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Les comédiens hors la loi

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XXI
RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE ET FIN)

Sommaire : Orgueil des comédiens. — Leur mépris pour les auteurs. — Leur paresse. — Ils jouent rarement. — Leurs revenus. — Indulgence extrême du parterre à leur égard. — Duels de comédiens.

Un pareil engouement de la part du public devait fatalement tourner la tête des comédiens. Ils en arrivèrent à une morgue extravagante et à une fatuité dont on se fait difficilement l’idée.

Un jour, une dame de la cour traversait le Palais-Royal avec son mari. Poussée par la foule, elle marche sur le pied d’un promeneur ; elle lui fait aussitôt ses excuses et lui demande poliment si elle ne lui a point fait mal : « Non, madame, répond-il, mais vous avez failli mettre tout Paris en deuil pendant quinze jours. » « Ah ! s’écrie le mari, c’est Vestris[427]. » « Vous ne le saviez pas, monsieur, reprit le danseur d’un air de mépris, mais Mme votre épouse le savait bien, elle. » Il avait pris sa maladresse pour une agacerie[428].

[427] Vestris (1729-1808). On l’avait surnommé le dieu de la danse.

[428] Mémoires de Mme d’Oberkirch.

Dufresne disait modestement en parlant de lui : « On me croit heureux, erreur populaire ! Je préférerais à mon état celui d’un gentilhomme qui mangerait tranquillement ses douze mille livres de rente dans son vieux castel[429]. »

[429] Les comédiens aspiraient même déjà aux distinctions honorifiques qu’on paraît décidé à leur accorder de nos jours. On raconte qu’un acteur, qui avait été au service, demanda la croix de Saint-Louis en promettant de prendre le temps d’essuyer son rouge. « Alors, dit le ministre sollicité, c’est assez d’une serviette. » (Tablettes d’un gentilhomme.)

Lorsque Mlle Lemaure[430] consentit à se faire entendre à la cour pour les fêtes du mariage du Dauphin en 1745, elle imposa comme condition qu’un carrosse du roi viendrait la prendre pour la conduire à Versailles et qu’un Gentilhomme de la chambre l’accompagnerait à l’aller et au retour. On s’inclina devant ces exigences, et lorsque la cantatrice traversa Paris dans ce superbe équipage, en considérant la foule qui se pressait sur son passage elle ne put contenir ce mot d’un orgueil si naïf : « Mon Dieu, que je voudrais être à l’une de ces fenêtres pour me voir passer ! »

[430] Lemaure (Catherine Nicole) (1704-1783).

Lesage, dans son immortel Gil Blas, donne un exemple bien plaisant de l’étrange vanité des comédiens. Quand Gil Blas, installé comme intendant chez la comédienne Arsénie, reçoit dix pistoles de sa maîtresse pour donner un souper : « Madame, lui répond-il, avec cette somme je promets d’apporter de quoi régaler toute la troupe même. » « Mon ami, reprend Arsénie, corrigez s’il vous plaît vos expressions : sachez qu’il ne faut point dire la troupe ; il faut dire la compagnie. On dit bien une troupe de bandits, une troupe de gueux, une troupe d’auteurs ; mais apprenez qu’on doit dire une compagnie de comédiens[431]. »

[431] Gil Blas, livre III, chap. X.

C’est en effet vis-à-vis des auteurs que la morgue des comédiens avait particulièrement lieu de s’exercer ; on ne peut s’imaginer en quelle piètre estime les tenaient les gens de théâtre. Lesage nous le montre encore : « Eh ! madame, s’écrie Rosimiro chez Arsénie, de quoi vous inquiétez-vous ? Les auteurs sont-ils dignes de notre attention ? Si nous allions de pair avec eux, ce seroit le moyen de les gâter. Je connois ces petits messieurs, je les connois ; ils s’oublieroient bientôt. Traitons-les toujours en esclaves et ne craignons point de lasser leur patience. Si leurs chagrins les éloignent de nous quelquefois, la fureur d’écrire nous les ramène et ils sont encore trop heureux que nous voulions bien jouer leurs pièces[432]. »

[432] Ibid., livre III, chap. XI.

On sait le fameux mot de Clairon : « Quand un auteur a fini une pièce, il n’a fait que le plus facile. » Elle parlait en connaissance de cause et cette boutade est plus vraie qu’on ne le pourrait croire[433]. Le sort des auteurs était vraiment digne de pitié. Pas d’affront qu’on ne leur fît subir, pas d’humiliation qui ne leur fût imposée. Tantôt on refusait leurs pièces sans raison, sans motif aucun, sans même les lire ; tantôt on les recevait et on ne les jouait jamais. Les malheureux écrivains ne parvenaient à se faire représenter qu’à force de bassesses.

[433] Voltaire écrivait en 1722 à M. Lefébure : « C’est pis si vous composez pour le théâtre. Vous commencez par comparaître devant l’aréopage de vingt comédiens, gens dont la profession, quoique utile et agréable, est cependant flétrie par l’injuste mais irrévocable cruauté du public. Ce malheureux avilissement, où ils sont, les irrite, ils trouvent en vous un client, et ils vous prodiguent tout le mépris dont ils sont couverts. »

Quelquefois à bout de patience et de ressources, ils portaient leurs doléances devant le public, juge souverain. C’est ce que fit un certain Boivin, poète famélique et septuagénaire. Il sut intéresser le parterre à sa pièce des Chérusques et la représentation en fut exigée. Le malheureux vieillard alla relancer Molé dans sa maison de campagne à Antony : « Eh ! monsieur, cessez de m’accabler, lui dit ce Tarquin superbe, l’on vous jouera, et ne venez plus de grâce traîner dans mon antichambre. » Les Chérusques furent représentés, mais les comédiens exaspérés savaient à peine leur rôle et le parterre ne leur ménagea pas ses invectives.

L’instruction des comédiens, leur goût littéraire, leur profonde connaissance de la scène, pouvaient-ils dans une certaine mesure expliquer le dédain qu’ils témoignaient aux écrivains ? En aucune façon et, à part quelques glorieuses exceptions, ils se montraient en général très inférieurs à ceux qu’ils malmenaient. Ce n’était pas toujours le bon goût en effet qui dictait leurs arrêts ; ils refusèrent des pièces qui furent données avec éclat sur d’autres scènes, et en revanche ils en acceptèrent qui tombèrent piteusement[434]. « On ne peut revenir, dit Bachaumont, du peu de goût, ou, pour mieux dire, de l’imbécillité des Comédiens ; on ne conçoit pas que cet aréopage si difficile et si impertinent à l’égard des auteurs, qu’il fait valeter plusieurs années de suite, ait donné les mains à recevoir un drame aussi complètement ridicule que celui du Jeune Homme[435]. »

[434] La reine demandait un jour à Lekain : « Comment la Comédie s’y prend-elle pour recevoir tant de mauvaises pièces ? » « Madame, répondit-il, c’est le secret de la Comédie. »

[435] Bachaumont, 19 mai 1764. La pièce était si détestable que le parterre refusa de la laisser finir.

Le manque de discernement des Comédiens était si bien accrédité, qu’on publia une caricature où le tribunal comique était représenté sous l’emblème d’un certain nombre de bûches en coiffures et en perruques[436].

[436] Il n’y avait pas alors de comité de lecture : toute la troupe était appelée à émettre son avis. Clairon blâmait ce système qui donnait au plus ignorant les mêmes droits qu’au plus éclairé. « Je voudrois, dit-elle, qu’on fît un conseil de dix ou douze comédiens, dont le goût, le savoir, l’expérience, seroient reconnus, pour les faire juges de toutes les grandes affaires. Ce seroit là qu’on iroit lire, et que dans le calme de cette assemblée on pourroit donner des avis, prescrire des corrections, motiver des refus. » (Mémoires.)

L’insolence de la troupe comique avec les auteurs amena souvent d’amusantes méprises. Voltaire, pour se venger de mille petites misères, lui joua même un tour assez spirituel. Un jeune homme se présente un jour au semainier avec une pièce intitulée le Droit du seigneur ; il est reçu avec l’impertinence ordinaire, mais il fait tant de respectueuses instances qu’il obtient qu’on jettera les yeux sur sa comédie. Il revient quelques jours après et on lui dit qu’elle est détestable. Néanmoins il réclame une lecture ; on lui rit au nez, en lui disant que la compagnie ne s’assemble pas pour de pareilles misères. Il a recours aux suppliques et aux prières ; enfin par compassion il obtient un jour de lecture : son œuvre est conspuée par le comique aréopage. Quelque temps après Voltaire adresse la même pièce aux Comédiens sous le titre de l’Écueil du sage ; elle est reçue avec respect, lue avec admiration, et on prie M. de Voltaire de continuer à être le bienfaiteur de la compagnie. L’aventure fut ébruitée et tout Paris s’en égaya.

Il existait au répertoire de la Comédie une tragédie de Rotrou intitulée Wenceslas. Sur l’ordre de Mme de Pompadour, Marmontel fut chargé de la remanier et de la rajeunir ; il y changea ainsi plus de 1200 vers. Lekain commença par refuser de jouer le rôle de Ladislas tel que Marmontel l’avait refait, disant que sa mémoire s’y refusait et que, malgré lui, les anciens vers lui reviendraient à l’esprit. Pour terminer le débat, le maréchal de Duras lui permit de lire son rôle. Mais le jour de la représentation à Versailles, on fut bien étonné de voir Lekain jouer de mémoire sans papier et sans manquer un seul mot. La pièce reçut les plus vifs applaudissements et Marmontel fut accablé d’éloges, dont les trois quarts portaient sur les beaux vers dont le rôle de Ladislas était plein. Dès que la représentation fut terminée, M. de Duras se précipita pour féliciter le comédien. Marmontel arrive : « Vous devez, lui dit le duc, de grands remerciements à M. Lekain pour son zèle et sa bonne volonté. » « Des remerciements, s’écrie le poète furieux, je viens vous porter les plus grandes plaintes ; les vers du rôle de monsieur ne sont ni de Rotrou ni les miens. » Lekain, pour se jouer de Marmontel, avait trouvé plaisant de faire composer son rôle par Colardeau, et c’était l’œuvre de ce dernier qu’il venait de réciter avec tant de succès devant le public. « Colardeau, dit Collé, est inexcusable, c’est un lâche de se prêter vis-à-vis d’un de ses confrères aux menées d’un comédien ; voilà comment les gens de lettres s’avilissent et deviennent le jouet des sots qui ne sont faits que pour les respecter. »

Même vis-à-vis d’un homme comme Voltaire, à qui ils devaient tant, qui était le pourvoyeur habituel de leur scène, et qui généreusement leur abandonnait toujours ses droits d’auteur, les Comédiens se montraient de la plus rare impertinence : « A l’égard des comédiens de votre ville de Paris, écrivait le philosophe à d’Argental, je puis dire d’eux ce que saint Paul disait des Crétois de son temps : « Ce sont de méchantes bêtes et des ventres paresseux… Je puis ajouter encore que ce sont des ingrats[437]. »

[437] A d’Argental, 19 avril 1773.

Quand le philosophe leur donnait ses tragédies, bien loin de respecter scrupuleusement l’œuvre du grand homme, ils l’altéraient à leur gré, et ne songeaient qu’à se faire valoir. Ils changeaient les vers, allongeaient les passages qui leur agréaient, écourtaient ceux qui n’avaient pas le don de leur plaire, bref mutilaient sans scrupule la pièce qu’on leur avait donnée. « Recommandez bien au fidèle Lekain, mandait Voltaire à d’Argental, d’empêcher qu’on n’étrique l’étoffe, qu’on ne la coupe, qu’on ne la recouse avec des vers welches ; il en résulte des choses abominables. Un Gui Duchêne achète le manuscrit mutilé, écrit à la diable, et l’on est déshonoré dans la postérité, si postérité il y a. Cela dessèche le sang et abrège les jours d’un pauvre homme[438]. »

[438] Au même, 22 juin 1764.

L’excessive vanité des Comédiens provoqua de plaisantes scènes : un jour l’affiche portait Ydoménée[439] par un I grec. Clairon se plaignit de la part de l’auteur de cette faute d’orthographe. L’afficheur, mandé devant l’assemblée, reçut des observations ; il s’excusa en disant qu’il n’avait agi que d’après les ordres du semainier : « Voilà qui est impossible, riposta avec dignité Mlle Clairon, il n’y a point de comédien parmi nous qui ne sache orthographer. » « Vous me donnez la preuve du contraire, mademoiselle, lui répliqua l’imprimeur, il faut dire orthographier[440]. »

[439] Tragédie de M. Lemierre (1764).

[440] Anecdotes littéraires. La prétention de la tragédienne était superflue à une époque où personne ne se piquait de savoir l’orthographe et où Voltaire lui-même n’y attachait aucune importance. Les lettres de Clairon fourmillent de fautes.

La paresse de la troupe française était à la hauteur de sa vanité ; on avait toutes les peines du monde à lui faire apprendre ses rôles. Pendant les répétitions de Zaïre, Voltaire apporta d’assez nombreux changements au texte primitif, mais il se heurta au mauvais vouloir de ses interprètes et en particulier de Dufresne.

« Chaque jour le poète était à la porte du comédien, pour l’engager à concourir par un peu de complaisance au plus grand succès de sa pièce, mais l’acteur faisait dire qu’il était sorti. Voltaire ne se rebutait pas : il montait à la porte de l’appartement, et y glissait ses corrections. Dufresne ne les lisait point ou n’y avait aucun égard : le poète eut recours à un stratagème qui lui réussit. Sachant que le comédien devait donner un grand dîner, il fit faire, pour ce jour-là, un pâté de perdrix et le lui envoya en gardant l’anonyme. Dufresne le reçut avec reconnaissance et remit à un autre temps le soin de connaître son bienfaiteur. Le pâté fut servi aux grandes acclamations de tous les convives. L’ouverture s’en fit avec pompe ; la surprise égala la curiosité et le plaisir surpassa la surprise à la vue de douze perdrix tenant chacune dans leur bec plusieurs billets, qui, semblables à ces feuilles mystérieuses des sibylles, contenaient tous les vers qu’il fallait ajouter, retrancher ou changer dans le rôle de Dufresne[441]. » Ce dernier ne résista pas à un procédé aussi spirituel et il se décida à apprendre son rôle.

[441] Anecdotes dramatiques.

Satisfaire le public était devenu la moindre préoccupation des Comédiens : « Ils sont, dit Collé, d’une paresse et d’une négligence à faire grincer les dents[442]. » Ils restreignaient de plus en plus leur répertoire et ne donnaient guère dans l’année que trois ou quatre pièces nouvelles[443] ; il y en avait une quarantaine de reçues, mais elles restaient en magasin. Les premiers rôles ne jouaient qu’à de rares intervalles et dans des pièces rebattues ; la moitié de l’année, on ne voyait figurer sur la scène que les doublures. Lekain, vers la fin de sa carrière, ne jouait pas plus de huit ou dix fois par an[444].

[442] Collé, janvier 1771.

[443] Autrefois ils en représentaient une douzaine tous les ans.

[444] En 1776, après une représentation de l’Orphelin de la Chine, Lekain fut rappelé par des applaudissements unanimes : « Oui, c’est très bien, s’écria une voix partie des loges, mais à une condition : c’est que monsieur jouera plus souvent. »

La grande aisance dont jouissaient les artistes de la troupe française contribuait encore à l’indépendance de leurs allures. Tout Comédien à part entière retirait par an dix mille livres des petites loges et quatre ou cinq mille de la salle[445]. Ils tiraient d’autres profits, et des plus importants, en jouant sur les théâtres de société. L’abus devint tel qu’ils négligeaient complètement la Comédie française. Les premiers Gentilshommes intervinrent[446] et leur défendirent de représenter en ville sans une permission expresse, mais cette sévérité fut de courte durée.

[445] A ce propos, Bachaumont raconte sur Lekain une anecdote curieuse : « On exalte, on se transmet de bouche en bouche un mot sublime du sieur Lekain. On félicitoit cet acteur sur le repos dont il alloit jouir, sur la gloire et l’argent qu’il avoit gagnés. « Quant à la gloire, répondit modestement cet acteur, je ne me flatte pas d’en avoir acquis beaucoup. Quant à l’argent je n’ai pas lieu d’être aussi content qu’on le croiroit…, ma part se monte au plus à dix ou douze mille livres. » « Comment, morbleu ! s’écria un chevalier de Saint-Louis qui écoutoit le propos, comment, morbleu ! un vil histrion n’est pas content de douze mille livres de rente, et moi qui suis au service du roi, qui dors sur un canon et qui prodigue mon sang pour la patrie, je suis trop heureux d’obtenir mille livres de pension. » « Eh ! comptez-vous pour rien, monsieur, la liberté de me parler ainsi ? » répondit le bouillant Orosmane. » (12 avril 1767).

[446] En 1769.

La province était aussi pour les Comédiens une source de revenus considérables. Les meilleurs acteurs partaient avant la fin de l’année théâtrale pour visiter les grandes villes où ils gagnaient plus en huit jours que ne leur valait à Paris une part entière ; à leur retour ils se retiraient dans leurs maisons de campagne, sans s’occuper de rien préparer pour la rentrée.

Enfants gâtés du public, ils se croyaient tout permis, et ils agissaient avec un sans-gêne incroyable. Le 21 juin 1763, les Français donnèrent la comédie gratis ; ils jouèrent le Mercure galant et les Trois cousines. Entre les deux pièces, Mlle Clairon et Mlle Dubois se présentèrent sur le théâtre et jetèrent de l’argent au peuple en criant : « Vive le roi ! » La populace enchantée s’empressa de crier à son tour : « Vivent le roi et Mlle Clairon ! Vivent le roi et Mlle Dubois ! » « On trouve l’action des deux reines comiques de la dernière insolence », dit Bachaumont qui raconte l’anecdote, mais elle n’en avait pas moins été acceptée avec enthousiasme.

Mlle Arnould refuse un soir de chanter à l’Opéra sous prétexte de maladie ; elle est remplacée par Mlle Beaumesnil. Tout à coup, au milieu de la représentation, une loge s’ouvre et l’on voit apparaître Sophie Arnould en toilette de gala : « Je viens, dit-elle, prendre une leçon de Mlle Beaumesnil. » Au lieu de l’envoyer au For l’Évêque comme on aurait dû le faire, on se contenta de la réprimander et le public ne lui tint pas rigueur.

Le parterre si exigeant, et parfois si injuste, se montrait souvent aussi plein d’indulgence et supportait les insolences des comédiens avec une rare mansuétude. Un jour, Le Grand, que le Dauphin avait fait venir de Pologne, et que le public recevait mal parce que sa figure lui déplaisait, harangua le parterre en ces termes : « Messieurs, il vous est plus facile de vous faire à ma figure qu’à moi d’en changer », et on l’applaudit.

Un soir Dugazon[447] remplace Préville à l’improviste dans le rôle de Brid’oison. Le public, mécontent du changement, siffle. « J’en-en-en-tends bien », dit Dugazon en se tournant vers le parterre. Les sifflets redoublent : « Je vous dis que j’en-en-en-tends bien », répète l’acteur. Le tumulte augmente encore : « Eh bien ; est-ce que vous croyez que je n’en-en-en-tends pas ? » Et le parterre désarmé se met à rire.

[447] Dugazon (1746-1809), comédien français. On mit au-dessous d’un de ses portraits ce quatrain :

En fait de comédie
Le talent de Monsieur est la bouffonnerie,
Et le style comique est si fort de son goût
Qu’il ne peut s’empêcher de bouffonner partout.

L’habitude de faire un compliment à la rentrée et à la clôture des spectacles avait peu à peu amené les acteurs à entretenir les spectateurs de leurs affaires intimes. En 1774, à la clôture, Dugazon remercia le public des bontés dont il daignait honorer toute sa famille, Mme Vestris[448] et Mlle Dugazon, ses sœurs, et il « s’attendrit sur ces liens du sang si précieux à toute âme sensible », ajoute le chroniqueur.

[448] Elle avait fait partie de la troupe du duc de Wurtemberg. Le duc, dont elle était la favorite, la surprit un jour avec Vestris, le frère du fameux danseur ; pour se venger, il les fit marier sur l’heure.

Une année, aux Italiens, quand selon l’usage tous les acteurs eurent salué le parterre par un couplet, Mlle Deschamps vint prendre Clairval par la main et lui dit : « Allons, monsieur Clairval, vous qui savez si bien faire votre cour aux dames, c’est à vous à leur adresser un compliment. » Cette naïveté fut applaudie avec un transport « tout à fait scandaleux ».

Bien que le duel fût en général un passe-temps réservé à la noblesse, les comédiens y avaient quelquefois recours. A plusieurs reprises, pendant le règne de Louis XV, ils vidèrent leurs querelles les armes à la main[449].

[449] Déjà en 1649 un duel eut lieu entre deux actrices. Mlle Beaupré, qui appartenait à la troupe du Marais, à la suite d’une dispute, adressa un cartel à sa camarade, Catherine des Urlis, et toutes deux se battirent à l’épée sur le théâtre même. Catherine des Urlis fut blessée au cou.

En 1750, deux acteurs des Français, Roselly et Ribou eurent un duel dont l’issue fut fatale à l’un des combattants. Dans un voyage à Fontainebleau, la reine ayant demandé que Roselly jouât, Ribou[450] furieux chercha une querelle à son camarade et lui donna un soufflet. L’affaire en serait probablement restée là, grâce à l’intervention des Gentilshommes de la chambre, si Mlle Gauthier n’avait dit tout haut : « En vérité, il est bien singulier que des gens qui ont chacun une épée à leur côté s’amusent à se dire des pouilles. » Elle envenima si bien la querelle qu’on alla sur le terrain et que Roselly tomba percé de deux coups d’épée. Il mourut quelques jours après[451]. On prétendit qu’il avait répondu au confesseur qui lui demandait l’engagement de ne plus reparaître sur le théâtre :

[450] Ribou, fils du libraire de ce nom, avait une figure agréable, un son de voix gracieux, « un jeu plein de naturel et de dignité, on dirait que c’est un seigneur qui joue pour son plaisir. » (Grimm, Nouv. litt., 1747-1755).

[451] On fit paraître à propos de ce duel l’épigramme suivante :

Ribou, si dans le feu du zèle qui t’entraîne,
De tout mauvais acteur tu veux purger la scène,
Vite, occis-nous le plat et fat Drouin,
Pourfends le sot Baron et le hideux Lekain,
Et, pour mettre le comble à ce service extrême,
Tout aussitôt transperce-toi toi-même.
N’abusez point, Probus, de l’état où je suis.

Ribou prit la fuite et se cacha à l’étranger.

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