux œufs couvés, car c’est à cette idée basse que je compare l’honneur de tous les Comédiens du monde. En effet, à moins que d’accorder que l’honneur revient comme les ongles, comment peut-on arranger que les Comédiens aient de l’honneur ?

« Le lendemain de cette équipée des Comédiens, le public parut, en y réfléchissant, être encore plus indigné de l’insolence et du manque de respect de ces histrions : le cri contre eux étoit général ; j’excepte cependant quelques fanatiques amis de la demoiselle Clairon, et quelques-uns de ces prétendus philosophes qui, dans de pareilles occasions, ne manquent point de raisonner faux, et de prendre le mauvais parti avec le ton sourcilleux des sages fous, et l’air despotique et impudent de leur baroque philosophie[356]. »

[356] Avril 1765.

Les philosophes, en effet, prêtèrent aux Comédiens, dans cette grave occurrence, l’appui de leur parole et de leur plume. Grimm, qui confirme l’hostilité du public, ne dissimule pas combien il en est révolté : « Tout Paris, dit-il, condamne les Comédiens sans miséricorde, et sans savoir de quoi il est question. Charmant public, que tu es aimable dans tes jugements ! qu’on est heureux de te servir, toi qui sais si bien oublier en un moment tous les services passés, et qui aimes à outrager ce que tu as applaudi vingt ans de suite ! Avec cette noble reconnaissance, tu ne saurais manquer d’avoir de grands génies, de grands artistes, de grands talents. Charmant public, que tu es aimable ! »

Les Gentilshommes de la chambre se réunirent chez M. de Sartines pour aviser aux mesures à prendre. Il fut décidé que les coupables seraient envoyés immédiatement au For l’Évêque.

Brizard, dont la femme accouchait le même jour, et Dauberval furent arrêtés et incarcérés sans délai ; mais on se présenta vainement chez Molé et chez Lekain : prévoyant ce qui allait se passer, ils avaient quitté Paris en écrivant une belle lettre où ils déclaraient que l’honneur ne leur permettait pas de jouer avec un fripon. Cependant, en apprenant l’emprisonnement de leurs camarades, ils quittèrent volontairement leur retraite et vinrent les rejoindre au For l’Évêque[357].

[357] Nous avons retrouvé le récit de ces événements dans la correspondance d’un témoin oculaire qui touchait de très près à Mlle Clairon, M. de Valbelle ; son témoignage est trop important et trop curieux pour ne pas le citer. Cet officier écrivait à Voltaire le 16 avril 1765 :

« Il y eut hier à la Comédie le tapage le plus épouvantable. Dubois a eu un procès infâme avec son chirurgien. Il a fait un faux serment. Ce maraud, en outre, est un assez mauvais comédien. Sur le scandale que faisoit son affaire, M. de Richelieu signe l’ordre de le chasser ; le lendemain il suspend l’exécution de son ordre et il veut avoir les avis de tous les Comédiens. Ils s’assemblent et jugent, ils étoient vingt. Tous les vingt déclarent par écrit, chacun sur une feuille à part, sans s’être concertés, que Dubois est un fripon. Sur cela, M. de Richelieu trouve qu’il faut le garder, et hier, à une heure après midi, il envoie l’ordre de lui faire jouer, dans la pièce affichée, le rôle qu’il avoit fait lui-même apprendre à Bellecour. L’injustice à la fin produit l’indépendance. Lekain et Molé ont commencé par s’éloigner et se mettre en sûreté. Ils ont envoyé sur les quatre heures leur désistement à la Comédie. Mlle Clairon a suivi avec transport un si noble exemple. Brizard s’est dévoué ensuite et toute la Comédie en a fait autant. La salle étoit remplie, on a proposé le Joueur, qui étoit la seule pièce que l’on pût donner sans Dubois et sans les deux acteurs qui avoient disparu. Le parterre s’est obstiné à avoir la tragédie annoncée. On a vu dix fois le moment où le feu alloit être mis à la salle. Mlle Dubois étoit partout, animant le public contre les Comédiens ; enfin à huit heures on est sorti sans avoir eu de pièce. Aujourd’hui le théâtre est fermé, et l’on ignore quand on le rouvrira. Brizard et Dauberval sont déjà au For l’Évêque. Mlle Clairon espère qu’on lui fera le même honneur. On court après Lekain et Molé ; tous les autres se présentent, et rien n’est encore prononcé sur eux ; mais quoi qu’on puisse faire, rien ne les forcera à paroître à côté de Dubois. Les partis les plus violents ne serviront qu’à les affermir dans leur résolution. On ne pardonneroit pas en vérité à M. de Fronsac la légèreté que le très aimable maréchal son père a mise à toute cette affaire. Je ne sais comment il s’en tirera. Il arrive aujourd’hui de Versailles. Vous qui lui avez donné l’honneur de la bataille de Fontenoy, nous verrons quel parti vous tirerez pour lui de cette journée-ci.

« C’est avec tout l’enthousiasme et tous les sentiments que vous devez attendre de tout être pensant que j’ai l’honneur d’être, monsieur… » (Lettre inédite. Bibliot. nat., Mss. n., acq. 2777.)

En attendant que son tour vînt, Clairon, quoique malade, avait ouvert ses salons ; étendue sur une chaise longue, elle recevait et la cour et la ville. Il n’était question, bien entendu, que du grand événement, de la rare énergie déployée par la tragédienne et des conséquences qui en allaient résulter. On raconte que des officiers faisant cercle chez elle, elle avait saisi l’occasion de leur demander si sa conduite n’était pas conforme aux lois de l’honneur et si eux-mêmes ne quitteraient pas tous le service plutôt que de rester avec un infâme. « Sans doute, mademoiselle, riposta gaiement l’un d’eux, mais ce ne serait pas un jour de siège. »

Enfin un exempt se présenta pour mener en prison l’auguste Melpomène ; elle objecta son état de maladie, mais il ne voulut rien entendre, et elle dut s’incliner[358]. Elle trouva cependant moyen de transformer en un nouveau triomphe ce qui devait être pour elle une fâcheuse disgrâce.

[358] Les gazettes du temps prétendent que lorsque l’exempt signifia à l’actrice l’ordre de détention, elle reçut la nouvelle avec noblesse : « Je suis soumise, dit-elle, aux ordres du roi ; tout en moi est à la disposition de Sa Majesté, mes biens, ma personne, ma vie, en dépendent ; mais mon honneur restera intact et le roi lui-même n’y peut rien. » « Vous avez raison, mademoiselle, répliqua l’exempt facétieux, où il n’y a rien, le roi perd ses droits. »

Mme de Sauvigny, intendante de Paris, se trouvait chez Clairon lorsque l’exempt se présenta ; elle obtint la faveur de la conduire elle-même au For l’Évêque. Tous trois montèrent dans le vis-à-vis de l’intendante : l’exempt prit place sur le devant, Mme de Sauvigny dans le fond, avec l’actrice sur ses genoux ; ils traversèrent tout Paris dans cet étrange équipage, à la grande joie des spectateurs. On donna à la tragédienne le meilleur logement de la prison, et ses amies, la duchesse de Villeroy, Mme de Sauvigny, la duchesse de Duras, le firent somptueusement meubler. A peine incarcérée, elle commença à recevoir et elle donna chaque jour des soupers « divins et nombreux ». Grands seigneurs, grandes dames, toute la cour venait lui rendre visite ; l’affluence était telle, que le quai du For l’Évêque était garni de carrosses du matin au soir ; il devint de bon ton de visiter les comédiens emprisonnés.

La plupart d’entre eux, Brizard, Lekain, Molé, Clairon, etc., outrés du traitement qui leur était infligé, se montraient résolus à quitter la scène. Lekain écrivait fièrement de sa prison à M. de Sartines :

« Le 20 avril 1765.

« Monseigneur,

« L’asile d’où je prends la liberté de vous écrire, prouve évidemment à Votre Grandeur que la nécessité où je me suis vu réduit de manquer au public, ne m’en a jamais imposé sur la punition qui pouvoit en résulter.

« S’il est dur à tout homme sensible d’être privé de sa liberté, en revanche il est bien doux d’être en paix avec soi-même, et de paroître, sans rougir, dans le cercle de tous les honnêtes gens… Vous êtes vraisemblablement instruit de la violence qu’on nous a faite, pour nous rendre un camarade que nous avions jugé malhonnête homme… Le mépris que le maréchal de Richelieu a fait de nos représentations les plus respectueuses, en dévoilant son peu de délicatesse ou l’excès de son orgueil, me désola par la portion qui en jaillissoit sur moi-même… La conduite actuelle de la Comédie françoise doit lui mériter les éloges de tous les honnêtes gens… Si j’ai mérité les châtiments du magistrat, il me restera le plaisir de savoir que ma conduite a pu m’acquérir son estime[359]. »

[359] Mémoires de Lekain.

Et il demandait son congé.

Molé écrivait du For l’Évêque à Garrick, le 21 avril 1765 : « Nous en voilà réduits encore à notre première alternative, ou nous déshonorer, nous flétrir de notre volonté, ou garder pour asile celui des malheureux ou des criminels, et pourtant quelquefois celui des honnêtes gens. Vous sentez que notre choix n’est pas douteux, et qu’entre le mépris et l’estime il n’y a pas à hésiter, quelque prix qu’il en coûte. » Décidé à demander son congé définitif, Molé priait son correspondant de lui prêter cent louis qui lui seraient bien nécessaires, vu la dureté des temps[360].

[360] Correspondence of Garrick.

Cependant Clairon était toujours malade. Son chirurgien fit des représentations et déclara que sa santé serait en danger si elle restait plus longtemps en prison. Elle fut en conséquence autorisée à retourner chez elle, après cinq jours de détention ; mais elle fut mise aux arrêts dans son appartement avec défense expresse de recevoir plus de six personnes, parmi lesquelles Mme de Sauvigny, M. de Valbelle et un Russe « pot au feu[361] ».

[361] Bachaumont. D’après les Mémoires du temps, ce Russe se contentait de « baiser la main » de la tragédienne ; M. de Valbelle jouait un rôle plus actif.

A peine en liberté, la tragédienne s’occupa de venir en aide à ses camarades moins heureux qu’elle. En même temps elle remuait ciel et terre pour triompher de Dubois et de la puissante cabale qui le soutenait.

Elle écrivait à Lekain :

« De chez moi, 22 avril 1765.

« Je viens d’avoir une très grande conférence avec une personne parfaitement instruite. L’indigne protégé du maréchal de Richelieu ne reparoîtra jamais. On ne me l’a pas articulé aussi positivement ; mais on m’a dit que tous ceux dont notre sort dépend, sont convenus qu’il falloit renoncer à la Comédie, ou au projet de nous dégrader : on craint les désistements ; tenons ferme, respectueusement, et tout ira bien.

« J’ai demandé qu’on vous changeât de lieu, par la crainte que j’ai que vous ne tombiez tous malades où vous êtes ; que l’on fixât le temps de votre détention…

« Enfin, mon cher ami, j’ose espérer que cela ne sera pas bien long et que la semaine prochaine, au plus tard, nous serons tous chacun chez nous, jouissant de notre gloire[362]. »

[362] Mémoires de Lekain.

Les Comédiens ne restèrent pas au For l’Évêque dont les conditions hygiéniques étaient déplorables ; à force de sollicitations, on obtint qu’ils seraient transférés à la prison militaire de l’Abbaye. C’est là qu’ils achevèrent leur temps de détention.

A la nouvelle des événements qui se passaient à Paris, Garrick s’empressa de mander à Clairon toute la part qu’il prenait à sa mésaventure. La tragédienne lui répondit :

« De Paris, 9 mai 1765.

« Mon âme à jamais pénétrée d’un traitement aussi barbare qu’injuste avoit besoin, mon cher ami, du plaisir que votre lettre vient de lui faire. Cette lettre a suspendu quelques moments l’indignation et la douleur qui me consument. Jamais ma santé n’a donné de si grandes inquiétudes pour ma vie, jamais les accidents auxquels je suis sujette n’ont été aussi multipliés et aussi violents, mais, soyez tranquille, mon courage est encore au-dessus de mes maux.

« Le croiriez-vous ? Mes camarades sont encore en prison. Moi, l’on m’en a fait sortir le cinquième jour, mais l’on m’a mise aux arrêts chez moi avec défense de recevoir plus de six personnes nommées. On dit que Dubois a demandé son congé ; on espère qu’il sera accepté et que nous serons libres ce soir ou demain. Il en est temps. Comme on n’a voulu permettre à aucun de mes camarades de me venir voir, j’ignore ce qu’ils pensent et ce qu’ils feront tous. Je suis décidée à ne leur donner aucun conseil, à ne m’occuper que de moi et surtout de l’estime des honnêtes gens ; je l’obtiendrai, j’ose en être sûre.

« Je ne vous ferai point part de toutes mes réflexions sur le passé, le présent et l’avenir, non que je craigne de les soumettre à vos lumières et à votre amitié, mais ma lettre peut être ouverte, on pourroit m’interpréter mal, je ne veux donner aucun prétexte à la persécution. Embrassez pour moi Mme Garrick, soyez sûrs tous deux que je vous aime, vous estime et vous regrette autant qu’il est possible et autant que vous avez droit de l’attendre du cœur le plus sensible et le plus reconnaissant[363]. »

[363] Lettre inédite. Coll. Stassaert (Académie royale de Belgique).

Le Théâtre français, à la suite des incidents que nous venons de raconter, fut fermé pendant toute une soirée. On le rouvrit le surlendemain ; mais, pour éviter des scènes tumultueuses, on ne fit afficher que fort tard, en sorte qu’il y eut très peu de monde du vrai public ; la salle était remplie d’exempts et de sergents des gardes. Le lieutenant de police, M. de Sartines, assistait à la représentation.

Avant de commencer la pièce, Bellecour parut et demanda humblement pardon au public, au nom de la troupe, de lui avoir manqué. Son compliment, que Grimm appelle « un chef-d’œuvre de bassesse et de platitude », fut prononcé par ordre supérieur.

« Messieurs, dit-il, c’est avec la plus vive douleur que nous nous présentons devant vous. Nous ressentons avec la plus grande amertume le malheur de vous avoir manqué. Notre âme ne peut être plus affectée qu’elle l’est du tort réel que nous avons. Il n’est aucune satisfaction que l’on ne vous doive. Nous attendons avec soumission les peines qu’on voudra bien nous imposer et qui ont été déjà imposées à plusieurs de nos camarades. Notre repentir est sincère, et ce qui ajoute encore à nos regrets, c’est d’être forcés de renfermer au fond de nos cœurs les sentiments de zèle, d’attachement et de respect que nous vous devons et qui doivent vous paroître suspects dans ce moment-ci. Le temps seul en peut prouver la réalité. C’est par nos soins et les efforts que nous ferons pour contribuer à vos amusements, que nous espérons vous ôter jusqu’au moindre souvenir de notre faute ; et c’est des bontés et de l’indulgence dont vous nous avez tant de fois honorés que nous attendons la grâce que nous vous demandons, et que nous osons vous supplier de nous accorder[364]. »

[364] Fréron, rappelant méchamment cette scène dans la quarantième lettre, se fait écrire de Venise : « Le sieur Guadagny ayant refusé de chanter à la table du doge, ayant même répondu et parlé avec beaucoup de hauteur, a été condamné à une prison de quinze jours, les fers aux pieds, et a été ensuite exilé. Une garde de soldats l’a conduit auparavant jusqu’à la chambre du trône, en le faisant passer par la grande place qui étoit remplie de masques, et, après avoir chanté devant Sa Seigneurie, il a demandé à genoux et obtenu son pardon. Tout le monde a été attendri et touché de la façon avec laquelle il a chanté à travers les pleurs et les sanglots, comme le cygne qui ne chante, dit-on, jamais mieux que lorsqu’il est près de sa mort. Quoi qu’il en soit, c’est ainsi qu’en tout pays on devroit punir les chanteurs et histrions insolents. »

Le parterre sans pitié couvrit d’applaudissements cette tirade si humiliante.

Bellecour, en rentrant dans les foyers, ne dissimula pas combien il était pénétré de la scène honteuse qu’on l’avait forcé à jouer, et il déclara qu’il ne se serait jamais prêté à un pareil rôle si son attachement pour la compagnie ne l’emportait encore sur ce qu’il se devait à lui-même.

Les représentations continuèrent donc ; mais comme on ne pouvait se passer de tous les acteurs qui étaient en prison, on les amenait chaque soir au théâtre sous bonne escorte et des exempts les reconduisaient ensuite au For l’Évêque.

La maladie de Clairon, l’emprisonnement des principaux sujets et la « consternation universelle de la troupe » mirent la Comédie dans l’impossibilité de donner des représentations suivies ; elle dut prendre plusieurs jours de congé. « On ne croiroit jamais, dit Bachaumont, l’importance que l’on met à l’accommodement d’une affaire qui n’en devroit avoir d’autre qu’une soumission servile et aveugle de la part des histrions[365]. »

[365] 6 mai 1765.

Tout se termina par un compromis. D’abord M. du Belloy, dans le but d’être agréable à Clairon, retira le Siège de Calais ; de cette façon le public n’était plus en droit de réclamer la pièce avec Dubois. Ensuite on obtint que cet acteur, cause de tout le tapage, demanderait sa retraite. Bien qu’il n’eût que vingt-neuf ans de service et qu’il en fallût trente, on lui accorda 1500 livres de pension et 500 livres de pension extraordinaire pour avoir formé une élève, sa fille[366].

[366] Il était d’usage d’accorder une pension de 500 livres à tout comédien qui avait formé un élève.

A la suite de cet arrangement, les comédiens détenus au For l’Évêque furent mis en liberté. Ils étaient restés vingt-six jours en prison, mais leur obstination avait fini par les faire triompher.

La cause que Clairon et ses camarades venaient de soutenir était juste et on peut s’étonner qu’elle n’ait pas reçu l’appui du public. Comment osait-on leur reprocher d’être trop scrupuleux sur les questions d’honneur ? Malheureusement la tragédienne avait porté tort elle-même à sa cause par sa vanité, ses prétentions, ses menaces incessantes de démission ; il n’était question que de vers, de tableaux, de bustes, d’estampes, de médailles faites en son honneur ; ce besoin d’occuper sans cesse les esprits finit par fatiguer. On triompha de la voir dans cette même prison où elle avait voulu faire mettre Fréron un mois auparavant. Le public « a été assez imbécile, dit Grimm, et assez malhonnête pour se venger sur le talent de l’actrice et de ses camarades et pour les traiter dans ces dernières querelles avec une indignité que je ne lui pardonnerai de longtemps. »

Quant au duc de Richelieu, furieux d’être obligé de se soumettre, il accorda à Dubois une place dans la troupe de Bordeaux. En même temps il se vengeait des comédiens en exerçant contre eux les plus mesquines persécutions. C’est ce qui faisait écrire à Lekain :

« Vous voudrez bien m’excuser, mon cher Garrick, si j’ai tant tardé à vous donner des nouvelles de la suite de notre malheureuse aventure. Nous nous en sommes tirés assez glorieusement, mais aux dépens de notre recette et de notre liberté ; c’est ainsi que l’on gagne toujours son procès en France contre les gens de qualité. M. le maréchal de Richelieu fait tout ce qu’il peut pour nous faire éprouver la suite de son ressentiment ; mais il aura beau faire, il ne pourra dissimuler à qui que ce soit qu’il est honteux d’attendre que l’on soit maréchal de France, et que l’on ait soixante-dix ans, pour faire des étourderies dignes d’un jeune mousquetaire[367]. »

[367] Paris, 1er juin 1765. Correspondence of Garrick.

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