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Les comédiens hors la loi

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III
DU TROISIÈME AU SIXIÈME SIÈCLE

Sommaire : Les Pères de l’Église condamnent les spectacles et les comédiens. — Canons des conciles. — Le théâtre et les comédiens sous les empereurs chrétiens. — Les spectacles en Orient. — Invasion des barbares en Occident. — Suppression des théâtres.

Lorsque le christianisme commença à se répandre dans le monde, il proscrivit sans pitié les spectacles et il frappa d’anathème tous ceux qui prenaient une part active à ces divertissements profanes. Cette rigueur s’explique fort aisément.

Les deux religions qui se trouvaient en présence étaient en effet le contre-pied l’une de l’autre et leur morale offrait le plus saisissant contraste.

Le paganisme avec sa mythologie licencieuse, avec ses dieux égrillards, soumis à toutes les passions et à toutes les faiblesses humaines, avait créé des mœurs étranges. On ne connaissait à Rome ni la chasteté, ni la pudeur ; l’adultère y était devenu si fréquent, qu’on ne distinguait plus l’honnête femme de la prostituée ; le divorce, dont on abusait étrangement, rendait le lien du mariage complètement illusoire ; on aimait à voir couler le sang, on le répandait à flots dans les jeux du cirque ; l’esclavage était en honneur et le maître possédait le droit de vie ou de mort sur son esclave. Satisfaire ses passions, ne songer qu’à ses plaisirs, tel paraissait être le but de la vie.

La religion chrétienne, au contraire, ne reconnaît qu’un Dieu unique, immuable, impeccable, source de toutes les perfections. Elle érige en vertus essentielles la pudeur, la chasteté ; elle considère l’adultère comme un crime et déclare indissolubles les liens du mariage ; elle défend de verser le sang, prêche l’égalité et condamne l’esclavage ; en même temps, elle s’élève avec force contre tout ce qui peut donner le goût de la dissipation, car maintenant le but de la vie n’est plus le plaisir, on ne doit songer qu’à faire son salut et à gagner le ciel.

Ces deux religions si dissemblables vécurent côte à côte pendant près de six siècles, chacune s’efforçant de faire triompher sa morale et ses idées.

Il est tout naturel que, conformément à son dogme et pour mettre les mœurs en rapport avec le nouvel état social qu’elle voulait établir, l’Église chrétienne ait protesté contre les jeux sanglants du cirque et contre les turpitudes du théâtre romain. Il est également naturel que, pour agir plus efficacement encore et supprimer le mal en en supprimant les auteurs, elle ait proscrit tous ceux qui apportaient une collaboration quelconque à ces spectacles pernicieux : histrions, bouffons, mimes, pantomimes, danseurs musiciens, cochers, factionnaires, etc., tous confondus sous le terme générique de comédiens.

Une autre cause suffirait encore à expliquer sa sévérité contre les spectacles ; trop souvent elle en faisait les frais. On ne se contentait pas en effet d’y tourner en dérision ses dogmes et ses cérémonies, ses néophytes par centaines étaient jetés aux bêtes et servaient aux plaisirs du peuple dans les jeux du cirque.

Mais la raison principale qui provoqua les rigueurs des Pères de l’Église, c’est que les spectacles à Rome n’étaient autre chose, nous l’avons vu, que des cérémonies religieuses, des actes véritables de piété envers les dieux. Comment, dans de pareilles conditions, l’Église chrétienne n’aurait-elle pas condamné les représentations publiques et ceux qui y prenaient part ? N’était-il pas pour elle d’une importance vitale de sévir sans pitié contre tout ce qui formait obstacle à son établissement et perpétuait les souvenirs du paganisme ? En réalité cette question du théâtre fut une question purement religieuse et tous les autres motifs invoqués ne furent que secondaires.

Les Pères de l’Église l’ont implicitement reconnu. Saint Isidore, dans ses Origines, invite les chrétiens à s’abstenir des jeux du cirque où les superstitions païennes présentent aux regards le triomphe de la vanité, de la débauche et de l’idolâtrie.

« Que dirai-je des vaines et inutiles occupations de la comédie et des grandes folies de la tragédie ? s’écrie saint Cyprien[26]. Quand même ces choses ne seraient pas consacrées aux idoles, il ne serait pas néanmoins permis aux fidèles chrétiens d’en être les acteurs et les spectateurs. »

[26] Évêque de Carthage au troisième siècle.

« Vous me demandez, dit encore saint Cyprien à un évêque qui l’avait consulté, si un comédien doit être reçu dans notre religion. Il ne convient ni à la Majesté divine, ni à l’honneur de l’Église, de se souiller par un infâme commerce[27]. »

[27] Non seulement saint Cyprien refuse la communion au comédien, mais il la refuse encore à celui qui, sans être comédien, s’occupe à instruire, à former, à exercer les comédiens. « C’est perdre plutôt qu’instruire la jeunesse, dit-il, que de lui enseigner ce qu’elle ne doit jamais apprendre et qu’on n’aurait jamais dû savoir. On ne peut communiquer avec un tel homme, mais cependant s’il est pauvre, qu’il revienne sincèrement de ses désordres et qu’il cesse d’engraisser des victimes pour l’enfer, on peut lui faire l’aumône. »

« N’allons point au théâtre, dit Tertullien[28], qui est une assemblée particulière d’impudicité… où un comédien y joue avec les gestes les plus honteux et les plus naturels, où des femmes, oubliant la pudeur de leur sexe, osent faire sur un théâtre, et à la vue de tout le monde, ce qu’elles auraient honte de commettre dans leurs maisons, où elles ne sont vues de personne. On y fait paraître jusqu’à des filles perdues, victimes infâmes de la débauche publique… Je ne dis rien de ce qui doit demeurer dans les ténèbres, de peur d’être coupable de ces crimes par le seul récit que j’en ferais[29]. »

[28] Célèbre Père de l’Église latine (160-230).

[29] Lactance parle des mouvements pleins d’impudence que l’on voit dans la personne des comédiens. Leurs corps efféminés sous la démarche et l’habit de femmes représentent les gestes les plus lascifs, les plus dissolus.

Saint Chrysostome[30] compare ceux qui, de son temps, allaient à la comédie, à David prenant plaisir à regarder nue dans son bain Bethsabée, et il dit que le théâtre est le rendez-vous de tous les crimes, que tout y est plein d’effronterie, d’abomination et d’impiété[31].

[30] Père de l’Église et évêque de Constantinople (347-407).

[31] D’après saint Salvien, prêtre du quatrième siècle, « la comédie est pire que le blasphème, le larcin, l’homicide et tous les autres crimes ». Ces crimes en effet ne rendent pas coupables ceux qui en sont spectateurs ou qui en entendent le récit, tandis qu’on ne peut voir les jeux du théâtre sans tomber dans le désordre ; le spectateur est complice de l’acteur, ceux qui étaient allés chastes à la comédie en reviennent adultères.

On voit, par ces quelques citations, ce que l’Église proscrit dans les spectacles. Ce sont les souvenirs de l’idolâtrie, les impudicités auxquelles on assiste, les blasphèmes qu’on y entend. Idolâtries, impudicités, blasphèmes, c’est là en effet tout le théâtre romain à l’époque des Pères. Quoi de plus naturel, de plus légitime que leurs anathèmes contre de si détestables exemples ?

La campagne contre les comédiens fut poursuivie par les conciles.

Le canon 62 du concile d’Elvire[32], tenu l’an 305, concerne les histrions, les pantomimes et les cochers du cirque :

[32] Le concile d’Elvire est le premier qui ait été réuni en Espagne.

« S’ils veulent embrasser la foi chrétienne, y est-il dit, nous ordonnons qu’ils renoncent auparavant à leur profession et s’engagent à ne plus l’exercer ; qu’ensuite ils soient admis[33] ; s’ils manquent à leur promesse, qu’ils soient chassés et retranchés de l’Église. »

[33] Bien des comédiens profitèrent de la permission que l’Église leur accordait et se réconcilièrent avec elle. Plusieurs même furent canonisés. On peut citer : Genest, acteur célèbre du temps de Dioclétien ; Porphyre, comédien d’Andrinople, sous Julien l’Apostat ; Ardélion, qui vécut à l’époque de Justinien.

Le canon 5 du premier concile d’Arles, tenu l’an 314, porte :

« Nous ordonnons que tous les cochers du cirque et les comédiens soient séparés de la communion tant qu’ils exercent ce métier. »

Le troisième concile de Carthage, en 397, défend aux enfants des évêques ou des clercs[34] de donner des spectacles profanes et même d’y assister, comme cela était défendu aux laïques eux-mêmes (canon 11). On lit encore dans le trente-cinquième canon : « On ne refusera ni le baptême, ni la pénitence aux gens de théâtre, ni aux apostats convertis. »

[34] On sait que pendant assez longtemps le mariage des prêtres fut autorisé.

Tous ces canons sont fort logiques et n’ont rien d’excessif. Il était vraiment bien naturel que l’Église exigeât des comédiens, qui se convertissaient, de quitter tout d’abord le théâtre, c’est-à-dire le culte des faux dieux, et qu’elle continuât à les exclure de la communion s’ils persistaient dans leur profession. Il ne faut pas oublier en effet que ces canons concernaient une catégorie d’individus qui tous encore étaient païens.

Les conciles d’Arles, d’Elvire, de Carthage, etc., n’étaient que provinciaux et leur autorité par conséquent ne s’étendait pas au delà de la province ecclésiastique dans laquelle ils avaient été rassemblés[35]. Comment leur doctrine, en ce qui concernait les comédiens tout au moins, se répandit-elle ? Par une raison fort simple. Dans ces premiers temps du christianisme, les conciles, même provinciaux, réunissaient des évêques de différents pays et tranchaient des questions qui intéressaient l’Église entière ; il en résultait que leurs canons jouissaient d’un grand crédit. Le concile d’Arles, par exemple, fut dans ce cas ; on y comptait plus de six cents évêques venus des Gaules, de l’Afrique, de l’Italie, de la Sicile, de la Sardaigne, de l’Espagne et du pays des Bretons, etc. Une fois de retour dans leur diocèse, ces prélats s’empressaient d’appliquer les canons qu’ils avaient contribué à faire adopter[36]. C’est ainsi que les décisions de quelques conciles au sujet des comédiens furent bientôt admises dans un grand nombre de provinces ; mais il n’y eut jamais de condamnation générale prononcée contre les gens de théâtre ni par les papes, ni par un seul concile œcuménique.

[35] Il y a trois sortes de conciles :

1o Le concile général ou œcuménique : Ses canons sont obligatoires pour toute l’Église ;

2o Le concile national, ses canons sont obligatoires pour la nation entière ;

3o Le concile provincial, qui a force de loi pour toute la province ecclésiastique.

[36] Chaque évêque a le droit en synode (réunion des prêtres du diocèse), ou hors du synode, de porter des lois particulières pour son diocèse ; c’est à lui d’apprécier si ce qui est admis dans le diocèse voisin doit être défendu dans le sien propre, et réciproquement.

A l’infamie civile, qui déjà frappait les histrions de par la loi du préteur, s’ajouta donc l’infamie canonique. Désormais l’Église chrétienne les regarde comme exclus de la communion, et, imitant les rigueurs de la loi romaine, elle les place sur le même rang que la prostituée. Elle les prive du sacrement de la pénitence ; aucun prêtre ne peut leur donner l’absolution, à moins qu’ils ne quittent irrévocablement leur métier. On ne refuse pas le baptême à leurs enfants, puisqu’on l’accorde même aux enfants d’hérétiques, mais on ne peut le donner à un adulte comédien. On n’accepte les histrions ni comme parrain ni comme marraine, on leur refuse la confirmation, le sacrement du mariage, la sainte communion, à la vie et à la mort, même à Pâques, soit en secret, soit publiquement ; enfin on ne leur accorde même pas la sépulture ecclésiastique.

Les canons des conciles ne produisirent pas plus d’effet que les objurgations des saints Pères ; la foule se pressa plus nombreuse que jamais aux représentations publiques.

En 312, Constantin[37] embrasse le christianisme. En 313, par l’édit de Milan, il déclare la religion chrétienne religion de l’empire. Soutenue par le gouvernement, l’Église redouble d’efforts dans sa lutte contre la société païenne, mais elle reste impuissante devant la vogue croissante des spectacles. On a même dû multiplier les jours de fête ; en 345, on en compte jusqu’à 175 par an. Le goût des peuples pour le théâtre est tel, qu’ils en oublient jusqu’au soin de leur défense. Carthage est prise par les Vandales[38] pendant que toute la population assiste à une représentation du cirque, et les applaudissements des spectateurs sont assez bruyants pour couvrir les cris de ceux qu’on égorge dans la ville.

[37] Né en 274, proclamé César en 306. En 330, il transporte le siège de l’empire à Byzance. Il meurt en 337.

[38] La prise de Carthage eut lieu en 345.

Le même sort fut partagé par la ville d’Antioche, dont l’empereur Julien disait : « On y voit tant d’acteurs, danseurs, sauteurs, joueurs d’instruments, qu’il y a plus de comédiens que de citoyens. » Le peuple assistait dans le cirque aux bouffonneries d’un mime, lorsque les Perses s’emparèrent de la ville.

Ces deux exemples passèrent pour une punition du ciel et fournirent à l’Église un nouvel et facile argument contre le théâtre.

On pourrait s’étonner de l’acharnement déployé par le christianisme dans cette lutte, si l’on ne savait par les conciles eux-mêmes que les prêtres de la religion nouvelle se montraient aussi passionnés pour ces spectacles païens que le reste du peuple, et que les menaces et les châtiments de leurs supérieurs ecclésiastiques ne pouvaient les en détourner.

On comprend combien à une époque de transition, et dans ces premiers siècles presque barbares, il était difficile pour l’Église d’obtenir de ses serviteurs une régularité parfaite et une stricte observance de ses préceptes. Il fallut des siècles à cette société encore tout imprégnée du paganisme et de l’effroyable dissolution de la Rome païenne, pour s’habituer aux mœurs nouvelles ; le clergé lui-même ne s’épura que peu à peu et fort lentement.

Le concile de Laodicée[39] est bien instructif à cet égard. Ses canons interdisent aux prêtres et aux clercs de prêter à usure[40], de fréquenter les cabarets, de faire les agapes dans l’église, d’y manger et d’y dresser des tables, de se baigner avec des femmes[41], d’être magiciens, enchanteurs, mathématiciens ou astrologues, de faire des ligatures ou phylactères[42], d’assister aux spectacles qui se font aux noces et aux festins, d’y danser, etc.

[39] Le concile de Laodicée (Asie Mineure) fut tenu vers 364. C’est un des plus célèbres de l’antiquité.

[40] Plus tard, on excommunia les usuriers parce qu’il y avait un grand nombre de prêtres qui exerçaient ce métier.

[41] Les Romains étaient loin d’avoir sur la pudeur les mêmes idées que nous ; le nu ne les choquait pas. L’usage des bains communs aux deux sexes existait de tout temps chez eux et il fallut à l’Église plusieurs siècles d’efforts pour arriver à déraciner à peu près cet usage : « Que dirai-je des vierges qui vont se laver dans les bains publics, écrit saint Cyprien, et qui prostituent aux yeux lascifs des corps consacrés à la pudeur ? Car lorsqu’elles s’exposent ainsi nues à la vue des hommes, ne fomentent-elles pas les passions déshonnêtes ? N’allument-elles pas les désirs de ceux qui les regardent ? « C’est à eux, dites-vous, à voir avec quels desseins ils viennent là ; pour moi, je ne songe qu’à me laver et à me rafraîchir. » Un bain de cette sorte ne vous nettoie pas, mais vous salit encore davantage. Vous ne regardez personne impudiquement ; à la bonne heure, mais l’on vous regarde impudiquement ; vos yeux ne sont point souillés d’un plaisir infâme, mais le plaisir que vous donnez aux autres vous souille vous-même. Du bain, vous en faites un spectacle, et l’on ne voit pas sur le théâtre des choses plus déshonnêtes que celles que vous y faites. » Au septième siècle, le concile de Constantinople in Trullo interdisait encore aux prêtres, sous peine de déposition, et aux laïques, sous peine d’excommunication, de se baigner avec des femmes.

[42] Les phylactères dont il est parlé dans ce canon sont les amulettes, c’est-à-dire les prétendus remèdes accompagnés d’enchantement pour guérir ou prévenir les maladies.

On renouvela ces défenses pendant plusieurs siècles[43], mais sans grand succès.

[43] L’Église eut toutes les peines du monde à moraliser ses clercs. Ainsi en 692 le concile de Constantinople prononce la peine de la déposition contre ceux du clergé qui auront eu commerce avec une vierge consacrée à Dieu ; il renouvelle les anciens canons qui défendent aux clercs d’avoir avec eux des femmes étrangères ; il leur défend d’exiger de l’argent pour donner la communion ; il condamne à la déposition les prêtres qui feront commerce de nourrir et d’assembler des femmes de mauvaise vie, ceux qui, sous le nom de mariage, enlèveront des femmes ou prêteront secours aux ravisseurs, etc., etc. On pourrait multiplier les citations.

Les empereurs, aussi bien en Orient qu’en Occident[44], s’efforçaient de concilier les désirs de l’Église avec les nécessités de leur gouvernement. Ils défendirent expressément de donner des représentations le dimanche et les jours de fête, pour ne pas profaner les jours consacrés au culte du Seigneur. Saint Chrysostome obtint même d’Arcadius[45] l’abolition des jeux Majuma ; mais l’empereur, malgré les pressantes instances du saint, refusa de supprimer les autres spectacles, « de peur d’attrister le peuple ».

[44] A la mort de Théodose le Grand, ses deux fils Honorius et Arcadius se partagèrent l’empire.

[45] Fils aîné de Théodose, il naquit en 384 et mourut en 408. A la mort de son père, il reçut en partage l’empire d’Orient.

En effet, malgré leur ardeur de néophytes et leur très vif désir de se conformer aux vœux de l’Église, les empereurs ne se souciaient nullement de risquer leur popularité et de compromettre leur sûreté ; or, ils se rendaient très bien compte que la suppression des théâtres entraînerait des séditions redoutables, que le peuple se soulèverait, que les histrions eux-mêmes prendraient les armes et que l’imprudent, qui aurait osé toucher à cette corporation si nombreuse et si dangereuse, expierait probablement son audace par la perte de son trône.

Ce qui se passa à l’époque de Justinien[46] montre bien à quel point était justifiée la terreur qu’inspiraient les comédiens. Sous son règne les factions du cirque devinrent des partis politiques et religieux. Les bleus, soutiens acharnés de l’orthodoxie, s’attachèrent à l’empereur ; les verts penchaient pour l’hérésie et voulaient rétablir la famille déchue d’Anastase. Cette rivalité donna naissance à des luttes effroyables. Constantinople fut livrée au pillage et incendiée. Après plusieurs jours de lutte, Justinien eut le dessus ; les verts furent écrasés ; plus de 40 000 hommes périrent.

[46] Il fut associé à l’empire en 537 ; la mort de Justin le laissa seul maître du pouvoir quelques mois plus tard.

Ce terrible événement fit supprimer le nom de faction dans les jeux du cirque ; mais la passion pour les spectacles n’en fut nullement atténuée.

Justinien abolit l’idolâtrie dans tout l’Orient, et il s’efforça de seconder en toutes choses les vues du clergé. C’est sous son règne que la religion chrétienne obtint enfin l’abrogation de cette loi barbare, qui empêchait le comédien une fois monté sur le théâtre d’en descendre jamais. Les empereurs chrétiens avaient adopté presque en entier le droit romain et ils avaient reproduit, sans y rien changer, tout ce qui concernait les histrions. Il en résultait qu’il y avait contradiction absolue entre la loi civile et la loi religieuse : la première ne permettait pas au comédien de quitter sa profession, la seconde le repoussait sans pitié tant qu’il l’exerçait. En vain l’Église avait-elle demandé qu’on permît à ceux qui se convertissaient de ne plus paraître sur le théâtre ; pendant longtemps elle n’avait pu l’obtenir. Sous Honorius[47] elle eut un instant gain de cause ; mais l’empereur dut rapporter son décret pour ne pas s’exposer à une sédition. Le christianisme finit cependant par triompher de toutes les résistances, et Justinien par une loi autorisa le comédien converti, libre ou esclave, à ne plus remonter sur le théâtre : personne au monde, pas même son père, pas même son maître, n’eut le droit de l’y contraindre.

[47] Deuxième fils de Théodose (384-423). Il avait reçu en partage l’empire d’Occident.

L’empereur ne prit pas avec moins de zèle les intérêts de la religion contre les écarts du clergé. Les censures ecclésiastiques étant impuissantes, il fit une loi qui défendit aux prêtres de paraître aux spectacles sous peine de graves châtiments canoniques[48] :

[48] Les contrevenants devaient être interdits et enfermés trois ans dans un monastère.

« Nous les y avons souvent exhortés, dit l’empereur, mais sans succès : Nous ordonnons donc que nul diacre, nul prêtre et, bien plus expressément, que nul évêque n’assistera jamais aux jeux publics de dés, ni aux spectacles du théâtre, s’il est croyable qu’il y en ait qui y assistent ; car qui pourrait croire qu’on y voit ceux qui, par ordination, doivent entretenir un commerce perpétuel avec Jésus-Christ et attirer sur les fidèles l’Esprit-Saint, ceux dont la tête et les mains sont consacrées à Dieu par l’onction sainte, afin qu’ils conservent tous leurs organes exempts de toute souillure ? »

Les sévérités de la loi étaient d’autant plus pressantes qu’on voyait des prêtres ne plus se contenter d’assister aux spectacles, mais encore embrasser eux-mêmes la profession maudite. « Si quelque ecclésiastique, dit la loi, déshonore la dignité de son état jusqu’à se faire comédien, il devient infâme et perd tout privilège clérical. » Cependant on ne le condamne pas immédiatement et l’on pousse la faiblesse jusqu’à lui laisser un an pour quitter la scène et rentrer dans le giron de l’Église.

Justinien défendit encore aux sénateurs et aux grands officiers de s’unir à des femmes de théâtre ; mais il négligea de prêcher d’exemple et épousa lui-même Théodora, la célèbre comédienne.

L’empire d’Orient échappa en partie aux invasions des barbares ; les spectacles purent donc y subsister sans difficulté. Constantinople fut envahie par les bouffons, les chanteurs, les danseurs, les farceurs, etc. Comme par le passé, on vit les prêtres de la religion chrétienne assister sans scrupule à leurs jeux et les conciles ne cesser de fulminer contre des spectacles que tous leurs efforts avaient été jusqu’alors impuissants à déraciner. Le concile de Constantinople in Trullo, l’an 692[49], défend à tous les ecclésiastiques d’assister ou de prendre part aux courses de chevaux et aux spectacles des farceurs. Il interdit aux clercs, sous peine de déposition, et aux laïques, sous peine d’excommunication, de se trouver aux spectacles et aux combats contre les bêtes, ou de faire sur le théâtre les personnages de farceurs et de danseurs. Il ordonne de supprimer divers jeux indécents qui se faisaient aux jours des Calendes, les danses publiques des femmes, les déguisements d’hommes en femmes, de femmes en hommes ; l’usage des masques et l’invocation de Bacchus pendant les vendanges, etc.

[49] Il s’assembla dans le dôme du palais nommé en latin trullus.

Qu’étaient devenus les théâtres en Occident depuis l’invasion des barbares ?

Dans les Gaules, en Italie, en Espagne, en Afrique, l’Église n’eut plus besoin de les proscrire ; ils disparurent tout naturellement sous les pas des Goths et des Vandales. Rome, cependant, échappa quelque temps encore à une destruction complète, et c’est ce qui explique comment les spectacles purent s’y maintenir jusqu’au temps du pape Gélase[50], à la fin du cinquième siècle. Ce pontife ne parvint qu’à grand’peine à faire cesser les Lupercales ; elles duraient encore grâce à l’impudicité qui en faisait le fond et qui les rendait un des plaisirs favoris de la populace.

[50] Il fut pape de 492 à 496.

Sous Justinien, Rome fut prise et pillée par Totila[51] ; à partir de ce moment les représentations théâtrales, derniers vestiges du paganisme, disparurent complètement.

[51] En 546.

La Provence, elle aussi, tant qu’elle échappa à l’invasion, conserva ses comédiens, en dépit de tous les efforts du clergé. En 446, saint Hilaire, évêque d’Arles, fit enlever les marbres de l’amphithéâtre pour décorer les églises, il fit briser les statues et ordonna d’en enfouir les débris, « afin, dit-il, d’ôter à l’idolâtrie tout prétexte de retour ». Cette persistance des spectacles motiva le deuxième concile d’Arles[52] qui, comme le précédent et sans plus de succès, condamna les comédiens et les conducteurs de chars dans les jeux publics. Au commencement du sixième siècle, saint Césaire[53] fulminait encore contre le théâtre.

[52] En 452.

[53] Évêque d’Arles.

L’invasion de la Provence par les Francs mit fin aux représentations publiques en Occident.

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