← Retour

Les comédiens hors la loi

16px
100%

IX
DIX-SEPTIÈME SIÈCLE (SUITE)
1694

Sommaire : Sévérité de l’Église de France à l’égard des comédiens. — Le Père Caffaro prend leur défense. — Indignation de Bossuet. — Le Père Caffaro est obligé de se rétracter. — Les évêques adoptent la doctrine de Bossuet.

Comme nous l’avons vu dans un précédent chapitre, la condamnation si inattendue des comédies et des comédiens par le clergé peut être regardée comme une suite des disputes qui agitaient l’Église de France et la divisaient en deux partis fameux. Bien que les Jansénistes aient eu le dessous, leur esprit triompha : le rigorisme et l’intolérance s’implantèrent en France, et le clergé s’y montra à l’avenir plus sévère que nulle part ailleurs. Il manifesta bientôt la plus vive antipathie pour tous les divertissements, et en particulier pour l’art dramatique. Proscrivant le théâtre, il devait être fatalement amené à proscrire ses interprètes.

A partir de cette époque, l’Église gallicane fait revivre les châtiments ecclésiastiques prononcés contre les histrions par le concile d’Arles et qu’avaient reproduits quelques rituels.

Désormais les acteurs sont frappés d’une condamnation collective et sans appel. On va rechercher toutes les pénalités qui existaient contre les mimes, les farceurs, les bateleurs, les cochers du cirque, et on les applique aux acteurs du dix-septième siècle.

Ils sont excommuniés à la vie et à la mort. On leur refuse tous les sacrements : le mariage, la communion, le baptême ; on ne les accepte ni pour parrains ni pour marraines. Même pendant la maladie, même au moment de la mort, on ne leur accorde pas le sacrement de l’Eucharistie. Enfin on dénie à leur dépouille mortelle la sépulture ecclésiastique.

Ces lois rigoureuses étaient publiées chaque dimanche au prône par tous les curés de Paris.

Pour obtenir les bienfaits des sacrements, le comédien devait déposer entre les mains de son confesseur une renonciation définitive à sa profession criminelle. Cette condition était extrêmement dure : renoncer à son état, c’était pour l’acteur perdre son gagne-pain, briser sa carrière. Pour le Comédien français c’était sacrifier encore la pension qui lui était accordée après vingt ans d’exercice.

L’Église avait-elle le droit d’agir ainsi ? Pouvait-elle s’armer des lois d’un simple concile provincial, tenu il y avait près de quinze siècles, pour frapper les comédiens d’excommunication ?

Elle s’appuyait sur ce principe qui était la base même du gallicanisme : c’est que les canons des conciles jusqu’au huitième siècle avaient force de loi, que leur autorité restait immuable, que personne au monde, pas même le pape, ne pouvait les modifier en quelque point que ce fût.

Par suite de cette idée et en raison de ce respect pour les anciens conciles, l’Église gallicane avait toujours considéré leurs canons comme subsistant. Ceux qui s’appliquaient aux comédiens étaient tombés en désuétude, il est vrai ; mais le jour où le clergé fut entraîné dans la voie de la rigueur, rien ne fut plus aisé que de les faire revivre, puisqu’ils n’avaient pas été abrogés et même ne pouvaient l’être.

Du reste la doctrine de l’Église de France sur les comédiens n’était pas, comme on l’a dit, générale et absolue. Elle variait suivant les diocèses[173]. Les uns l’admettaient sans conteste, l’inscrivaient dans leurs rituels et la proclamaient chaque dimanche au prône des paroisses ; pour eux les comédiens étaient gens excommuniés en vertu du concile d’Arles. D’autres, au contraire, ne parlaient point d’excommunication, mais ils regardaient les comédiens comme infâmes par état et les assimilaient aux pécheurs publics, qui sont indignes des sacrements : on les frappait au même titre que les concubinaires et les femmes publiques[174]. Enfin certains diocèses, moins enclins aux théories gallicanes, se conformaient au rituel romain[175] et ne considéraient en aucune façon les gens de théâtre comme séparés de la communion[176].

[173] Il n’est pas fait mention de l’excommunication contre les comédiens dans la formule du prône des rituels d’Orléans (1642), d’Alet (1687), de Reims (1637), de Langres (1679), de Périgueux (1680), de Coutances (1682), d’Amiens (1687), d’Agen (1688), de Chartres (1689).

[174] Les rituels d’Amiens (1687), d’Agen (1688), mettent les comédiens au nombre des pécheurs publics et les déclarent comme tels indignes de la sainte communion.

[175] La bulle Apostolicæ Sedi de Paul V (27 juin 1614) avait prescrit dans toute l’Église latine l’usage exclusif du rituel romain, mais les gallicans n’en tenaient compte.

[176] Le rituel romain n’exclut nullement les comédiens des sacrements. Les rituels d’Orléans (1642), de Périgueux (1680), de Coutances (1682), de Chartres (1689), etc., s’expriment comme le rituel romain.

La doctrine était donc éminemment variable ; tout dépendait du diocèse[177] ; et en cela les évêques n’outrepassaient pas leurs droits, puisqu’il leur est permis de porter des lois particulières pour la province qu’ils administrent, et de condamner ce qui est absous dans le diocèse voisin, d’absoudre ce qui y est condamné.

[177] Le rituel de Reims (1677) exclut formellement de la communion les bateleurs et les farceurs, et il les prive de la sépulture ecclésiastique, mais il ne parle pas des comédiens. Les rituels d’Orléans (1642), de Reims (1677), de Coutances (1682), de Chartres (1689), de Langres (1697), de Paris (1697), n’excluent pas nommément les comédiens comme indignes du titre de parrain. Le rituel d’Agen (1688), au contraire, interdit au comédiens, aux bateleurs et aux farceurs les fonctions de parrain et marraine.

Cependant des esprits sensés et modérés protestaient contre une application aussi déraisonnable de lois surannées. Ils faisaient observer que, même en admettant l’autorité des premiers conciles, leurs canons s’appliquaient à une classe d’individus toute différente, à un état social disparu depuis des siècles, et que c’était véritablement commettre une étrange confusion que de prétendre assimiler l’histrion et le gladiateur de la Rome païenne, voire même le bateleur ou le farceur du moyen âge, au comédien du dix-septième siècle, qui interprétait les chefs-d’œuvre de notre littérature. Les uns comme les autres portaient le nom de comédiens, mais c’était là leur seul point de ressemblance, et ce nom qui s’était perpétué à travers les âges formait l’unique grief que l’on pût invoquer contre eux.

La singulière contradiction qui consistait à honorer les comédiens, à les faire jouer à la cour, à se presser en foule à leurs représentations, à ne pouvoir se passer d’eux, et en même temps à les excommunier, devait frapper tous les esprits réfléchis. La Bruyère écrit dans son chapitre des Jugements : « La condition des comédiens était infâme chez les Romains et honorable chez les Grecs : qu’est-elle chez nous ? On pense comme les Romains, on vit avec eux comme les Grecs. » Il dit encore : « Quoi de plus bizarre ? Une foule de chrétiens se rassemblent dans une salle pour applaudir à une troupe d’excommuniés qui ne le sont que par le plaisir qu’ils leur donnent. Il me semble qu’il faudrait ou fermer les théâtres ou prononcer moins sévèrement sur l’état des comédiens[178]. »

[178] Caractères.

Un théatin, le Père Caffaro, fut frappé d’une aussi monstrueuse inconséquence, et en 1694 il publia, sous le voile de l’anonyme, une lettre où il exposait ses raisons en faveur de la comédie et des comédiens[179]. Il assurait que le théâtre tel qu’il existait alors en France « ne contenait que des leçons de vertu, d’humanité et de morale, et rien que l’oreille la plus chaste ne pût entendre » ; il démontrait combien il était déraisonnable de s’appuyer pour le combattre sur l’opinion des Pères de l’Église ; il prenait la peine d’expliquer que les anathèmes des conciles ne s’appliquaient qu’aux jeux sanglants du cirque et aux scandaleux spectacles du théâtre romain ; que vouloir les appliquer aux tragédies de Corneille et de Racine, aux comédies de Molière, était aussi absurde que ridicule.

[179] Cette lettre servait de préface à une édition des comédies de Boursault.

Le Père Caffaro ajoutait cet argument, qui pouvait paraître péremptoire : « Tous les jours, à la cour, les évêques, les cardinaux et les nonces du pape ne font pas de difficulté d’assister à la comédie, et il n’y aurait pas moins d’imprudence que de folie de conclure que tous ces grands prélats sont des impies et des libertins, puisqu’ils autorisent le crime par leur présence. »

De deux choses l’une en effet : ou la comédie est permise, et alors le clergé peut s’y montrer sans scandale ; ou elle est défendue, et il doit s’en abstenir prudemment. Mais que penser de ces prélats qui défendent un spectacle qu’eux-mêmes encouragent et auquel ils assistent en foule ? On ne saurait être à ce point inconséquent.

Le Père Caffaro ne manquait pas de logique dans sa défense du théâtre : « J’ai fait encore quelquefois, disait-il, une réflexion qui me paraît assez judicieuse, en jetant les yeux sur les affiches qu’on lit au coin des rues, où l’on invite toutes sortes de personnes à venir à la comédie et aux autres spectacles qui se jouent avec privilège du Roi et par des troupes entretenues par Sa Majesté : « Quoi ! disais-je en moi-même, si l’on invitait les gens à quelque mauvaise action, à se trouver dans des lieux infâmes, ou bien à manger de la viande les jours qui nous sont défendus[180], il est constant que les magistrats, bien loin de permettre la publication de ces sortes d’affiches, en puniraient sévèrement les auteurs. » Il faut donc que la comédie ne soit pas si mauvaise, puisque les magistrats ne la défendent point, que les prélats ne s’y opposent en aucune manière, et qu’elle se joue avec le privilège d’un prince qui gouverne ses sujets avec tant de sagesse et de piété, et qui ne voudrait pas par sa présence autoriser un crime dont il serait plus coupable que les autres. »

[180] Il était strictement défendu de manger de la viande pendant le carême et les jours maigres fixés par l’Église. La police exerçait une surveillance des plus sévères. Pendant le carême, les boucheries de l’Hôtel-de-Ville vendaient seules de la viande et elles n’en délivraient : 1o qu’aux malades qui apportaient des certificats de leurs curés ou médecins ; 2o qu’à ceux qui faisaient profession de la religion prétendue réformée et fournissaient attestation de cette profession. Les contrevenants parmi les vendeurs étaient mis trois heures au carreau et emprisonnés jusqu’à Pâques. Il y avait des peines plus sévères en cas de récidive.

L’argument était excellent. Il y avait en effet dans le royaume des lois civiles fort sévères contre les blasphémateurs, contre ceux qui mangeaient de la viande les jours défendus, et en général contre quiconque violait les règlements de l’Église. Comment n’y aurait-il pas eu de châtiments civils contre la comédie et les comédiens si l’art dramatique eût été blâmable ? Comment le roi aurait-il assisté aux représentations ? Comment aurait-il pu entretenir les comédiens et leur donner des privilèges s’ils avaient été blasphémateurs, libertins ou impies ?

Comment donc osait-on frapper des hommes qui n’exerçaient leur art que par la volonté royale et en vertu d’arrêts du Parlement ; des hommes qui n’étaient même pas libres de quitter leur profession, puisqu’ils ne pouvaient se retirer qu’avec l’agrément du roi, qui souvent le refusait ? Comment sous le même gouvernement la religion frappait-elle d’anathème le comédien que la loi tolérait et même encourageait ?

Enfin le Père Caffaro déclarait avoir connu des comédiens qui, hors du théâtre et dans leur famille, menaient la vie du monde la plus exemplaire ; il rappelait qu’à sa connaissance ils faisaient des aumônes considérables « dont les magistrats et les supérieurs des couvents pourraient rendre de bons témoignages. Je doute, ajoutait-il, qu’on puisse dire la même chose des personnes zélées qui parlent si haut contre eux. »

Cette lettre, intitulée Lettre d’un théologien, fit grand bruit. Bossuet, qui se trouvait à la tête de l’Église de France[181], et qui s’était toujours posé en adversaire résolu des spectacles, s’indigna qu’un ecclésiastique eût osé les défendre, et il prit aussitôt la plume pour écraser l’imprudent théatin. En même temps qu’il le sommait de désavouer ses erreurs, il publiait les Maximes et réflexions sur la comédie[182].

[181] Il avait fait adopter en 1682 la fameuse Déclaration des libertés de l’Église gallicane, qui surbordonnait l’Église à la royauté et permettait au roi d’intervenir dans ses affaires intérieures ; à mesure qu’on enlevait aux papes les droits dont ils avaient joui dans le passé, l’État se les arrogeait. Fénelon écrivait : « Ce n’est plus de Rome que viennent les empiétements et les usurpations ; le roi est, en réalité, plus le maître de l’Église gallicane que le pape ; l’autorité du roi sur l’Église a passé aux mains des juges séculiers ; les laïques dominent les évêques. »

[182] Maximes et réflexions sur la comédie, par M. Jacques Bénigne Bossuet, évêque de Meaux ; Paris, 1694.

L’évêque juge l’art dramatique avec une extrême sévérité ; il condamne « les impiétés et les infamies dont sont pleines les comédies de Molière, et qui remplissent les théâtres des équivoques les plus grossières dont on ait jamais infecté les oreilles des chrétiens[183]. » « C’est lire trop négligemment les saints Pères, écrit-il, que d’assurer qu’ils ne blâment dans les spectacles de leur temps que l’idolâtrie et les scandaleuses et manifestes impudicités ; c’est être trop sourd à la vérité que de ne sentir pas que leurs raisons portent plus loin ; ils blâment dans les jeux et dans les théâtres l’inutilité, la prodigieuse dissipation, le trouble, les passions excitées, la vanité, la parure, etc. » D’après lui l’Église excommunierait tous les chrétiens qui fréquentent le théâtre si le nombre des coupables était moins grand, et si elle ne craignait de troubler l’ordre de la société. Il ne s’élève pas avec moins de violence contre les comédiens. « Saint Thomas, dit-il, regarde leur profession comme infâme, et il appelle gains illicites et honteux ceux qui proviennent de la prostitution et du métier d’histrion. »

[183] Ce n’était pas seulement les comédies de Molière que Bossuet proscrivait à Meaux ; il avait exigé du présidial que l’on interdît les marionnettes.

L’évêque de Meaux assurait que les comédiens avaient été excommuniés de tout temps : « La pratique constante, écrivait-il, est de priver des sacrements, et à la vie et à la mort, ceux qui jouent la comédie, s’ils ne renoncent à leur art, et de les repousser de la sainte Table comme des pécheurs publics. »

Cette affirmation était complètement inexacte ; nous avons vu jusqu’au Tartuffe l’Église user vis-à-vis des gens de théâtre de la plus large tolérance.

Enfin Bossuet, rappelant la mort de Molière, prononçait ces paroles cruelles : « La postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien qui, en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d’heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de Celui qui a dit : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ! »

L’évêque, dans sa réponse, touchait à bien des sujets, mais il avait soin de laisser de côté les arguments embarrassants soulevés par le Père Caffaro. Ainsi il n’expliquait nullement comment pouvaient se concilier les rigueurs du clergé avec son intervention continuelle dans les affaires de théâtre et avec la protection déclarée du roi[184].

[184] Le Père Lebrun de l’Oratoire se joignit à Bossuet pour écraser le Père Caffaro. Dans son Discours sur la comédie il déclare les comédies illicites et nuisibles : « Parce qu’on y tourne perpétuellement en ridicule les parents qui tâchent d’empêcher les engagements amoureux de leurs enfants ; parce qu’elles apprennent aux femmes à tromper leurs maris, comme dans la comédie de Georges Dandin ; parce qu’elles louent le crime et le font commettre par des divinités, comme dans Amphitryon, etc. »

Sur l’ordre de l’archevêque de Paris, le Père Caffaro fut obligé de publier un désaveu aussi humble que solennel. Il dut déclarer publiquement qu’il n’avait eu aucune part à l’écrit en question ; il avouait cependant avoir composé, une douzaine d’années auparavant, un article où, « par légèreté de jeunesse et n’ayant jamais vu de comédie », il la justifiait ; il reconnaissait même que la lettre incriminée était tirée de son œuvre « presque mot pour mot » ; mais il n’en faisait pas moins une soumission complète, et souscrivait sans réserve à « tout ce qui est dit soit directement, soit indirectement, contre les comédiens dans le rituel de Paris ».

Bossuet fut suivi dans sa campagne contre le théâtre par tout ce que le clergé français comptait de plus éminent : « Les spectacles sont-ils des œuvres de Satan ou des œuvres de Jésus-Christ ? demande Massillon. Quoi ! les spectacles tels que nous les voyons aujourd’hui, plus criminels encore par la débauche publique des créatures infortunées qui montent sur le théâtre que par les scènes impures ou passionnées qu’elles débitent ; les spectacles seraient les œuvres de Jésus-Christ ! Jésus-Christ animerait une bouche d’où sortent des airs profanes et lascifs ! Jésus-Christ formerait lui même les sons d’une voix qui corrompt les cœurs ! Jésus-Christ paraîtrait sur les théâtres, en la personne d’un acteur ou d’une actrice effrontée, gens infâmes selon les lois des hommes !… Non ! ce sont là des œuvres de Satan[185] ! »

[185] Sermon sur le petit nombre des élus.

Fléchier[186], Bourdaloue, Fénelon, ne se montrèrent pas plus favorables aux représentations dramatiques.

[186] Mandement de M. Esprit Fléchier, évêque de Nîmes, de 8 septembre 1708 contre les spectacles.

A partir de cette époque, la question du théâtre devint un des grands sujets de discussion et pendant tout le dix-huitième siècle on ne cessa d’écrire pour ou contre les spectacles[187].

[187] La lettre du Père Caffaro provoqua des réfutations sans nombre, qui presque toutes parurent en 1694.

Chargement de la publicité...