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Les comédiens hors la loi

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XIII
RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

Sommaire : On refuse la sépulture à Adrienne Lecouvreur. — Indignation de Voltaire. — Discipline de l’Église à l’égard des comédiens : mariage, derniers sacrements, sépulture. — Faveur accordée aux comédiens italiens et aux artistes de l’Opéra.

Le refus de sépulture, que l’Église avait érigé en principe à l’égard des comédiens, amena les plus regrettables scandales et on ne peut s’en étonner quand on songe aux conséquences qui résultaient de cette doctrine à une époque où le clergé possédait seul la police des cimetières[239]. Refuser la sépulture ecclésiastique, c’était chasser le corps du champ du repos, c’était le condamner à un enfouissement nocturne, clandestin, sans parents et sans amis, c’était quelquefois même le condamner à la voirie, c’est-à-dire à une tombe ignominieuse et ignorée, obtenue par pitié des magistrats[240].

[239] Le refus de la sépulture ecclésiastique emporte, d’après les règles canoniques, la privation de l’inhumation en terre bénite, de la sonnerie des cloches, des prières et cérémonies publiques de l’Église. Le corps doit être enterré dans la partie du cimetière réservée pour la sépulture des enfants morts sans baptême.

[240] « Ceux à qui la sépulture ecclésiastique n’était point accordée ne pouvaient être inhumés qu’en vertu d’une ordonnance du juge de police des lieux, rendue sur les conclusions du procureur du roi ou de celui des hauts justiciers. » (Déclaration du 9 avril 1736).

L’exemple le plus fameux des tristes conséquences qu’entraînait la rigueur de l’Église est celui d’Adrienne Lecouvreur. La célèbre actrice mourut dans tout l’éclat de la beauté, de la jeunesse et de la gloire. Rien ne put fléchir cependant le préjugé barbare qui pesait sur sa profession, et ses plus dévoués amis ne purent épargner à sa cendre une suprême injure.

Elle succomba le 23 mars 1730 dans des circonstances particulièrement dramatiques. Le bruit courut qu’elle avait été empoisonnée par la duchesse de Bouillon, fille du prince de Sobieski. « Mme de Bouillon est capricieuse, violente, emportée, excessivement galante, dit Mlle Aïssé, ses goûts s’étendent depuis le prince jusqu’au comédien. » Elle avait en effet pour amants le comte de Clermont et un acteur de l’opéra nommé Tribou ; cela ne l’empêcha point de se prendre de fantaisie pour le comte de Saxe, mais Maurice ne répondit pas à ses avances[241]. Outrée de ce dédain et convaincue que la Lecouvreur en était la cause, Mme de Bouillon chercha à faire empoisonner la tragédienne ; mais la trame fut dévoilée par celui-là même qui devait en être l’instrument et pour cette fois le complot échoua. Quelque temps après, à une représentation de Phèdre, la duchesse était aux premières loges ; Adrienne l’aperçut et ne put modérer sa colère. Au troisième acte, Phèdre dit à Œnone :

[241] Barbier et Favart prétendent que le maréchal de Saxe ne joua aucun rôle dans cette tragédie ; Tribou aurait aimé la Lecouvreur, et cela seul aurait suffi pour décider la duchesse de Bouillon à faire périr sa rivale.

… Je sais mes perfidies,
Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies,
Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.

Au lieu d’adresser ces vers à sa confidente, la Lecouvreur les prononça en se tournant du côté de la duchesse. Le public comprit et applaudit beaucoup. Ce fut l’arrêt de mort de la tragédienne. Peu de jours après, la duchesse implacable « fit passer à la pauvre Phèdre le goût des vanités de ce monde ». Elle se trouva mal au théâtre ; « la pauvre créature s’en alla chez elle et quatre jours après, à une heure de l’après-midi, elle mourut lorsqu’on la croyait hors d’affaire… elle finit comme une chandelle. On l’a ouverte, on lui a trouvé les entrailles gangrenées. On prétend qu’elle a été empoisonnée dans un lavement[242]. »

[242] Lettres de Mlle Aïssé. Voltaire nie cette mort violente. « Mlle Lecouvreur mourut entre mes bras, dit-il, d’une inflammation d’entrailles ; et ce fut moi qui la fis ouvrir. Tout ce que dit Mlle Aïssé sont des bruits populaires qui n’ont aucun fondement. »

Le jour de sa mort, elle reçut la visite d’un vicaire de Saint-Sulpice : « Je sais ce qui vous amène, lui dit-elle, vous pouvez être tranquille, je n’ai pas oublié vos pauvres dans mon testament. » Puis dirigeant le bras vers le buste du maréchal de Saxe, elle s’écria : « Voilà mon univers, mon espoir et mes dieux[243] ! » Le vicaire lui demanda une renonciation formelle à sa profession, mais elle ne voulut rien entendre et il dut se retirer. Elle léguait deux mille livres à l’église de Saint-Sulpice ; néanmoins le curé, M. Longuet[244], lui refusa non seulement la sépulture chrétienne, mais il ne voulut même pas la laisser ensevelir au cimetière dans l’endroit où l’on enterrait les enfants morts sans baptême ; il fallut un ordre du lieutenant de police pour que ses restes mortels trouvassent enfin un dernier asile sur les berges de la Seine.

[243] Michelet.

[244] C’est le même curé qui avait demandé au régent que la Comédie française fût expulsée de la paroisse de Saint-Sulpice ; n’ayant pu l’obtenir, il défendit à la procession, non seulement de traverser la rue de la Comédie, mais même celles qui aboutissaient à ce passage profane.

M. de Laubinière, un des amis de la Lecouvreur, fut seul autorisé à lui rendre les derniers devoirs. Au milieu de la nuit, il transporta

. . . . . par charité
Ce corps autrefois si vanté,
Dans un vieux fiacre empaqueté,
Vers le bord de notre rivière[245].

[245] Voltaire.

Deux portefaix creusèrent une fosse et l’on y enfouit précipitamment le cadavre de

Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels[246].

[246] D’Argental, qui avait passionnément aimé la comédienne, accepta d’être son exécuteur testamentaire. Il avait 86 ans lorsqu’on découvrit le lieu où elle avait été enterrée ; l’hôtel du marquis de Sommery, à l’angle sud-est des rues de Grenelle et de Bourgogne, s’élevait sur le funèbre emplacement. D’Argental fit placer dans la muraille une plaque de marbre sur laquelle étaient gravés quelques vers destinés à rappeler l’événement. Le 30 avril 1797 (2 floréal an V), les Comédiens français demandèrent au gouvernement la permission de rechercher les cendres d’Adrienne Lecouvreur et de les déposer dans le lieu ordinaire des sépultures. Leur demande fut agréée et l’autorité municipale conviée à seconder de tout son pouvoir l’exécution de ce projet.

Sous le coup de sa douleur et transporté d’indignation, Voltaire composa cette ode d’une pensée si élevée et si philosophique.

Ombre illustre, console-toi ;
En tout lieu la terre est égale,
Et lorsque la Parque fatale
Nous fait subir sa triste loi,
Peu nous importe où notre cendre
Doive reposer pour attendre
Ce temps où tous les préjugés
Seront à la fin abrogés.
Ces lieux cessent d’être profanes
En contenant d’illustres mânes.
Ton tombeau sera respecté ;
S’il n’est pas souvent fréquenté
Par les diseurs de patenôtres,
Sans doute il le sera par d’autres,
Dont l’hommage plus naturel
Rendra ton mérite immortel !
Au lieu d’ennuyeuses matines,
Les Grâces, en habit de deuil,
Chanteront des hymnes divines,
Tous les matins sur ton cercueil.
Théophile, Corneille, Racine
Sans cesse répandront des fleurs,
Tandis que Jocaste et Pauline
Verseront un torrent de pleurs[247].
. . . . . . . . . . . . .

[247] Le chevalier de Rochemort composa cette épitaphe sur la mort de Mlle Lecouvreur.

Ci-gît l’actrice inimitable
De qui l’esprit et les talents
Les grâces et les sentiments
La rendaient partout adorable.
L’opinion était si forte
Qu’elle devait toujours durer,
Qu’après même qu’elle fut morte
On refusa de l’enterrer.

(Corresp. de Favart.)

Peu après, le philosophe s’élevait encore contre l’absurde contradiction qui permettait d’accabler d’honneurs les comédiens pendant leur vie et d’outrager leurs cendres. Se laissant aller à sa juste colère, il se révoltait contre « l’esclavage et la folle superstition » auxquels on était assujetti en France, et il faisait ressortir éloquemment la liberté dont on jouissait en Angleterre. Un contraste douloureux venait en effet de s’établir entre la conduite du peuple anglais et la sévérité outrée du clergé de France. Anne Oldfields, la grande actrice d’Angleterre, étant morte, son corps resta exposé plusieurs jours à Westminster, puis il fut porté en grande pompe à l’Abbaye et enseveli à côté des rois et des grands hommes[248] ; les plus illustres personnages tenaient les coins du poêle.

[248] 1er mai 1731. Un demi-siècle plus tard, Garrick vint la rejoindre et reçut les mêmes honneurs.

Voltaire envoya ses plaintes amères à Thiériot, qui, fidèle à son surnom[249], les communiqua à quelques intimes ; bien qu’il n’en ait pas laissé prendre de copie, les principaux passages furent reproduits. Cette protestation contre une pratique de l’Église provoqua une grande effervescence ; le clergé tout entier se souleva, et demanda justice ; la situation devint si critique que, redoutant une arrestation, le philosophe crut devoir s’enfuir et rester éloigné de Paris jusqu’à ce que l’émoi fût un peu calmé.

[249] Voltaire l’appelait Thiériot-Trompette.

Voltaire ne s’était pas contenté de faire entendre dans des vers éloquents un cri de révolte contre un usage barbare, il avait voulu fomenter une véritable insurrection à la Comédie. Usant de son influence sur les interprètes tragiques, il leur conseilla de déserter la scène en masse et de déclarer qu’ils n’exerceraient plus leur profession, « tant qu’on ne traiterait pas les pensionnaires du roi comme les autres citoyens qui n’ont pas l’honneur d’appartenir au roi. » Ils le promirent, mais n’en firent rien : « Ils préférèrent l’opprobre avec un peu d’argent à un honneur qui leur eût valu davantage. »

Ce refus de sépulture, qui est resté célèbre parmi les grands scandales du dix-huitième siècle, ne fut pas, comme on pourrait le supposer, un cas isolé. En province aussi bien qu’à Paris, on voit sans cesse le clergé refuser la sépulture chrétienne aux corps des comédiens, morts sans avoir eu le temps ou la volonté de renoncer formellement à leur état[250]. Chaque fois qu’un comédien gravement malade fait appeler un prêtre, avant toute chose l’ecclésiastique commence par exiger la promesse solennelle de renoncer au théâtre. La pratique est à peu près constante.

[250] Le diocèse d’Arras, un des plus sévères contre les comédiens, nous en fournit de fréquents exemples. Charles-François Bidault, dit Stigny, comédien, meurt à Valenciennes le 13 février 1717. Le curé de Saint-Géry lui refuse la sépulture à cause de son état, et le magistrat ordonne que le corps soit enseveli hors le cimetière. En 1749, un comédien est enterré dans le bois de Bonne-Espérance. En 1753, pour une actrice, le mène fait se reproduit ; en dépit de tous les efforts, la sépulture ecclésiastique lui est refusée. En 1757, toujours dans la même ville, un comédien, Legrand Le Père, subit encore le même sort ; en vain assure-t-on qu’il assistait chaque jour à la messe, son corps est chassé de l’église et on est obligé de l’enterrer sur le rempart. Le 22 mars 1769, le magistrat ordonne que le cadavre du nommé Després de Verteuil, comédien attaché aux spectacles de Valenciennes, qui avait été trouvé dans l’Escaut près du pont Nérin, et qu’on croit avoir été assassiné, soit inhumé hors de sépulture ecclésiastique, le curé de Saint-Géry la lui ayant refusée à cause de la profession de comédien. En 1787, Devez-Dufresnel est enterré sur l’esplanade à dix heures du soir.

Presque toujours le mourant cédait et acceptait ce qu’on exigeait de lui. S’il revenait à la santé, de deux choses l’une : ou il oubliait sa promesse et n’en tenait aucun compte, ou un ordre du premier Gentilhomme l’obligeait à reparaître sur la scène sans se soucier le moins du monde de l’engagement qu’il avait pris vis-à-vis de l’Église. En 1732, Mlle Dufresne[251], in articulo mortis, signe au curé de Saint-Sulpice un billet ainsi conçu : « Je promets à Dieu et à M. le curé de Saint-Sulpice de ne jamais remonter sur le théâtre. » « Ah ! le beau billet qu’a la Châtre ! » s’écrie Voltaire[252]. En 1766, Molé[253], se croyant perdu, renonce au théâtre ; moyennant cette formalité, il est confessé et administré : il guérit et son premier soin est de reprendre sa profession. En 1771, Mlle Dubois[254] fut à toute extrémité ; elle fit aussitôt appeler un confesseur et prit l’engagement ordinaire. Dès qu’elle fut rétablie, elle reparut au théâtre comme par le passé.

[251] Catherine-Jeanne Dupré (1694-1759) avait épousé Dufresne.

[252] Voltaire à M. de Formont, 20 avril 1732.

[253] François-Réné Molé (1734-1802) ; il n’avait pas vingt ans quand il fut admis à la Comédie française, où il jouit bientôt d’une grande réputation.

[254] De la Comédie française.

Quand Mme Favart[255] succomba en 1772, l’abbé de Voisenon[256], qui vivait avec elle, fit tout ce qu’il put pour la réconcilier avec l’Église et la décider à renoncer à la scène ; mais elle résistait énergiquement, car elle tenait beaucoup aux 15 000 livres de rente que lui valait son état de comédienne. L’abbé fit tant de démarches auprès des Gentilshommes de la chambre qu’il obtint la promesse pour sa maîtresse de recevoir ses appointements sous forme de pension, même en cas de retraite. Rassurée sur son avenir, l’actrice n’hésita plus et signa la déclaration qu’on lui demandait ; elle fit d’autant mieux qu’elle ne se releva pas et mourut bientôt entre son mari et l’abbé qui la soignaient avec un égal dévouement[257].

[255] Elle était connue sous le nom de Mlle Chantilly, quand elle épousa Favart ; elle appartenait à la comédie italienne. Maurice de Saxe éprouva pour elle une passion qui ne fut nullement réciproque ; pour en venir à ses fins, il obtint deux lettres de cachet et il fit enfermer les deux époux. Après une assez longue réclusion, la malheureuse comédienne plia devant la nécessité et céda aux obsessions du maréchal. C’est là une des moins belles actions du comte de Saxe ; il n’en fut pas récompensé, car sa liaison avec Mme Favart hâta sa mort.

[256] On a dit de Voisenon qu’il était « prêtre de son métier, libertin par habitude et croyant par peur. » Mme Geoffrin en parlant de lui et du maréchal de Richelieu écrivait : « Ces hommes-là ne sont que des épluchures de grands vices. »

[257] Ils formaient un des ménages à trois les plus curieux du dix-huitième siècle.

On pourrait s’étonner que l’intolérance de l’Église n’ait pas amené pendant le dix-huitième siècle plus de scandales mémorables. Cela tient à deux causes : la première, c’est que la plupart des comédiens avaient déjà quitté la scène quand ils succombaient, et que par conséquent on n’avait pas à leur demander de renoncer à une profession qu’ils n’exerçaient plus ; la seconde, c’est que ceux qui, au moment de mourir, appartenaient encore au théâtre, acceptaient, à part de bien rares exceptions, de signer la renonciation qu’on exigeait d’eux.

Parmi les sacrements qu’on déniait aux comédiens, il y en avait un d’une importance capitale, c’était celui du mariage. A une époque où le mariage religieux existait seul, où l’état civil se trouvait entièrement entre les mains du clergé, on peut se rendre compte du trouble profond qu’amenait le refus de ce sacrement. C’était condamner ou au célibat ou au concubinage, c’était favoriser le vice, frapper les enfants de bâtardise, etc. Quelque graves que fussent ces raisons, l’Église n’en tenait compte et persistait dans sa discipline.

Pour obvier à ces inconvénients, les acteurs avaient recours à un subterfuge assez singulier. Le comédien, qui désirait s’unir en légitimes noces, renonçait au théâtre. En vertu de cette renonciation, l’archevêque ou l’ordinaire accordait la permission de bénir le mariage. Une fois la cérémonie accomplie, le premier Gentilhomme envoyait au nouveau marié l’ordre de remonter sur le théâtre et celui-ci s’empressait d’y déférer. Mais l’Église n’entendait pas être jouée de la sorte ; l’archevêque de Paris, après plusieurs unions célébrées dans des conditions analogues, déclara qu’en dépit de toutes les renonciations il ne donnerait plus à aucun comédien la permission de se marier, à moins qu’il ne lui apportât une déclaration signée par les quatre premiers Gentilshommes de la chambre, s’engageant à ne pas lui donner l’ordre de reprendre son service. C’est ce qui se passa pour Molé lorsqu’il voulut épouser Mlle d’Epinay, de la Comédie française[258] ; l’archevêque lui refusa obstinément l’autorisation nécessaire. L’acteur eut alors recours à une ruse. Par l’intermédiaire d’un de ses amis, il obtint que la permission serait glissée parmi les papiers qui, chaque jour, étaient remis au prélat pour la signature. L’archevêque, comme d’habitude, signa sans lire. Molé et Mlle d’Épinay en profitèrent pour se marier au plus vite[259]. Dès qu’il fut averti de la supercherie, Christophe de Beaumont entra dans une violente indignation, mais ne pouvant reprendre le sacrement escamoté, il interdit le prêtre qui avait béni les époux, bien qu’il fût en réalité fort innocent. Tout le monde n’était pas aussi audacieux ni aussi heureux que Molé.

[258] Pierrette-Hélène Pinet, dite d’Épinay (1740-1782), était fille d’un perruquier.

[259] Le mariage fut célébré le 10 janvier 1769, à six heures du matin, c’est-à-dire presque clandestinement malgré l’autorisation de l’archevêché.

On peut citer encore d’autres exemples des stratagèmes auxquels les comédiens durent avoir recours pour se marier. Gervais, chantre de l’Opéra, s’étant épris de la belle Tourneuse, danseuse de la foire, voulut l’épouser ; pour y arriver ils changèrent de nom et de domicile et s’unirent dans une paroisse où ils n’étaient pas connus. Peu de temps après, dégoûtés l’un de l’autre, ils résolurent de rompre leurs liens et en appelèrent comme d’abus, sous le prétexte qu’ils n’avaient pas été unis par le curé de leur paroisse. Néanmoins, et comme un juste châtiment, leur mariage fut confirmé. Le même cas exactement se présenta pour la Duclos[260], qui, âgée de 60 ans, épousa Duchemin, jeune homme de 17 ans ; malgré les énergiques réclamations des époux, on les jugea bien assortis et on tint leur union pour excellente.

[260] Duclos (Marie-Anne de Châteauneuf) (1670-1748). Elle exerçait un véritable prestige sur ses auditeurs, leur inspirant à son gré la terreur ou la pitié. C’est elle qui dans Inès de Castro interrompit son rôle en voyant le public se moquer de la présence des enfants sur la scène, et s’écria : « Ris donc, sot de parterre, à l’endroit le plus touchant de la tragédie. » Sa boutade fut couverte d’applaudissements.

Brizard n’obtint la permission de se marier que sur un ordre formel de Louis XV.

La confession et la communion étaient impitoyablement refusées aux comédiens. Lekain, qui conserva toute sa vie des sentiments religieux, avait l’habitude, chaque année, pendant la clôture annuelle, de se rendre à Avignon, territoire du Saint-Siège, et d’y faire ses Pâques. Il revenait ensuite à Paris et reprenait tranquillement l’exercice de sa profession[261].

[261] De Manne.

Par suite de la bizarrerie dont nous avons déjà fait mention, l’Église regardait les comédiens italiens[262] et les artistes de l’Opéra comme de parfaits chrétiens, et elle leur accordait sans hésitation tous les sacrements qu’elle refusait aux comédiens français[263]. Les danseuses de l’Académie royale de musique rendaient le pain bénit comme tous les autres paroissiens et elles le faisaient même avec éclat ; personne ne s’en étonnait.

[262] Un auteur de l’époque affirme qu’avant de rentrer en France en 1716 les comédiens italiens avaient obtenu du pape une bulle les mettant à l’abri de l’excommunication. Nous l’avons vainement cherchée dans le Bullaire et son existence nous paraît assez peu vraisemblable.

[263] Le fameux arlequin Dominique, Carlin, Mme Riccoboni, Mlle Colombe, Thomassin, se montrèrent en toutes circonstances de véritables chrétiens. En 1735, Mme Riccoboni quitta la scène et se consacra aux exercices de piété. Un soir, à la comédie italienne, un acteur jouait le rôle d’un ours, revêtu de la peau de cet animal ; tout à coup un orage épouvantable éclate ; on voit aussitôt, à la stupéfaction générale, l’ours se mettre dévotement à genoux, faire un signe de croix avec sa patte, puis se relever et continuer son rôle.

En 1768, Mlle Camille, de la comédie italienne, mourut des suites de ses excès. Elle reçut tous les sacrements et fut enterrée dans l’église du lieu sans qu’on lui ait demandé en aucune façon de renoncer à sa profession. Il y avait à son convoi un cortège magnifique, on y comptait plus de 50 carrosses bourgeois.

Il en était de même pour le sacrement du mariage. Arlequin épousait solennellement Mme Arlequin à la paroisse Saint-Sauveur[264]. M. et Mme Laruette[265], M. et Mme Trial[266], bien qu’ils fussent Français, se marièrent également sans difficulté à l’église de leur paroisse, parce qu’ils appartenaient à la comédie italienne. « Ainsi, dit Grimm, il n’y a point de péché ni d’excommunication de jouer la comédie sur la rive droite de la Seine, mais on est à tous les diables quand on joue sur la rive gauche[267]. »

[264] Un homme se rendit un jour chez Chirac, le plus grand médecin de France : « Monsieur, lui dit-il en l’abordant, je me porte mal, et ma maladie, ce sont des vapeurs. » « Monsieur, répartit le médecin, je vous ordonne, pour tout remède, d’aller à la comédie italienne et d’y voir jouer Arlequin, qui est très agréable et très plaisant. » « Monsieur, répliqua le malade, cet Arlequin, c’est moi. » Grimm. (Nouv. Littér., 1747-1755.)

[265] Laruette (Jean Louis) (1731-1792), chanteur et compositeur. Son absence de voix et sa figure vieillotte firent pendant vingt-sept ans la joie des habitués de la comédie italienne.

[266] Trial (Antoine) (1737-1795). Sa voix était grêle et nasillarde, mais il avait un jeu plein de finesse et de gaieté. Trial et sa femme assistaient chaque dimanche à la grand’messe.

[267] Grimm, Corresp. littér., octobre 1769. En 1716, lorsqu’ils revinrent en France, les comédiens italiens commencèrent leur registre par ces mots : « Au nom de Dieu, de la vierge Marie, de saint François de Paule et des âmes du Purgatoire, nous avons commencé le 18 mai par l’Heureuse surprise. » Les comédiens italiens restèrent dans les meilleurs termes avec l’Église pendant tout le dix-huitième siècle. Le jour de la Fête-Dieu, ils suivaient la procession et contribuaient à l’élévation d’un magnifique reposoir. En 1768, ils obtinrent même que la procession passerait devant leur théâtre richement tendu ; pour reconnaître cette attention, les acteurs firent relâche, ce qui équivalait à une perte de 1 500 livres. Le curé de Saint-Sulpice refusa la même faveur à la Comédie française, et celui de Saint-Roch à l’Académie de musique.

« Le dieu de Rome et de Paris ne sont-ils pas les mêmes, s’écriait le comédien Laval dans sa réponse à J.-J. Rousseau ? Que dirait un sauvage qui viendrait entendre le prône dans l’église de Saint-Sulpice où le même prêtre excommuniera dans la même matinée les mêmes gens qu’il communiera dans celle de Saint-Sauveur[268] ? »

[268] C’est à l’église de Saint-Sauveur que les comédiens italiens avaient l’habitude d’accomplir leurs dévotions.

La doctrine de l’Église n’était pas absolue, et, bien qu’elle fût en général observée à Paris, il s’est présenté certains cas où des comédiens italiens et des artistes de l’Opéra furent traités comme de simples Comédiens français ; cela dépendait du plus ou moins de tolérance des curés et de l’interprétation plus ou moins large qu’ils faisaient des rituels de leurs diocèses.

Une lettre de Louis Riccoboni, conservée aux archives de la Comédie française[269], montre que les Italiens eux-mêmes n’étaient pas toujours à l’abri de difficultés avec le clergé. Le curé de leur paroisse leur refusait quelquefois la confession et la communion ; ils étaient alors réduits à s’adresser aux moines qui, plus tolérants, les accueillaient avec bienveillance[270]. Riccoboni reconnaît cependant que le clergé séculier, tout en y mettant une certaine mauvaise grâce, ne leur refusait ni le sacrement du mariage ni la sépulture ecclésiastique[271].

[269] Cette lettre est citée par M. Monval dans le Moliériste ; l’érudit écrivain l’accompagne des observations les plus intéressantes.

[270] Les moines n’étaient pas soumis à l’autorité diocésaine et ils ne reconnaissaient pas les rituels gallicans ; mais ils ne pouvaient ni marier ni enterrer.

[271] Sylvia et Mario de la comédie italienne se sont mariés en 1720 à l’église de Saint-Germain du grand Drancy, avec la permission du curé de Saint-Eustache, leur paroisse. Le registre de Saint-Eustache désigne Mario comme « officier de S. A. Mgr. le Régent ». (Moliériste, mai 1885). Le fils de Riccoboni a été marié à Saint-Eustache, Sticcoti à Saint-Sauveur ; jamais l’archevêché ne refuse l’autorisation. Il en est de même pour les enterrements.

L’horreur de certains prélats pour les comédiens était si grande qu’ils ne voulaient pas souffrir leur présence dans les églises, même dans un but pieux. M. de Saint-Albin, archevêque de Cambrai, écrivant en février 1738 à M. le curé de Saint-Nicolas de Valenciennes, lui ordonne de faire connaître à qui il appartient combien il est indécent et contraire au respect dû aux saints mystères, de faire chanter des messes, etc., par des comédiens, et de les faire ainsi passer du théâtre à l’église. « Au reste, ajoutait-il, je vous recommande, et à tous ceux qui travaillent dans le ministère, de suivre à l’égard des acteurs et des actrices de la comédie, les règles établies par les saints canons, que je n’ai jamais eu l’intention de relâcher, quoi qu’en puissent dire certaines gens, qui souhaiteraient que j’en eusse adouci la rigueur. »

En 1744, toutes les loges et les décorations du Concert spirituel[272] ayant été détruites, on emprunta le théâtre de l’Opéra pour y tenir le Concert. M. de Vintimille, archevêque de Paris, trouva si indécent qu’on chantât des choses saintes sur le théâtre de l’Opéra, qu’il défendit la représentation, et il n’y eut point de Concert, tant qu’on n’eut pas trouvé un lieu moins profane.

[272] « Le Concert spirituel, dit l’Almanach des spectacles en 1752, est comme le supplément des théâtres de Paris. C’est lui qui supplée le jour où tous les théâtres sont fermés, c’est-à-dire au temps de Pâques, de la Pentecôte, aux fêtes solennelles, à celles de la Vierge, de la Toussaint, etc. L’établissement de ce spectacle se fit en 1729, et c’est Philidor qui en fut le fondateur et le premier directeur. On y exécute des motets et d’autres pièces tirées des meilleurs maîtres qui ont travaillé sur des paroles latines. » Sous le règne de Louis XV, les actrices étaient admises à ce Concert. Une duchesse, se trouvant un jour assise auprès de Sophie Arnould, s’écria avec dédain : « Les femmes honnêtes devraient bien être reconnues à des marques particulières. » « Vous voulez donc, repartit Sophie, mettre le public dans le cas de les compter. »

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