Les comédiens hors la loi
XXIV
PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE
Sommaire : L’Assemblée nationale relève les comédiens de l’indignité qui les frappe et leur accorde les droits civils et politiques. — Mariage de Talma.
Le jour de la retraite de Brizard, au moment où, la représentation terminée, le comédien recevait dans sa loge les adieux de ses camarades, un des plus notables habitants de Paris vint avec son jeune fils le féliciter : « Mon enfant, dit-il, saluez en M. Brizard l’homme de bien, estimé de tous, dont la vie a combattu le préjugé attaché à sa profession, et qui saura compenser dans la société le vide que sa retraite va laisser au théâtre. » Ces paroles si flatteuses émurent profondément tous les assistants. Brizard, attendri, embrassa l’enfant et se tournant vers ses camarades : « Mes amis, leur dit-il, prenez patience, votre tour viendra. »
Cette prophétie devait se réaliser trois ans plus tard.
Dès le début de la Révolution, la question de la situation sociale des acteurs se pose nettement. Au moment où paraissent les « plaintes et doléances » des divers états, on publie également les Cahiers, plaintes et doléances de messieurs les comédiens français. L’auteur, sous une forme plaisante, expose les justes revendications des artistes de la Comédie ; il les suppose réunis, à l’instar des états généraux, pour formuler leurs vœux. Saint-Phal[513] parle le premier et se plaint que les comédiens ne soient pas représentés à l’Assemblée nationale ; il propose de former un cahier sur les rapports des comédiens avec la nation et d’enjoindre aux députés de Paris d’y avoir égard. Cette motion est votée par acclamation. Grammont[514] se lève après lui et demande que l’on cesse de flétrir leur profession par un préjugé aussi injuste que grossier : « Les philosophes et les gens éclairés, dit-il, l’ont secoué depuis longtemps, mais il est cependant toujours existant. » Il rappelait qu’un acteur n’était jamais nommé au nombre des municipaux et qu’on ne l’admettait même pas à exercer les charges qu’il pouvait acquérir à prix d’argent.
[513] Saint-Phal (1753-1835), comédien français.
[514] Grammont (Nourry dit) (1750-1794), comédien français.
La question des droits civils et politiques des comédiens n’allait pas rester dans le domaine de la fantaisie ; elle fut soulevée à l’Assemblée nationale en même temps que celle des Juifs. Cette discussion est trop instructive et trop intéressante pour que nous ne lui donnions pas le développement qu’elle comporte.
Après la Déclaration des Droits de l’homme, qui rendait tous les Français égaux devant la loi, on devait supposer que les exclusions qui frappaient certaines classes de la société se trouvaient virtuellement abrogées. Cependant comme la question faisait doute encore pour beaucoup d’esprits, afin de dissiper toute équivoque, Rœderer, le 21 décembre 1789, proposa formellement d’admettre aux droits de citoyens « et cette nation si active, si industrieuse, qui a promené sur tout le globe ses superstitions et ses malheurs, et cette classe d’hommes qu’un préjugé ancien a voulu dégrader et qu’on repousse de tous les emplois de la société, tandis que nos applaudissements leur font partager tous les jours sur le théâtre la gloire des plus sublimes génies. Je crois, dit-il, qu’il n’y a aucune raison solide, soit en morale, soit en politique, à opposer à ma réclamation. »
Le comte de Clermont-Tonnerre prit à son tour la parole et proposa un décret ainsi conçu :
« L’Assemblée nationale décrète qu’aucun citoyen actif, réunissant les conditions d’éligibilité, ne pourra être écarté du tableau des éligibles, ni exclu d’aucun emploi public, à raison de la profession qu’il exerce, ou du culte qu’il professe. »
La discussion fut ajournée et reprise le 22 décembre. Dès l’ouverture de la séance, le comte de Clermont-Tonnerre monte à la tribune pour défendre son projet : « Les professions, dit-il, sont nuisibles ou ne le sont pas. Si elles le sont, c’est un délit habituel que la justice doit réprimer. Si elles ne le sont pas, la loi doit être conforme à la justice qui est la source de la loi. Elle doit tendre à corriger les abus, et non abattre l’arbre qu’il faut redresser ou corriger. »
Puis parlant de ces deux professions « que la loi met sur le même rang, mais qu’il souffre de rapprocher », il demande à la fois la réhabilitation du bourreau et celle du comédien : « Pour le bourreau, dit-il, il ne s’agit que de combattre le préjugé… Tout ce que la loi ordonne est bon ; elle ordonne la mort d’un criminel, l’exécuteur ne fait qu’obéir à la loi ; il est absurde que la loi dise à un homme : « Fais cela, et si tu le fais, tu seras coupable d’infamie. »
Passant aux comédiens, il démontre qu’à leur égard le préjugé s’établit sur ce qu’ils sont sous la dépendance de l’opinion publique. « Cette dépendance fait notre gloire et elle les flétrirait ! s’écrie-t-il. D’honnêtes citoyens peuvent nous présenter sur les théâtres les chefs-d’œuvre de l’esprit humain, des ouvrages remplis de cette saine philosophie qui, ainsi placée à la portée de tous les hommes, a préparé avec succès la révolution qui s’opère, et vous leur direz : « Vous êtes Comédiens du Roi, vous occupez le théâtre de la Nation, vous êtes infâmes ! » La loi ne doit pas laisser subsister l’infamie. Si les spectacles, au lieu d’être l’école des mœurs, en causent la dépravation, épurez-les, ennoblissez-les, et n’avilissez pas des hommes qui exercent des talents estimables. « Mais, dit-on, vous voulez donc appeler aux fonctions de judicature, à l’Assemblée nationale, des comédiens ? » Je veux qu’ils puissent y arriver s’ils en sont dignes. Je m’en rapporte aux choix du peuple et je suis sans inquiétude. Je ne veux flétrir aucun homme ni proscrire les professions que la loi n’a jamais proscrites. »
Après avoir chaudement plaidé la cause des gens de théâtre, l’orateur demande en terminant que les Juifs soient également admis aux droits de citoyens.
C’est l’abbé Maury qui se chargea de réfuter l’argumentation de son collègue ; il insista pour que les classes, dont on sollicitait l’émancipation, fussent maintenues dans l’état d’infériorité où elles avaient vécu jusqu’alors, et que l’infamie qui frappait la profession du théâtre fut formellement maintenue.
Robespierre intervint dans la discussion et prit la défense des acteurs avec le ton déclamatoire qui lui était propre. Au moment où l’orateur terminait son discours, le président de l’Assemblée, M. Desmeuniers, reçut un message au nom de la Comédie française. Les Comédiens, sachant que leur sort se décidait, avaient jugé à propos de solliciter directement la bienveillance des députés. Le président interrompit la discussion pour donner lecture de la supplique qui venait de lui être adressée :
« Paris, ce 24 décembre 1789.
« Monseigneur,
« Les Comédiens françois ordinaires du Roi, occupant le théâtre de la Nation, organes et dépositaires des chefs-d’œuvre dramatiques qui sont l’ornement et l’honneur de la scène françoise, osent vous supplier de vouloir bien calmer leur inquiétude.
« Instruits par la voix publique qu’il a été élevé dans quelques opinions prononcées dans l’Assemblée nationale des doutes sur la légitimité de leur état, ils vous supplient, Monseigneur, de vouloir bien les instruire si l’Assemblée a décrété quelque chose sur cet objet, et si elle a déclaré leur état compatible avec l’admission aux emplois et la participation aux droits de citoyen. Des hommes honnêtes peuvent braver un préjugé que la loi désavoue, mais personne ne peut braver un décret ni même le silence de l’Assemblée nationale sur son état. Les Comédiens françois, dont vous avez daigné agréer l’hommage et le don patriotique[515], vous réitèrent, Monseigneur, et à l’auguste Assemblée, le vœu le plus formel de n’employer jamais leurs talents que d’une manière digne de citoyens françois et ils s’estimeroient heureux si la législation, réformant les abus qui peuvent s’être glissés sur le théâtre, daignoit se saisir d’un instrument d’influence sur les mœurs et sur l’opinion publique…
[515] Les Comédiens avaient offert quelque temps auparavant un don de 23 000 livres qui fut accepté avec reconnaissance.
« Les Comédiens françois ordinaires du Roi.
« Dazincourt, secrétaire. »
A peine cette lecture était-elle terminée que l’abbé Maury se précipita à la tribune pour se plaindre du procédé. « Il est de la dernière indécence, s’écria-t-il, que des comédiens se donnent la licence d’avoir une correspondance directe avec l’Assemblée. » L’abbé fut rappelé à l’ordre et la discussion suivit son cours.
Les partisans des idées nouvelles n’étaient cependant pas exempts d’un certain embarras quand ils faisaient à la tribune l’apologie du théâtre et de ses interprètes. Le dieu de la Révolution, l’homme dont les ouvrages formaient l’Évangile de l’époque, Rousseau, n’avait-il pas en effet dans un éloquent réquisitoire sévèrement proscrit les spectacles et déversé l’outrage et le mépris sur les comédiens. Comment concilier ses théories avec la réhabilitation de la profession dramatique ?
M. de Marnezia comprit le parti qu’on pouvait tirer de la Lettre sur les spectacles et toute son argumentation se borna à mettre ses collègues en contradiction avec eux-mêmes, ou plutôt avec le philosophe dont ils se vantaient de suivre aveuglément les élucubrations.
« Vous vous honorez, leur dit-il, de puiser la plupart de vos principes dans les ouvrages de J.-J. Rousseau ; puisez-les donc tout entiers. Le Contrat social n’est pas le seul ouvrage de Rousseau. Relisez une autre de ses productions les plus sublimes, sa Lettre à d’Alembert contre les spectacles ; vous vous y convaincrez combien il est impossible que le théâtre, ce tableau de toutes les passions, ne soit pas toujours funeste aux mœurs de ceux qui les représentent… Vous, les mandataires de la nation aujourd’hui la plus auguste de l’univers, voudriez-vous élever à vos fonctions éminentes des hommes qui prostituent tous les jours leur caractère dans les farces qu’ils jouent, et qui, après avoir dicté ici les lois de la nation, iraient au théâtre faire couvrir les législateurs du peuple de ses huées. Il ne faut pas sans doute flétrir l’état de comédien, mais il ne faut pas l’honorer. On vous dit que ce sera les flétrir que les exclure de l’éligibilité, mais quelle apparence ! Vous auriez donc flétri aussi tous les citoyens qui n’ont pas de propriété territoriale, tous ceux qui n’auront pas assez de fortune pour payer une contribution directe d’un marc d’argent ? Non, entre les honneurs et le déshonneur il y a l’estime, toujours accordée à qui s’en rend digne et que pourront obtenir les comédiens, lorsqu’ils résisteront aux séductions de leur état. »
Mirabeau lui-même ne jugea pas la question indigne de lui et il jeta dans la discussion le poids de sa parole et de son autorité. « Aujourd’hui même, messieurs, dit-il, il est des provinces françaises qui déjà ont secoué le préjugé que nous devons abolir ; et la preuve en est que les pouvoirs d’un de nos collègues, député de Metz, sont signés de deux comédiens. Il serait donc absurde, impolitique même, de refuser aux comédiens le titre de citoyen que la nation leur défère avant nous, et auquel ils ont d’autant plus de droits, qu’il est peut-être vrai qu’ils n’ont jamais mérité d’en être dépouillés. »
Ces conclusions furent adoptées et il fut décidé qu’à l’avenir les acteurs jouiraient de tous les droits des citoyens et qu’ils seraient accessibles à tous les emplois civils et militaires.
Ainsi disparaissait le préjugé barbare qui, depuis des siècles, maintenait hors du droit commun toute une classe de la société, et les comédiens obtenaient enfin une justice qui avait été impitoyablement refusée aux plus illustres d’entre eux, aux Clairon, aux Dumesnil, aux Lekain.
L’Assemblée nationale avait tranché elle-même et dans le sens le plus libéral la question des droits civils et politiques des comédiens, mais la question religieuse n’avait pas été résolue : elle ne tarda pas à se poser.
Eu 1790, Talma[516] voulut se marier. Il se rendit chez le curé de sa paroisse pour s’entendre avec lui sur la publication des bans ; il se heurta à un refus des plus catégoriques. Le curé de Saint-Sulpice lui déclara que le mariage n’était pas fait pour un excommunié.
[516] Talma avait commencé par exercer la profession de dentiste ; on lui offrit même le brevet de dentiste du duc de Chartres. Il refusa et entra à l’école de déclamation. Il débuta à la Comédie française le 21 novembre 1787. Il a beaucoup contribué à la réforme du costume dramatique.
Le comédien ne se tint pas pour battu ; il jugea que le moment était opportun pour forcer enfin l’Église à modifier sa discipline et il écrivit à l’Assemblée nationale pour protester contre le refus de sacrement dont il était victime. Sa lettre eut les honneurs de la séance ; elle fut lue le 12 juillet 1790 :
« Messieurs,
« J’implore le secours de la loi constitutionnelle et je réclame les droits du citoyen qu’elle ne m’a point ravis, puisqu’elle ne prononce aucun titre d’exclusion contre ceux qui embrassent la carrière du théâtre. J’ai fait choix d’une compagne à laquelle je veux m’unir par les liens du mariage ; mon père m’a donné son consentement, je me suis présenté devant M. le curé de Saint-Sulpice pour la publication de mes bans. Après un premier refus, je lui ai fait faire une sommation extra-judiciaire ; il a répondu à l’huissier qu’il avoit cru de la prudence d’en référer à ses supérieurs ; qu’ils lui ont rappelé les règles canoniques auxquelles il doit obéir et qui défendent de donner à un comédien le sacrement du mariage avant d’avoir obtenu de sa part une renonciation à son état.
« Je me prosterne devant Dieu, je professe la religion catholique, apostolique et romaine ; comment cette religion peut-elle autoriser le dérèglement des mœurs ?
« J’aurois pu sans doute faire une renonciation et reprendre le lendemain mon état, mais je ne veux pas me montrer indigne du bienfait de la Constitution en accusant vos décrets d’erreurs et vos lois d’impuissance. »
L’Assemblée renvoya cette lettre aux comités ecclésiastique et de constitution en leur demandant un rapport.
Ces deux comités étaient justement occupés à rédiger un projet de décret sur les empêchements, les dispenses et la forme des mariages. Ils avaient décidé que « tout mariage seroit désormais valide civilement par le seul consentement et la seule déclaration qu’en feroient librement les parties ; qu’il y auroit un mode commun pour tous les citoyens, qui seroient tous obligés de faire cette déclaration et ensuite un autre mode (le rite ecclésiastique) pour les catholiques, qui, sans rien ajouter à la validité de leur mariage, lui donneroit le caractère du sacrement dans la religion qu’ils professent[517]. »
[517] Rapport sur le projet de décret des comités ecclésiastique et de constitution concernant les empêchements, les dispenses et la forme des mariages, par M. Durand de Maillane, commissaire du comité ecclésiastique.
A la suite de ce rapport, le mariage civil fut institué. Dès lors la demande de Talma perdait beaucoup de son intérêt : du moment qu’il lui était loisible de se marier légitimement sans recourir à l’Église, il n’avait qu’à se passer du mariage religieux puisqu’on le lui refusait.
M. Durand de Maillane, qui fut chargé de rapporter l’affaire de Talma, fit remarquer en effet que les comédiens pouvaient se borner à la forme civile de leur mariage : « Cependant, ajoutait-il, s’ils veulent le revêtir de la bénédiction ecclésiastique, qui en fait un sacrement, la question sera bientôt décidée, si on ne la juge que par la règle générale, établie et reçue en France, savoir : que nulle censure spirituelle ne peut extérieurement frapper un citoyen quand elle n’est pas prononcée contre lui par un jugement dans les formes requises, et c’est ce qui ne sauroit être opposé au sieur Talma. » Le comédien aurait donc été en droit d’exiger du curé de Saint-Sulpice le mariage religieux.
Mais, ajoutait le rapporteur, si on a admis la puissance spirituelle dans l’État, on n’a pu l’admettre qu’avec l’indépendance de son exercice : « Cette puissance doit être aussi libre dans la dispensation des sacrements pour le bien particulier et spirituel des fidèles, que la puissance temporelle dans les effets civils du contrat de mariage, pour le bien général et particulier des citoyens… Il faut donc séparer dans le mariage le contrat qui suffit aux yeux de la nation, d’avec le sacrement où la nation n’a rien à voir. Qui, d’entre les catholiques veut recevoir ce sacrement, doit en être digne aux yeux de l’église qui le confère. » En conséquence il proposait fort judicieusement « pour tout ce qui ne regarde que l’administration religieuse du sacrement, de laisser les ministres de l’église dans le droit et la liberté de la régler comme ils trouvent meilleur pour le salut des âmes et la plus grande gloire de Dieu. »
Conformément à cette conclusion, l’Assemblée décida qu’il n’y avait pas lieu de délibérer sur la demande du sieur Talma.
Les registres de décès et la police des cimetières ayant été enlevés au clergé en même temps que les registres de mariage, la question de sépulture se trouvait résolue dans le même sens que celle du mariage. A défaut de sépulture religieuse, la sépulture civile était assurée aux comédiens, et l’on n’était plus exposé à voir se reproduire le scandale qui avait accompagné la mort d’Adrienne Lecouvreur.
La profession du théâtre ne se trouvant plus entachée d’infamie, on vit des gens de la meilleure condition l’embrasser sans hésitation. M. de Latour, fils d’un président au Parlement, donna le premier l’exemple et débuta à la Comédie française. Certains membres du clergé eux-mêmes, adoptant les idées du jour, ne craignirent plus de frayer ostensiblement avec les comédiens. En 1790, Larive ne consentit à remonter sur le théâtre que sur les sollicitations instantes de l’abbé Gouttes, président de l’Assemblée nationale. L’abbé, ancien vicaire au Gros-Caillou, où Larive habitait[518], était resté dans les meilleurs termes avec son paroissien ; il lui montra sa rentrée comme un acte de civisme, qui pourrait arrêter la décadence du théâtre dont on accusait le nouvel état de choses. Le jour de la première représentation de Larive, l’abbé se fit remplacer comme président de l’Assemblée pour pouvoir applaudir son protégé.
[518] Larive (Jean Mauduit de) (1749-1827) y possédait une demeure somptueuse. « Il y recevait avec beaucoup de dignité dans une vaste pièce où son lit était dressé sous une tente que décoraient les portraits de Gengishan, de Bayard, de Tancrède, de Spartacus et de beaucoup d’autres, qui tous lui ressemblaient. » (Souvenirs d’un sexagénaire).
Dès que les gens de théâtre eurent enfin conquis ces droits civils auxquels ils aspiraient depuis tant d’années, ils se hâtèrent naturellement d’en jouir et ils se ruèrent avec rage sur toutes les fonctions dont l’indignité légale, qui les frappait, les avait jusqu’alors éloignés. A peine le décret de l’Assemblée nationale était-il rendu, que plusieurs d’entre eux furent nommés par le libre choix de leurs concitoyens à des grades importants dans la garde bourgeoise : Naudet[519] devint colonel ; Grammont, lieutenant-colonel ; Brizard, capitaine, etc.
[519] Naudet (1743-1830).
Mais il ne suffisait pas d’un simple décret pour faire disparaître un préjugé qui était si profondément enraciné dans l’esprit public. Aux yeux de la loi le comédien pouvait être devenu l’égal de tous les citoyens, aux yeux de la majorité du public il restait un infâme, un paria comme par le passé.
Les nominations de Naudet, de Grammont, etc., soulevèrent des protestations indignées et donnèrent lieu aux plus vives polémiques.
Dans un pamphlet intitulé les Comédiens commandants, on voit un provincial, fraîchement débarqué à Paris, rester pétrifié en lisant une affiche signée Naudet, colonel. Il interroge, s’enquiert ; on lui apprend les nouveaux décrets, qui lui inspirent les réflexions suivantes :
« J’estime, dit-il, un comédien individuellement, c’est un homme, c’est mon frère ; je lui marquerai sans efforts des égards lorsque je distinguerai en lui un moral modeste et rectifié. Mais s’il s’émancipe, s’il veut primer, je lui représenterai que, dévoué par état au plaisir, à l’amusement du public, son devoir est d’employer son temps à lui devenir agréable et non point à le commander. Je lui dirai que la garde parisienne ne jouant pas la comédie, ne doit pas avoir des comédiens pour chefs, et s’il manquoit de jugement au point de s’aigrir de mes réflexions, j’ajouterai qu’il est du dernier ridicule qu’un bourgeois parisien soit commandé militairement par un officier, qu’il peut, pour prix et somme de 48 sols, applaudir ou siffler journellement à son choix. Ce contraste révolte le bon sens[520]. »
[520] 1789.
Peu de jours après paraissaient les « Réflexions d’un bourgeois du district de Saint-André-des-Arts sur la garde bourgeoise et sur le choix des officiers de l’état-major. » L’auteur, le sieur Lavaud[521], y malmenait assez rudement les nouveaux officiers. Naudet, fort chatouilleux en tout ce qui concernait son honneur, mais peu scrupuleux quant aux moyens de le défendre, écrit au pamphlétaire qu’il a besoin de lui parler et lui donne rendez-vous dans un café. Lavaud s’y présente sans défiance ; l’acteur le reçoit à coups de poing, le foule aux pieds et le roue littéralement de coups en lui faisant les plus terribles menaces[522].
[521] Charles de Lavaud était un ancien chirurgien-major de la marine royale.
[522] Archiv. nat., Y,13 818. Campardon, les Comédiens du Roi de la troupe françoise.
Si les comédiens étaient vivement attaqués, ils avaient aussi des partisans non moins chaleureux.
Joseph Chénier, entre autres, s’indigna des protestations que soulevait la nomination de quelques acteurs à des grades militaires, et il publia à cette occasion de courtes réflexions sur l’état civil des comédiens[523].
[523] Septembre 1789.
« Vous êtes, dit-il à ses concitoyens, convenus que la pluralité des voix seroit l’expression de la volonté générale ; vous êtes convenus que la volonté générale dans chaque district nommeroit les officiers de chaque district. La volonté générale a fait le choix dont vous vous plaignez, donc ce choix est légal, donc vous ne pouvez légitimement réclamer contre ce choix. »
Attribuant l’invincible aversion que la bourgeoisie paraissait éprouver pour les gens de théâtre au salaire qu’ils recevaient, il cherchait à démontrer l’absurdité de ce préjugé et il s’écriait :
« Un éloquent député de la Provence (Mirabeau) ne voit dans la société que trois classes : les mendiants, les voleurs, les salariés. Les salariés composent incontestablement les neuf dixièmes de la société. Cette classe comprend tous ceux qui exercent des métiers, tous ceux qui professent les arts, tous les officiers publics, tous les agents du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire. Si vous flétrissez les comédiens parce qu’ils sont salariés, flétrissez les neuf dixièmes de la nation. »
« Enfin, disait encore Chénier, si on refuse les droits de citoyen aux comédiens parce qu’ils sont exposés aux sifflets du public, il faut être conséquent et priver des mêmes droits tous ceux qui parlent en public et en particulier les orateurs de l’Assemblée nationale qui sont exposés aux mêmes accidents. »
Il n’est pas jusqu’aux clubs où la situation des acteurs ne fût discutée avec passion[524]. Dans une réunion où on déclamait contre eux, l’orateur s’étayait de Cicéron qui avait refusé de paraître en public avec Roscius. Un auditeur lui riposta :
[524] « Je sais, écrivait Laya, que le nom de comédien est encore un épouvantail chez nos bourgeoises du Marais, mais qu’importent les clameurs des procureuses et les scrupules des bourgeoises ? Faut-il que les cris de la chouette empêchent Philomèle de chanter ? Ne sait-on pas d’ailleurs que tous les états se méprisent, que la haute robe insulte à la moyenne, et la moyenne à celle qu’elle croit au-dessous d’elle. » (La Régénération des comédiens en France ou leurs droits à l’état civil, par Laya, 1789.)
« Permettez-moi, messieurs, de répondre à l’honorable membre que je ne connais pas M. Cicéron ; je ne sais pas ce qu’il a fait dans la Révolution. Ce que je sais, c’est que M. Naudet, mon général, entend fort bien le service, qu’on a été fort heureux de le trouver dans les moments de troubles et qu’après s’être servi des gens on ne doit pas en être quitte pour leur dire : « Allez-vous-en, gens de la noce, etc.[525] »
[525] Il parut à l’époque un très grand nombre de brochures sur ce sujet. Nous venons de citer les principales. Ajoutons encore : Mémoire pour les comédiens françois à MM. de la milice bourgeoise, par un membre du district du Val-de-Grâce, 1789 ; — Événements remarquables et intéressants à l’occasion des décrets de l’auguste Assemblée nationale concernant l’éligibilité de MM. les comédiens, le bourreau et les Juifs, 1790.
Les fonctions militaires ou civiles dont les comédiens se laissaient affubler, les flattaient prodigieusement ; aussi s’en acquittaient-ils avec beaucoup plus de zèle que de leur service au théâtre. A chaque instant la représentation se trouvait retardée parce qu’un acteur manquait et le régisseur venait dire au public : « Notre camarade un tel est de service auprès du général Henriot », ou : « Notre camarade un tel est au Comité de Sûreté générale pour l’intérêt de la République. » Un jour, un de ces comédiens militaires, arriva si tard, qu’il ne prit même pas le temps de changer de costume et qu’il joua son rôle en uniforme.
Plus d’un acteur fut chargé par les électeurs d’un mandat législatif ; beaucoup remplirent des fonctions importantes. Collot-d’Herbois, de si triste mémoire, était comédien. En 1793, Dugazon se fit aide de camp volontaire de Santerre. Fusil, qui doublait Dugazon dans l’emploi des comiques, fut envoyé à Lyon ; il y fit partie du comité révolutionnaire qui ordonna les affreux massacres dont cette malheureuse ville fut le théâtre. Grammont quitta la scène et s’improvisa général ; il mourut sur l’échafaud avec son fils qui lui servait d’aide de camp. Bordier jouait les Arlequins au théâtre des Folies amusantes quand il fut chargé d’une mission révolutionnaire à Rouen ; il commit mille excès et finit par être pendu. Dufresse[526] devint général et commanda en chef à Naples.
[526] Simon-Camille Dufresse, acteur du théâtre de la Montausier ; il fut fait baron et commandeur de la Légion d’honneur.
La Convention fit plus encore pour les comédiens. Quand elle créa l’Institut, elle décida d’y réserver une place « à l’acteur célèbre qui recrée les chefs-d’œuvre du théâtre en leur donnant l’âme du geste, du regard et de la voix, et qui achève ainsi Corneille et Voltaire[527] ». Molé[528], Préville, Monvel, Grandmesnil[529], furent nommés membres titulaires de la section des Beaux-arts[530]. Larive reçut le titre de membre correspondant.
[527] Rapport de M. Daunou.
[528] Molé écrivait quelques années plus tard à Chaptal en lui recommandant un protégé : « Si vous ne pouvez, mon cher collègue, faire pour lui ce que je vous demande, veuillez le recommander à notre collègue le premier consul. » (De Manne.)
[529] Grandmesnil (1737-1816), comédien français.
[530] Le 25 octobre 1795 parut le décret qui fondait l’Institut. A l’origine, il ne comptait que trois classes : l’Académie des sciences, l’Académie des sciences morales et politiques, l’Académie de la littérature et des Beaux-Arts.
A plusieurs reprises, pendant la Révolution, les comédiens voulurent jouer aux législateurs et on les vit intervenir dans les Assemblées délibérantes. En juillet 1791, une députation du théâtre de Molière se présenta à la barre de l’Assemblée nationale, où l’orateur de la troupe prononça ce petit discours :
« Nos frères sont déjà sur la frontière ; les comédiens du théâtre de Molière, obligés par les devoirs de leur état de renoncer au bonheur de partager leur gloire, prient l’Assemblée d’agréer la soumission de fournir à leurs frais à l’équipement et à l’entretien de six gardes nationaux. Directeur du théâtre de Marseille, j’avais, par un don patriotique de cent louis, donné le premier à mes confrères l’exemple de venir au secours de la patrie. Directeur du théâtre de Molière, j’ai encore l’honneur de les devancer aujourd’hui. Mon patriotisme m’inspire un autre sentiment qui sera sans doute partagé par eux. Je jure de ne souffrir jamais sur mon théâtre aucune maxime contraire aux lois, à la liberté et aux principes que vous avez reconnus et consacrés. »
Cette petite tirade, si sottement emphatique, fut couverte d’applaudissements ; le président remercia la députation et l’engagea à assister à la séance.