Les comédiens hors la loi
XXVI
LES COMÉDIENS SOUS LE PREMIER EMPIRE
Sommaire : Le Directoire. — Le Consulat. — L’Empire. — Les obsèques de Mlle Chameroi. — Bonaparte exclut les comédiens de l’Institut. — Il rétablit contre eux les arrêts et la prison. — Talma et la Légion d’honneur. — Crescentini.
Jamais on ne fut plus avide de plaisirs qu’après la Terreur ; tous ceux qui avaient survécu à cette triste époque ne songeaient qu’à jouir de la vie et à oublier les affreux souvenirs du passé. A Paris seulement on comptait vingt-trois théâtres et six cent quarante bals publics.
Les principales scènes sont le théâtre Feydeau, le théâtre de la République, et le théâtre Louvois, fondé par Mlle Raucourt avec quelques-uns de ses camarades. Mais Louvois est fermé pour avoir toléré des allusions blessantes au ministre de la justice[557] ; Raucourt s’établit alors avec sa troupe dans l’ancien théâtre du faubourg Saint-Germain ; à peine y est-elle installée que la salle est brûlée (1799). En même temps le théâtre de la République, complètement délaissé, est obligé de fermer ses portes. Sageret, directeur de Feydeau, veut reconstituer la Comédie française, il se ruine et le théâtre cesse ses représentations.
[557] Le 17 thermidor an V, on représentait les Trois frères rivaux ; Larochelle jouait le rôle du valet de chambre Merlin ; son maître lui dit : « Monsieur Merlin, vous êtes un coquin, monsieur Merlin, vous serez pendu. » Le public appliqua cette phrase à Merlin, ministre de la justice, et applaudit à tout rompre.
François de Neufchâteau, ministre de l’intérieur, reprend alors le projet de Sageret et reconstitue le Théâtre français en réunissant les troupes éparses des théâtres de Feydeau, de Louvois et de la République. La réunion définitive eut lieu le 30 mai 1799 (11 prairial an VII). Molé devint le doyen de la nouvelle troupe[558]. En 1802 le premier consul dota la Comédie d’une rente annuelle de cent mille francs.
[558] Malgré son âge il se montrait plein d’ardeur. Mlle Contat disait de lui : « Il a soixante-cinq ans et il n’existe pas un jeune homme qui se jette si bien aux genoux d’une femme. » Il mourut le 11 décembre 1802. Lorsqu’il eut succombé, Grimod de la Reynière proposa sérieusement « qu’il fût donné sur le théâtre de la Nation une représentation solennelle d’un de nos chefs-d’œuvre, et que ce jour tous les spectateurs, sans distinction d’âge, de rang, ni de sexe, parussent dans la salle avec un crêpe au bras. » Cette proposition, qui rappelait les beaux jours des comédiens sous Louis XV, ne trouva point d’écho ; elle parut ridicule et n’aboutit pas.
De 1798 à 1806 Paris est inondé de théâtres bourgeois.
« Alors, dit Brazier, on en comptait plus de deux cents dans la capitale. Il y en avait dans tous les quartiers, dans toutes les rues, dans toutes les maisons ; il y avait le théâtre de l’Estrapade, celui de la Montagne-Sainte-Geneviève, ceux de la Boule-Rouge, de la rue Montmartre, de la rue Saint-Sauveur ; du cul-de-sac des Peintres, de la rue Saint-Denis, du faubourg Saint-Martin, de la rue des Amandiers, de la rue Grenier-Saint-Lazare, etc. On jouait la comédie dans les boutiques des marchands de vin, dans les cafés, dans les caves, dans les greniers, les écuries, sous des hangars. C’était épidémique, une grippe, un choléra dramatique… De la petite bourgeoisie ce goût était descendu jusque chez les ouvriers. Ils perdaient souvent un ou deux jours de la semaine, sans compter l’argent qu’ils dépensaient, pour avoir le plaisir d’amuser à leurs dépens. J’ai vu des Agamemnons aux mains calleuses, des Célimènes en bas troués ; j’ai vu jouer le Séducteur par un homme qui avait deux pieds bots, et le Babillard par un bègue. Cette fièvre, qui dura plusieurs années, était devenue inquiétante, et jeta au théâtre un grand nombre de comédiens détestables. »
En 1807 tous ces théâtres bourgeois, où se dépensaient inutilement le temps et l’argent des ouvriers, furent fermés.
La cour avait suivi l’exemple général. La reine Hortense, le prince Eugène, Murat, la duchesse d’Abrantès, l’impératrice Joséphine elle-même, jouaient la comédie. Il existait des théâtres particuliers chez toutes les notabilités de l’époque.
Quelle fut pendant l’Empire, au point de vue civil et au point de vue religieux, la situation des comédiens ?
Dès que le culte fut rétabli et que le Concordat eut réglé les rapports de l’Église et de l’État, le clergé chercha à renouveler contre les gens de théâtre les lois qu’on leur avait appliquées jusqu’en 1789.
En 1802, le curé de Châtillon-sur-Seine refusa d’accepter une comédienne pour marraine. Il fut vivement blâmé par l’autorité civile, qui lui fit observer « qu’il ne fallait pas imprudemment faire revivre les anciennes lois qui écartaient les personnes attachées au théâtre de toute participation aux actes extérieurs de religion et que sous l’ancien régime même l’application de ces lois avait donné lieu à des réclamations célèbres[559]. »
[559] Jauffret, Mémoires, t. I, pag. 261.
La même année un nouvel incident se présenta et motiva encore l’intervention du pouvoir civil.
Mlle Chameroi, danseuse de l’Opéra, mourut. Son corps, accompagné de tous ses camarades et d’une foule immense, fut porté à l’église Saint-Roch ; mais le curé fit fermer les portes et refusa de le recevoir. La foule exaspérée voulait pénétrer de force ; Dazincourt parvint à la calmer et le convoi se rendit à la succursale des Filles Saint-Thomas, où le service fut célébré sans difficulté[560].
[560] A propos de la mort de Mlle Chameroi parurent plusieurs brochures en vers :
Réponse de saint Roch et de saint Thomas à saint Andrieux. Chez Girard, quai de la Vallée, no 70, 1802.
Saint Roch à Andrieux, chez Dabin, palais du Tribunat, 1802.
Saint Roch et saint Thomas, chez Dabin, 1802.
Cette dernière satire est assez plaisante. On y voit Chameroi se présenter au paradis et invoquer l’intercession de saint Roch, pour l’église duquel elle a souvent donné de l’argent ; mais le saint refuse de lui servir d’introducteur :
La danseuse a recours à saint Thomas, qui se montre plus conciliant. Chameroi dit que ses amis les comédiens donneront soixante louis pour elle. Aussitôt on lui ouvre les portes du paradis et on arrange incontinent un concert où figurent sainte Cécile et le roi David. Chameroi se met à danser :
Quand le premier consul apprit cet événement, il se contenta de dire : « Pourquoi a-t-on présenté le corps à l’église ? Le cimetière est ouvert à tout le monde, il fallait l’y porter tout droit. » Un instant il fut question d’arrêter le curé, mais on se contenta de lui faire infliger trois mois de séminaire par l’archevêque de Paris.
Le 30 brumaire parut dans le Moniteur un article dont la paternité fut attribuée à Bonaparte :
« Le curé de Saint-Roch, y disait-on, a, dans un moment de déraison, refusé de prier pour Mlle Chameroi et de l’admettre dans l’église. Un de ses collègues, homme raisonnable, instruit de la véritable morale de l’Évangile, a reçu le convoi dans l’église des Filles-Saint-Thomas, où le service s’est fait avec toutes les solennités ordinaires.
« L’archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de Saint-Roch, afin qu’il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de prier même pour ses ennemis, et que, rappelé à ses devoirs par la méditation, il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses conservées par quelques rituels et qui, nées dans des temps d’ignorance ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leur niaiserie, ont été proscrites par le Concordat et par la loi du 18 germinal. »
Portalis fut chargé de s’entendre avec l’archevêque de Paris et de décider avec lui d’après quels principes agiraient les curés du diocèse :
« L’Église de France, écrit le jurisconsulte, était la seule qui considérât comme excommuniées les personnes vouées au théâtre. Cette manière de voir est inconciliable avec les idées qui se sont établies sur l’état civil des acteurs depuis les règlements de l’Assemblée constituante. D’ailleurs, dans les principes d’une saine théologie, les curés doivent présumer que le défunt dont on présente le corps à l’église est mort dans des dispositions qui le rendent digne de l’application des secours spirituels. De plus, après la mort, les hommes n’ont plus rien à juger ; ils ne peuvent savoir ce qui s’est passé dans les derniers moments dans l’âme du défunt ; ils ne doivent pas affliger les vivants par des mesures indiscrètes, ni se permettre de s’expliquer sur des choses dont le jugement n’appartient qu’à Dieu[561]. »
[561] Lettre au premier consul, 25 vendémiaire an XI, 17 octobre 1802.
Bonaparte, qui protégeait si bien les comédiens contre le zèle intempestif de certains membres du clergé, n’avait pas hésité cependant à leur enlever une partie des prérogatives que la Révolution leur avait accordées. Ainsi, quand il réorganisa l’Institut[562], son premier soin fut de les exclure de la troisième classe, où la Convention les avait admis[563].
[562] En 1803, Bonaparte décida que l’élection des membres de l’Institut serait soumise à l’approbation du pouvoir exécutif et il divisa l’institut en quatre classes.
[563] En 1800, il écrivait à Lucien Bonaparte, ministre de l’intérieur.
Paris, 23 fructidor an VIII (10 sept. 1800).
« Je vous prie, citoyen ministre, de me remettre la liste de nos dix meilleurs peintres, de nos dix meilleurs sculpteurs, de nos dix meilleurs compositeurs de musique, de nos dix meilleurs artistes musiciens, autres que ceux qui jouent sur nos théâtres, de nos dix meilleurs architectes, ainsi que les noms des artistes dans d’autres genres dont les talents méritent de fixer l’attention publique. (Plon, 1861, t. VI, p. 457.)
Napoléon rétablit même en partie contre les gens de théâtre les peines disciplinaires qui avaient disparu avec l’ancien régime ; le décret du 1er novembre 1807 sur la surintendance des grands théâtres permet de condamner à l’amende ou aux arrêts tout sujet qui aura fait manquer le service sans cause valable ou pour insubordination envers ses supérieurs. Les sujets mis aux arrêts ne pouvaient être conduits dans la maison de l’Abbaye que sur l’autorisation du surintendant. Si les arrêts étaient de plus de huit jours, on devait en rendre compte à l’empereur. C’était le rétablissement du For l’Évêque. Quant au surintendant, il se trouvait investi de toute l’autorité qu’avaient possédée autrefois les Gentilshommes de la chambre.
Napoléon cependant protégeait les grands artistes. Il eut même un instant l’idée d’accorder à Talma la Légion d’honneur ; il n’y renonça qu’en présence du scandale qui en serait résulté. Voici ce qu’il dit dans le Mémorial de Sainte-Hélène :
« Dans mon système de mêler tous les genres de mérite et de rendre une seule et même récompense universelle, j’eus la pensée de donner la croix de la Légion d’honneur à Talma. Toutefois, je m’arrêtai devant le caprice de nos mœurs, le ridicule de nos préjugés, et je voulus, au préalable, faire un essai perdu et sans conséquence : je donnai la Couronne de fer à Crescentini[564], la décoration était étrangère, l’individu était lui-même étranger, l’acte devait être moins aperçu et ne pouvait compromettre l’autorité, tout au plus lui attirer quelques mauvaises plaisanteries.
[564] Crescentini (1766-1846), célèbre chanteur italien.
« Eh bien, voyez pourtant quel est l’empire de l’opinion et sa nature ! Je distribuais des sceptres à mon gré, l’on s’empressait de venir se courber devant eux, et je n’aurais pas eu le pouvoir de donner avec succès un simple ruban ; car je crois que mon essai tourna fort mal. »
Peu de temps auparavant, en effet, dans une représentation aux Tuileries, le fameux chanteur italien Crescentini avait provoqué un tel enthousiasme, que l’empereur voulut donner au chanteur une marque éclatante de sa satisfaction et il chargea un chambellan de lui porter immédiatement la Couronne de fer. Quand le chambellan se fut acquitté de son message, l’empereur lui demanda : « Eh bien, qu’a-t-il dit ? » « Rien, sire, Crescentini n’a pu parler, il est resté confondu. »
La distinction accordée à l’illustre soprano fut à peu près universellement blâmée et elle souleva des plaisanteries et des quolibets à l’infini. « C’est une abomination, une profanation, disait-on dans une soirée au faubourg Saint-Germain ; quels peuvent être les titres d’un Crescentini ? » Mme Grassini[565], qui était présente, voulut prendre la défense de son compatriote et celle s’écria avec véhémence : « Et sa blessoure donc, monsieur, et sa blessoure, pourquoi la comptez-vous ? » On peut juger de l’explosion d’hilarité que provoqua ce titre auquel l’empereur n’avait certainement pas songé.
[565] Célèbre chanteuse italienne.