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Les comédiens hors la loi

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PRÉFACE

Au mois d’octobre 1884 la Comédie française se préparait à célébrer en grande pompe le deuxième centenaire du grand Corneille, lorsqu’on apprit que M. le curé de Saint-Roch, jaloux de s’associer, dans la mesure de ses moyens, à la fête que préparaient ses paroissiens, venait d’écrire aux Comédiens pour les convier à une messe solennelle en l’honneur de l’illustre poète.

Cette initiative, qui rompait ouvertement avec les vieilles traditions de l’Église à l’égard des gens de théâtre, ne fut pas sans causer un assez vif étonnement et elle souleva même d’amères récriminations dans quelques feuilles religieuses.

Non seulement les Comédiens français acceptèrent avec joie la proposition de leur pasteur, mais ils lui envoyèrent une généreuse offrande et toute la compagnie se rendit en corps à la cérémonie, qui fut entourée du plus vif éclat.

En lisant dans les journaux, qui les reproduisaient à l’envi, tous les détails de cette fête religieuse, nous nous reportions d’un siècle en arrière et nous nous rappelions une cérémonie identique, qui s’était accomplie à Paris, à l’église de Saint-Jean-de-Latran, en 1763. La même Comédie française, désireuse d’honorer la mémoire de Crébillon, faisait dire une messe solennelle pour le repos de l’âme du célèbre auteur et elle y assistait tout entière en costume de gala.

Mais l’issue fut bien différente. Alors que M. le curé de Saint-Roch n’a encouru, à notre su, d’autre blâme que celui de l’Univers, le curé de Saint-Jean-de-Latran fut condamné à trois mois de séminaire et il dut distribuer aux pauvres l’argent qu’il avait reçu de la troupe française.

En voyant ce contraste si frappant, et par un enchaînement d’idées assez naturel, le désir nous vint de connaître en détail les raisons qui avaient attiré si longtemps sur les comédiens les foudres de l’Église et de la société civile. Nulle part nous n’avons trouvé de réponse satisfaisante. Les quelques ouvrages publiés sur la question sont fort anciens, le plus récent date de 1825 ; tous sont incomplets, confus et indigestes.

Il nous parut qu’il y avait là une lacune à combler.

Au moment où le préjugé civil et religieux qui a pesé pendant plus de dix-huit siècles sur les gens de théâtre, tend à disparaître, il nous a semblé intéressant de suivre à travers les âges les fortunes diverses du comédien, d’indiquer à grandes lignes les transformations successives qui se sont opérées dans sa situation et de rappeler les scandales fameux auxquels ont donné lieu les lois injustes et draconiennes qui l’opprimaient[1].

[1] Il n’est pas sans intérêt de faire remarquer que ce préjugé existe en Chine plus vivace que jamais. Le général Tcheng-ki-tong, dans ses études sur l’Empire Céleste, donne à ce sujet de très curieux détails. (Voir le Temps du 27 septembre 1883.)

Nous nous sommes efforcé de présenter la question d’une façon claire et attrayante ; dans ce but nous n’avons pas hésité à nous servir de tous les documents édits ou inédits de nature à donner au lecteur une vue d’ensemble et à éclairer bien des points restés obscurs.

La question est moins connue qu’on ne pourrait le croire. Chaque jour on discute si le reste de préjugé qui frappe encore les comédiens doit ou non disparaître complètement, mais on sait mal les origines de ce préjugé, on sait à peine dans quelle mesure il s’exerçait. Nous n’en voulons d’autre preuve que les discussions soulevées par la cérémonie de Saint-Roch, à laquelle nous venons de faire allusion.

M. Livet, dans le Temps du 2 octobre 1884, assura que les comédiens n’avaient jamais été séparés de l’Église par une excommunication juridiquement valable, que les foudres de l’Église dirigées contre eux n’avaient qu’un caractère purement moral et qu’on ne leur avait jamais refusé les sacrements. « Le curé de Saint-Roch a donc pu, dit-il, sans manquer à la tradition officielle de l’Église, convoquer les comédiens du Théâtre-Français à assister au service religieux célébré dans son église en l’honneur de Pierre Corneille. »

M. Gazier (Revue critique, 1884) contesta aussitôt ces assertions ; il reconnut bien qu’on mariait les comédiens et qu’on les confessait, mais il nia qu’on leur donnât les derniers sacrements et qu’on leur accordât la sépulture ecclésiastique.

M. Livet riposta. M. Monval intervint dans la discussion avec l’autorité qu’il possède sur tout ce qui touche au théâtre, mais la question n’en fut pas pour cela résolue ; chacun des adversaires resta sur son terrain et refusa de se laisser convaincre.

Il y a quelques jours à peine, M. Larroumet, dans son remarquable ouvrage sur la Comédie de Molière[2], écrivait : « On n’est pas près de s’entendre sur cette question de la conduite du clergé à l’égard de Molière en particulier et des comédiens en général. » M. Copin, dans son récent travail sur Talma[3], affirme que depuis le commencement du dix-septième siècle les comédiens se mariaient parfaitement à l’église, de même qu’ils y étaient enterrés : « Lorsque le curé de Saint-Eustache refusait d’enterrer Molière, dit-il, c’était à l’auteur de Tartuffe et non au comédien qu’il fermait les portes de son église. Lorsque le curé de Saint-Sulpice refusait de marier Talma, c’était à l’interprète de Charles IX et non au comédien qu’il refusait le sacrement du mariage ; il est fort important d’établir ces distinctions nécessaires, sans quoi l’on ne saurait plus à quoi s’en tenir sur la conduite de l’Église envers les comédiens. »

[2] Hachette, 1887.

[3] Frinzine et Cie, 1887.

Ces affirmations contradictoires montrent à quel point la question est restée douteuse pour beaucoup d’excellents esprits, elles suffiraient pour prouver l’utilité du travail que nous publions aujourd’hui.

Les principaux ouvrages auxquels nous avons eu recours sont :

Les origines du théâtre moderne, par M. Magnin, 1838. (Leipzig, chez Brockhaus et Avenarius.) Il n’existe malheureusement que le premier volume de cette œuvre si remarquable.

Le Théâtre français sous Louis XIV, par Eugène Despois. (Hachette, 1875.)

Les lettres sur les spectacles, par M. Desprez de Boissy. (1777.)

Questions importantes sur la comédie de nos jours, par l’abbé Parisis. (Valenciennes, 1789.)

Des comédiens et du clergé, par le baron d’Henin de Cuvillers. (1825.)

Encore des comédiens et du clergé, par le même. (1825.)

Le Moliériste, par M. G. Monval.

L’opéra secret, la comédie et la galanterie au dix-huitième siècle, la comédie à la cour, par M. Adolphe Jullien.

La Théologie morale, par Mgr Gousset, archevêque de Reims.

Nous tenons à exprimer ici toute notre gratitude à Mlle Bartet, l’éminente sociétaire de la Comédie française, qui a bien voulu nous confier sa précieuse collection d’autographes. Nous remercions également M. Ch. Nuitter, bibliothécaire de l’Opéra, MM. Thierry, Bertall et Reynaud, de la Bibliothèque nationale, qui bien souvent nous ont guidé dans nos recherches.

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