Les comédiens hors la loi
XXV
PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE (SUITE ET FIN)
Sommaire : Triste situation des comédiens. — La municipalité remplace les Gentilshommes de la chambre. — Charles IX. — Expulsion de Talma de la Comédie. — Les Comédiens se divisent. — Talma fonde le théâtre de la rue de Richelieu. — L’Ami des lois. — Paméla. — Arrestation des Comédiens. — Fermeture du théâtre. — 9 thermidor. — Sévérité du public pour les acteurs révolutionnaires.
Si les comédiens avaient enfin conquis les droits civils et l’égalité avec les autres citoyens, ils ne devaient pas cependant s’en trouver beaucoup plus heureux. Dès le début de la Révolution, la liberté des théâtres est proclamée et de tous côtés s’élèvent de nouvelles scènes qui ruinent les théâtres déjà existants[531], sans faire fortune elles-mêmes. Les acteurs sont devenus indépendants, mais les spectateurs sont devenus souverains. Chaque jour des scènes scandaleuses se passent au théâtre, le public intervient à tout propos pour modifier le répertoire et faire représenter les pièces à sa convenance[532] ; enfin « le théâtre et le parterre semblent être devenus les corps de deux armées ennemies ». On ne se borne pas toujours aux invectives ; un soir, à la Comédie française, la mauvaise humeur du public se manifeste par l’envoi de pommes cuites ; un de ces projectiles tombe dans la loge de Mme de Simiane qui le fait tenir aussitôt au général La Fayette avec ce billet : « Mon cher général, permettez-moi de vous envoyer le premier fruit de la Révolution qui soit venu jusqu’à moi. »
[531] La Révolution n’avait pas été favorable à la Comédie française : sur cent mille écus de loges à l’année qu’elle retirait, elle en conservait à peine un tiers en 1790.
[532] En 1790, après le départ de Mlle Raucourt, un citoyen se leva pendant la représentation et demanda que Mlle Sainval fût invitée à rentrer au théâtre pour remplacer sa camarade. Le public applaudit. Le comédien Dunant répondit aussitôt que la Société porterait à Mlle Sainval le décret du parterre.
A aucune époque, la Comédie ne traversa des phases plus douloureuses et jamais sa troupe ne fut plus profondément divisée. Dès 1789, l’autorité des Gentilshommes de la chambre cesse peu à peu de s’exercer[533], et Bailly, maire de Paris, prend de fait la place de Richelieu. Il en résulte une situation intolérable ; les Comédiens reçoivent à la fois des Gentilshommes et de Bailly des ordres qui souvent sont contradictoires. Ne sachant auquel entendre, ils envoient quatre d’entre eux auprès du maire de Paris.
[533] Ils ne conservent que le droit dérisoire de signer des billets.
Molé prend le premier la parole :
« Monsieur, nous venons, au nom des Comédiens français, vous offrir leurs respects et vous représenter que depuis plus d’un siècle nous avons l’honneur d’appartenir au roi ; que le titre de Comédiens français ordinaires du roi nous a été déféré sous le bon plaisir de Sa Majesté par son Gentilhomme de la chambre, que nous avons à cœur de le conserver dans toute son étendue, tant que nous exercerons une profession qu’une sage philosophie a placée enfin dans la classe des professions honorables. Cependant, d’après l’ordre que nous a donné M. de Richelieu de nous retirer par-devant M. le maire de Paris pour ce qui concerne le détail courant de notre spectacle, nous n’avons entendu par détails courants que les faits relatifs à la police[534]. »
[534] La loi du 24 août sur l’organisation judiciaire attribuait à la municipalité la police des spectacles.
Bailly lui répondit : « Je suis heureux de pouvoir vous fixer sur ce point. Je suis investi par le roi de France de l’entière autorité des Gentilshommes de la chambre sur les spectacles royaux, et je suis étonné que le ministre ne vous l’ait pas fait savoir… J’aime et je protège les talents tout aussi bien qu’un Gentilhomme de la chambre. »
« Mais notre titre de comédien du roi, objecta Dugazon ?
— Vous paraissez y tenir.
— Dame, c’est notre noblesse à nous.
— Ce titre ne peut vous être contesté », répondit le maire.
Bailly assura encore les Comédiens de sa protection et il leur déclara que, comme les Gentilshommes, il ne se mêlerait pas des affaires d’argent de la Comédie. Il les autorisa à prendre des congés de huit ou quinze jours sans sa permission.
On décida le même jour que le titre de Théâtre français[535] serait remplacé par celui de Théâtre national ou de la Nation et que les affiches seraient ainsi libellées :
[535] Il datait sur les affiches de 1782.
THÉATRE NATIONAL
Les Comédiens ordinaires du Roi
donneront :
Le premier mouvement des Comédiens fut de se réjouir d’être enfin délivrés d’un joug qui pesait si lourdement sur eux, mais leur joie fut de courte durée et ils virent bientôt, par expérience, qu’ils n’avaient fait que changer de maîtres ; ils en arrivèrent même à regretter amèrement les premiers.
« C’est, dit Grimm, depuis qu’échappés du joug honteux et tyrannique des Gentilshommes de la chambre ils ont l’honneur d’être les Comédiens de la Nation, au lieu d’être modestement comme jadis de simples pensionnaires du roi ; c’est depuis cette heureuse révolution qu’ils reçoivent plus d’ordres arbitraires, qu’ils éprouvent plus de dégoûts et de vexations de toute espèce qu’ils n’en avaient jamais essuyé auparavant. Le parterre prétend les assujettir tous les jours à de nouvelles fantaisies, à de nouveaux caprices ; la municipalité ou la volonté du peuple ne manque pas une occasion de leur faire sentir tout le poids de son autorité[536]. »
[536] Novembre 1790. Grimm, Correspondance littéraire.
La pièce de Charles IX[537], jouée le 4 novembre 1789, provoqua à la Comédie des dissensions intestines irréparables. Le succès fut colossal ; on voyait pour la première fois sur le théâtre un roi faire « égorger son peuple avec le fer du fanatisme[538] ». Les représentations furent interrompues par ordre de la cour ; mais en 1791, Mirabeau se trouvant un soir au théâtre demanda à haute voix qu’on reprît Charles IX. Naudet répondit qu’il était impossible de satisfaire cette demande à cause des maladies de Mme Vestris et de Saint-Prix ; mais Talma, s’avançant à son tour sur la scène, donna à entendre que si tous ses collègues étaient aussi bons patriotes que lui, la pièce pourrait être jouée[539].
[537] De Marie-Joseph Chénier.
[538] Voltaire, en 1764, écrivait à Saurin ces lignes prophétiques : « Un temps viendra sans doute où nous mettrons les papes sur le théâtre comme les Grecs y mettaient les Atrée et les Thyeste qu’ils voulaient rendre odieux. Un temps viendra où la Saint-Barthélemy sera un sujet de tragédie et où l’on verra le comte Raymond de Toulouse braver l’insolence hypocrite du comte de Montfort. »
[539] A la suite de cette scène, Talma eut une altercation violente avec Naudet, qui l’accusa de ne pas monter sa garde et de s’être caché dans un grenier avec son fusil le jour d’une émeute. Talma répondit qu’il était monté à un deuxième étage pour mieux observer l’ennemi et il donna un soufflet à l’interlocuteur. Le lendemain ils se battirent au pistolet : « On nous avait placés à vingt pas l’un de l’autre, raconte Talma, et, grâce à ma vue abominable, je n’apercevais même pas Naudet qui avait cinq pieds huit pouces. « Que cherchez-vous ? me dirent mes témoins en voyant l’hésitation de mon pistolet. « Ma foi, répondis-je, je cherche Naudet. » Naudet était brave, il s’avança à dix pas : « Me voilà, dit-il, me vois-tu maintenant ? » En effet, je l’apercevais comme dans un brouillard. Je tirai : ma balle dut passer à dix pieds de lui. Il tira en l’air. Pour que notre duel pût être égalisé, il aurait fallu nous faire battre au mouchoir. »
Le soupçon d’aristocratie jeté publiquement par Talma sur ses camarades leur parut un crime de lèse-Comédie et une indigne trahison. Par un arrêté pris à la presque unanimité des voix, ils l’expulsèrent de leur société.
Dès qu’il apprit la résolution des Comédiens, Bailly leur fit dire qu’ils ne pouvaient être juges et parties et qu’il leur conseillait de jouer avec Talma jusqu’à ce que la municipalité eût statué. On ne tint aucun compte de son avis et le soir même, en présence d’une énorme assistance, Fleury informa le public de la décision de la compagnie. A peine a-t-il terminé sa harangue que Dugazon s’élance à son tour sur la scène. Il dénonce formellement ses camarades qui vont, dit-il, l’expulser, comme ils viennent de le faire pour Talma. Un épouvantable tumulte s’ensuit, le théâtre est escaladé, les banquettes brisées en mille pièces et l’intervention de la force armée parvient seule à ramener le calme. Le lendemain, le maire de Paris mande les acteurs à sa barre et leur enjoint d’obéir à ses ordres ; il ne peut rien obtenir. En présence de cette obstination, la salle fut fermée par ordre de la municipalité. En même temps Dugazon, qui avait manqué au public, en le prenant pour juge, fut condamné à garder les arrêts chez lui pendant huit jours et à l’impression du jugement.
Les Comédiens comprirent qu’ils ne seraient pas les plus forts ; ils se résignèrent à céder et, le 28 septembre, Talma reparut dans Charles IX ; il y fut couvert d’applaudissements ainsi que Dugazon.
Le soupçon d’aristocratie qui pesait sur la Comédie française était parfaitement mérité ; la plupart de ses membres regrettaient le passé. L’indépendance, les droits civils et politiques, l’accession aux fonctions publiques, leur paraissaient de maigres compensations à tout ce qu’ils avaient perdu. A l’aisance, à la fortune, avaient succédé pour eux la misère et la ruine ; à la vie heureuse et facile, une existence inquiète et tourmentée ; plus de rapports avec la cour et les grands seigneurs, plus de ces invitations qui chatouillaient si agréablement leur vanité. L’insupportable despotisme des Gentilshommes avait disparu, il est vrai, mais n’était-il pas remplacé par une tyrannie mille fois pire encore, celle d’une populace grossière et déchaînée ?
Ce n’était pas seulement à la Comédie qu’on conservait le culte du passé ; il en était de même dans d’autres théâtres et ce sentiment quelquefois se donnait jour d’une façon vraiment touchante.
En 1792, on jouait à l’Opéra-Comique les Événements imprévus. La reine assistait à la représentation. Mme Dugazon remplissait le rôle de Lisette ; dans un duo du second acte se trouvent ces deux vers :
En chantant ces paroles, Mme Dugazon se tourna vers la reine de façon à ne laisser aucun doute sur le sens qu’elle leur donnait. Aussitôt des cris furieux se firent entendre dans le public : « En prison ! en prison ! criait-on. L’actrice, sans se troubler, bien qu’elle risquât sa tête[540], recommença les deux vers en les adressant à la reine d’une façon encore plus marquée. Des applaudissements frénétiques accueillirent cette action si noble et si courageuse.
[540] Mme Dugazon ne fut pas punie, mais on ne la laissa pas reparaître dans ce rôle.
Les sentiments très vifs que la plupart des comédiens français avaient conservés pour la cour créaient avec ceux de leurs camarades qui ne partageaient pas les mêmes opinions des difficultés incessantes. A la fin, il en résulta une séparation. Ceux d’entre eux qui se montraient enthousiastes des idées nouvelles, quittèrent le théâtre de la Nation ; ils s’établirent à celui du Palais-Royal[541], qui prit le nom de Théâtre-Français de la rue de Richelieu, puis ensuite celui de Théâtre de la République[542]. Talma[543], Dugazon, Grandménil, étaient à leur tête.
[541] Cette salle avait été construite et ouverte en 1785 sous le titre de Variétés amusantes, mais on la désignait souvent sous le nom de Théâtre du Palais-Royal ; c’est la salle actuelle de la Comédie française.
[542] En 1792, ce titre ne paraissant pas encore suffisamment accentué, on le changea pour celui de Théâtre de la liberté et de l’égalité.
[543] Quand Talma envoya sa démission à ses camarades, on refusa de l’accepter, et on ne lui permit pas d’emporter ses costumes. Il ne put les obtenir que grâce à un subterfuge de Dugazon. Ce dernier, trouvant quelques comparses inoccupés dans le théâtre, les costume en licteurs et leur donne de grandes corbeilles dans lesquelles il dépose les casques, cuirasses, en un mot toute la défroque tragique de son camarade. Lui-même revêt le costume d’Achille avec le bouclier et la lance, et il sort gravement, suivi de ses licteurs et de leurs paniers, sans que les gardiens stupéfaits songent à le retenir. (De Manne.)
Le Théâtre de la République ne joua que des pièces franchement révolutionnaires ; tantôt on y voyait, comme dans le Despotisme renversé, le peuple armé de pioches, de haches, etc., piller les maisons, les magasins et se livrer à tous les excès ; les gardes françaises, au lieu de rétablir l’ordre, déposaient leurs armes et fraternisaient avec les insurgés ; tantôt on représentait sur la scène des moines et des religieuses se réjouissant d’avoir reconquis leur liberté et tenant les propos les plus licencieux.
Désormais il fut interdit de prononcer dans une pièce, qu’elle fût ancienne ou moderne, les noms de duc, marquis, comte, etc. ; on devait dire citoyen. Le changement choquait le bon sens, rompait le vers, violait la rime, peu importait[544]. Molé, jouant aux échecs sur la scène, s’écriait : échec au tyran. Tous les acteurs, même dans les rôles de Grecs ou de Romains, portaient des cocardes tricolores. Au moment de la translation des cendres de Voltaire au Panthéon en 1791, le Théâtre de la République donna les Muses rivales, de Laharpe. La pièce, composée en 1779, contenait mille flatteries à l’adresse de Louis XVI. L’auteur les supprima et y substitua généreusement les attaques les plus vives contre les despotes et les prêtres.
(Le Patriote, du 10 août.)
Le 3 janvier 1793, le Théâtre de la Nation représenta l’Ami des lois. On savait que la pièce contenait de nombreuses allusions politiques, qu’elle était franchement réactionnaire ; aussi l’affluence à la première représentation fut-elle énorme ; dès la veille, un nombre considérable de curieux passa la nuit sous les murs de l’Odéon pour être plus sûr d’obtenir des places. L’Ami des lois attaquait avec une violence inouïe tous ces « faux patriotes, aux dehors plâtrés et à l’âme hypocrite », qui désolaient la France :
Le succès fut prodigieux, les tirades les plus virulentes soulevèrent un enthousiasme indescriptible.
Les spectateurs furent dénoncés comme un rassemblement d’émigrés, et sur le réquisitoire d’Anaxagoras Chaumette le conseil général de la Commune défendit de continuer les représentations. C’était le 12 janvier. La pièce était déjà affichée pour le soir même.
Une foule énorme se porte au Théâtre de la Nation. Dès que la toile est levée, les Comédiens donnent aux spectateurs connaissance de l’arrêté de la Commune. Les huées et les sifflets y répondent et on demande la pièce à grands cris ; la salle est encombrée de troupes, deux pièces de canon sont braquées au coin de la rue de Buci, mais rien ne peut calmer l’effervescence. Santerre croit que sa vue fera trembler le public ; il se présente en grand uniforme et accompagné de son état-major. « La pièce ne sera pas jouée », s’écrie-t-il. « A la porte, silence ! à bas le général mousseux ! Nous voulons la pièce, la pièce ou la mort », lui répond-on de toutes parts. Il doit se retirer au milieu des huées.
Le désordre va toujours croissant ; en vain Chambon[545], maire de Paris, essaye-t-il de calmer les esprits, il n’y peut parvenir ; enfin le peuple exige que l’on en réfère à la Convention. Cette Assemblée était en permanence pour le jugement de l’infortuné Louis XVI. Chambon, accompagné de Laya, l’auteur de la pièce, porte lui-même la requête du peuple à la barre de l’Assemblée. La Convention, après une discussion tumultueuse, déclare qu’aucune loi n’autorise la Commune à violer la liberté des théâtres et son arrêté est révoqué. Cette réponse, portée à la Comédie, provoque des acclamations prolongées ; la pièce est jouée sur-le-champ et ne se termine qu’à une heure du matin, au milieu d’applaudissements frénétiques.
[545] C’était un comédien. Il reçut de telles contusions pendant cette soirée, qu’il en mourut peu de temps après.
La Commune ne se tint pas pour battue. Sous prétexte de troubles dont Paris était menacé, elle décréta le lendemain que tous les théâtres seraient fermés jusqu’à nouvel ordre. Le conseil exécutif cassa cet arrêté, mais il autorisa l’interdiction des pièces qui pouvaient troubler la tranquillité publique. La Commune défendit alors les représentations de l’Ami des lois, et malgré les réclamations la pièce ne fut plus donnée.
L’attitude des Comédiens devait attirer sur eux les vengeances jacobines. Le 2 août 1793, la Convention décrète que « tout théâtre sur lequel seront représentées des pièces tendant à dépraver l’esprit public et à réveiller la honteuse superstition de la royauté, sera fermé et les directeurs arrêtés et punis selon la rigueur des lois ». Au mois de septembre, à propos de la pièce de Paméla[546] dont les maximes paraissent entachées d’aristocratie, la Comédie française est dénoncée aux jacobins comme un foyer de contre-révolution. Le théâtre est fermé après cent treize ans d’existence. Les Comédiens, hommes et femmes, arrêtés chez eux pendant la nuit, sont jetés dans les prisons[547] ; les hommes sont enfermés aux Madelonnettes[548] et les femmes à Sainte-Pélagie[549] ; Molé seul échappa à la proscription générale qui frappait tous ses camarades[550]. Champville, neveu de Préville, qui avait été arrêté en même temps que les Comédiens, puis remis en liberté, chercha à les sauver. Il alla trouver Collot-d’Herbois, qui, à titre d’acteur, devait les protéger : « Va-t’en, lui répondit Collot, tu es bien heureux d’en être quitte ; tes camarades et toi vous êtes tous des contre-révolutionnaires. La tête de la Comédie sera guillotinée et le reste déporté. »
[546] Comédie en cinq actes, imitée du roman de Richardson, par François de Neufchâteau.
[547] Le jeudi 5 septembre 1793, Barrère monta à la tribune de la Convention, et donna les motifs qui, à ses yeux, légitimaient l’arrestation des acteurs et la fermeture du théâtre : « On y voyait, dit-il, non la vertu récompensée, mais la noblesse ; les aristocrates, les modérés, les feuillants s’y réunissaient pour applaudir des maximes proférées par des mylords ; on y entendait l’éloge du gouvernement anglais. » L’Assemblée applaudit la décision prise par le Comité de Salut public et la confirma.
[548] Quand les Comédiens arrivèrent aux Madelonnettes, les prisonniers, et il y avait parmi eux beaucoup de nobles, les reçurent chapeau bas et en poussant de longs vivats.
Cinq mois après on transféra les hommes à Picpus et les femmes aux Anglaises, rue des Fossés-Saint-Victor.
[549] Desessart, qui était aux eaux de Barèges, mourut de saisissement en apprenant cette nouvelle.
[550] Molé, pour qu’on ne pût douter de ses sentiments, avait écrit sur sa porte : « C’est ici que demeure le républicain Molé. » Pendant la Terreur, et après l’incarcération de ses camarades, il joua sur le théâtre de Mlle Montausier le rôle de Marat.
Le même jour il envoyait à Fouquier-Tinville une note où les noms de Dazincourt, Fleury, Louise Contat, Émilie Contat, Raucourt et Lange étaient suivis d’un grand G, qui voulait dire simplement « guillotiner ».
Le jugement devait avoir lieu le 13 messidor an II (1er juillet 1794) et l’on sait que l’exécution avait lieu dans les vingt-quatre heures. On s’y attendait si bien que, le 14, une foule plus considérable que d’habitude encombrait les quais et les ponts pour voir passer sur la charrette fatale ces fameux Comédiens.
Heureusement, un employé du Comité de salut public, nommé Labussière, eut le courage de faire disparaître les pièces d’accusation que Collot envoyait à Fouquier-Tinville. Il fallut rédiger de nouvelles pièces qui disparurent de la même façon. Le 9 thermidor arriva ; les Comédiens étaient sauvés[551].
[551] Nous publions, grâce à l’obligeance de Mlle Bartet, qui a bien voulu nous le communiquer, l’ordre de mise en liberté des sœurs Contat et de Mlle Mézeray :
« Convention nationale
Comité de Sûreté générale et de surveillance
de la Convention nationale
du 15 thermidor an second
de la République une et indivisible« Le Comité arrête que les citoyennes Contat l’aînée, Émilie Contat, sœurs, et Mézeray, artistes du théâtre dit de la Nation, détenues aux Magdelonnettes, seront mises sur-le-champ en liberté, et les scellés apposés sur leurs papiers seront levés par deux membres du comité révolutionnaire.
« Les représentants du peuple
Membres du Comité de sûreté générale de la Convention nationale
Legendre, Goupilleau de Fontenai, Élie Lacoste,
Louis (du Bas-Rhin), Voulland, Bernard. »
Dès qu’ils furent sortis de prison[552], ils ouvrirent un théâtre rue Feydeau et débutèrent par la Mort de César et la Surprise de l’Amour ; ils furent acclamés et on chercha à leur faire oublier les longues souffrances qu’ils avaient eu à endurer[553].
[552] Tous furent mis en liberté, à l’exception de Dazincourt qui subit onze mois de détention.
[553] Gazette nationale, primidi, 2 pluviôse an III (30 janvier 1795).
Par contre, l’orage se déchaîna contre leurs camarades de la rue de Richelieu qui avaient joui pendant le règne de la Terreur de toute la faveur des hommes au pouvoir.
La première fois que Fusil, dont on connaît le triste rôle à Lyon, entra en scène après le 9 thermidor, un cri d’horreur s’éleva de toutes parts. On n’entendait que ces mots : « A bas l’assassin ! à bas le brigand ! » On exigea qu’il chantât le Réveil du Peuple, l’hymne de la réaction antiterroriste. Tremblant de frayeur, le comédien ne pouvait obéir. Talma lut l’hymne à sa place, et, pendant la lecture, Fusil, courbé sous l’indignation publique, tenait d’une main vacillante un flambeau pour éclairer son camarade.
Dugazon, qui avait dénoncé la modération comme un crime capital, n’échappa pas non plus à la vindicte du parterre. Il jouait le valet des Fausses confidences. Quand son maître lui dit : « Nous n’avons plus besoin de toi ni de ta race de canailles », une triple bordée d’applaudissements approuva ces paroles. Le comédien voulut tenir tête à l’orage et, s’avançant sur le bord de la scène, il saisit sa perruque et la jeta comme un défi au public. Vingt spectateurs s’élancèrent sur le théâtre pour châtier l’insolent, mais un machiniste le fit disparaître par une trappe et il put se sauver par une porte de derrière[554].
[554] Dugazon, même aux plus terribles moments, se permit sur la scène d’étranges mystifications. « En 1793, il était dans les coulisses au moment d’un entr’acte de tragédie. Tout à coup il s’engouffre dans le manteau rouge d’Othello, fait lever la toile et s’avance en capitan jusque sur le bord de la scène. Les spectateurs se taisent et attendent. Alors, les yeux hagards et fixés sur la rampe, Dugazon prononce d’abord d’une voix caverneuse : « Un quinquet !… deux quinquets !… trois quinquets ! » et ainsi jusqu’à dix, en marchant et en imprimant à chaque exclamation une vigueur ascendante si bien accentuée, si sérieuse, qu’il tient l’auditoire stupéfait et comme enchaîné sous la pression d’une puissance magnétique. La scène jouée, peut-être la gageure gagnée, Dugazon se drape avec fierté et s’éloigne en héros qu’agiterait la passion la plus fougueuse. Alors un tonnerre d’applaudissements l’accompagne. » (Charles Maurice.)
Talma lui-même, se présentant un soir dans Épicharis, entendit s’élever d’énergiques protestations : « Au Jacobin ! au Jacobin ! » criait-on de tous côtés. L’acteur était accusé, fort à tort du reste, d’avoir fait emprisonner ses camarades du théâtre de la Nation. Sans se laisser intimider, il dit au public : « Citoyens, j’avoue que j’ai aimé et que j’aime encore la liberté, mais j’ai toujours détesté le crime et les assassins : le règne de la Terreur m’a coûté bien des larmes et la plupart de mes amis sont morts sur l’échafaud. Je demande pardon au public de cette courte interruption, je vais tâcher de la lui faire oublier par mon zèle et par mes efforts. » Cette tirade fut fort applaudie[555].
[555] Plusieurs comédiens protestèrent contre la sévérité du public et déclarèrent que loin de contribuer à leur arrestation Talma avait fait tous ses efforts pour les sauver. Larive entre autres et Mlle Contat publièrent dans le Moniteur du 7 germinal an III (27 mars 1793) une lettre des plus honorables pour leur camarade. Au moment du procès des Girondins, Talma avait été dénoncé et il n’échappa que par prodige à l’échafaud.
En 1793, Trial avait été nommé membre de la municipalité de Paris et officier de l’état civil. Il fut un des familiers de Robespierre et un de ses agents les plus actifs. Après le 9 thermidor, quand il reparut sur le théâtre, le parterre l’accueillit par des huées formidables et l’obligea à demander pardon à genoux de sa conduite pendant la Terreur. Le lendemain Trial était honteusement chassé par ses collègues de la municipalité. De désespoir, il s’empoisonna.
Lays, le fameux chanteur qui avait causé tant de soucis à Papillon de La Ferté, était devenu un terroriste ardent. Quand il reparut sur la scène, il jouait le rôle d’Oreste dans Iphigénie. « J’étois à l’amphithéâtre, raconte Dufort de Cheverny, toute la salle étoit pleine. Dès qu’il parut, ce furent des sifflements, des hurlements continuels ; il resta les bras croisés, il voulut parler, il voulut chanter ; les cris redoublèrent et les femmes dans toutes les loges tirèrent leur mouchoir pour lui faire signe de se retirer. Au bout d’une heure, il sortit au bruit des applaudissements. Alors un officier municipal s’avança sur le théâtre et prononça : « Au nom de la loi ». Toute la salle se tut. Il fit une phrase aussi plate qu’insignifiante ; les cris, les hurlements recommencèrent de plus belle, et ce fut le même train. Enfin, à huit heures, le spectacle commença, et ce fut un autre acteur qui joua le rôle[556]. »
[556] Mémoires de Dufort de Cheverny.