Les comédiens hors la loi
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DERNIÈRES ANNÉES DU RÈGNE DE LOUIS XIV
Sommaire : Louis XIV retire au théâtre sa protection. — L’Église excommunie les comédiens et leur refuse tous les sacrements. — Ils réclament inutilement auprès du pape. — Les comédiens italiens ne sont pas excommuniés. — La même faveur est accordée aux artistes de l’Opéra.
Ce n’était pas en vain que les voix les plus autorisées du clergé s’élevaient avec violence contre la comédie. Nous avons déjà vu le roi subir dans une certaine mesure les influences religieuses qui l’entouraient ; nous allons le voir y céder de plus en plus.
Il y a eu pendant le règne de Louis XIV deux périodes bien distinctes. Dans la première, le roi est jeune, galant, amoureux, tout lui réussit, il ne songe qu’aux fêtes et aux plaisirs, il adore les spectacles, les opéras, les ballets, et protège hautement tout ce qui touche à l’art théâtral.
La fin du règne est toute différente. A la jeunesse, à la gaieté ont succédé la vieillesse et le chagrin ; aux perspectives riantes, aux victoires faciles ont succédé la fortune adverse et les sombres horizons ; Mme de Maintenon, triste et revêche, règne au lieu et place des Lavallière et des Montespan ; l’austérité a pris la place de la galanterie, une odieuse intolérance terrorise les consciences, l’édit de Nantes est révoqué, et c’est le sabre à la main qu’on porte aux réformés la parole divine. Le clergé lui-même s’est divisé ; deux sectes ardentes et passionnées troublent l’État et menacent l’Église d’un nouveau schisme.
Cette seconde période n’est pas favorable à l’art dramatique ; non seulement le clergé l’attaque avec violence et le condamne sans pitié, mais bien des esprits éminents suivent l’impulsion et deviennent ses adversaires déclarés.
« Entre tous les plaisirs dangereux pour la vertu, dit d’Aguesseau, il n’y en a pas qui soient plus à craindre que ceux du théâtre. »
Racine lui même abandonne la scène qui a fait sa gloire et exhorte son fils à suivre cet exemple. « Vous savez, lui écrit-il, ce que je vous ai dit des opéras et des comédies ; on doit en jouer à Marly : le roi et la cour savent le scrupule que je me fais d’y aller, et ils auroient une mauvaise opinion de vous, si vous aviez si peu d’égards pour mes sentiments. Je sais bien que vous ne serez pas déshonoré devant les hommes en allant au spectacle, mais comptez-vous pour rien de vous déshonorer devant Dieu ? »
« Quoi, dit Boileau, des maximes qui feroient horreur dans le langage ordinaire se produisent impunément dès qu’elles sont mises en vers, elles montent sur le théâtre. C’est peu d’y installer les exemples qui instruisent à pécher et qui ont été détestés par les païens eux-mêmes, on en fait aujourd’hui des conseils et même des préceptes. »
Sous l’influence des années et des événements, sous la pression de la piété étroite de Mme de Maintenon, le roi s’éloigne peu à peu de la comédie et des comédiens. La cour naturellement suit son exemple ; elle devient triste et morne, tourne à la dévotion, et elle s’empresse de manifester à l’égard du théâtre des scrupules d’autant plus vifs qu’ils sont plus tardifs et en général moins sincères. En 1692, un contemporain peut écrire : « L’opéra et la comédie sont devenus des divertissements bourgeois et on ne les voit presque plus à la cour. »
En 1701, Louis XIV fait écrire par Ponchartrain au lieutenant de police, d’Argenson : « Sa Majesté veut que vous avertissiez les comédiens qu’ils ne doivent représenter aucune pièce nouvelle qu’ils ne vous l’aient auparavant communiquée ; son intention étant qu’ils ne puissent représenter aucune pièce qui ne soit dans la dernière pureté[188]. » Puis le roi institue la censure et en 1706 il confie la police des théâtres au lieutenant de police.
[188] Corresp. administ. sous Louis XIV.
Les acteurs, n’étant plus protégés par la faveur royale, durent courber la tête devant les anathèmes de l’Église, et se résigner à vivre comme des excommuniés.
On avait pu croire que les pénibles incidents qui avaient accompagné la mort de Molière ne provenaient que d’un excès de zèle ou de l’intolérance d’un prélat, et qu’ils ne se renouvelleraient pas ; il n’en fut rien. Désormais les sévérités du clergé ne restent pas purement théoriques, et dès 1673 la nouvelle discipline se répand et s’affirme dans toute sa désolante rigueur.
En 1684, Brécourt[189] succombe. A son lit de mort, il fait appeler le curé de Saint-Sulpice, mais il ne reçoit les secours de la religion qu’après avoir renoncé formellement à son état par un acte signé de lui et de quatre ecclésiastiques[190]. Plus tard Raisin (Cadet)[191] et Sallé[192] doivent renoncer par-devant notaires !
[189] Brécourt (Guillaume Marcoureau, sieur de) (1638-1684) auteur dramatique et comédien français. « Il aimait avec excès le jeu, les femmes et le vin ; il était très brave, mais bretteur. »
[190] « En présence de M. Claude Bottu de la Barondière, prestre, docteur en théologie de la maison de Sorbonne, curé de l’église et paroisse de Saint-Sulpice à Paris et des tesmoins après nommez, Guillaume Marcoureau de Brécourt a reconnu qu’ayant cy-devant fait la profession de comédien, il y renonce entièrement et promet d’un cœur véritable et sincère de ne la plus exercer ny monter sur le théâtre, quoyqu’il revînt dans une pleine et entière santé. » (Registres de Saint-Sulpice) (Moliériste de décembre 1883.)
[191] Raisin (Cadet), comédien français, surnommé le petit Molière. Il mourut le 5 septembre 1693 et fut inhumé à Saint-Sulpice.
[192] Sallé (Jean-Baptiste) (1609-1706), comédien français. Avant d’entrer au théâtre il avait voulu embrasser l’état monastique et était resté assez longtemps chez les capucins.
Rosimond[193] meurt subitement en 1686, dans la paroisse Saint-Sulpice. Sa piété était fervente, il avait traduit les psaumes en vers français et écrit une Vie des saints pour tous les jours de l’année[194]. Et cependant, comme il était mort sans avoir eu le temps de renoncer à sa profession, il fut enseveli sans clergé, sans luminaire et sans aucune prière dans un endroit du cimetière de Saint-Sulpice où l’on enterrait les enfants morts sans baptême[195].
[193] Rosimond (Claude de la Rose, sieur de) (1645-1686). On prétend qu’en apprenant sa mort son cabaretier s’écria, les larmes aux yeux : « Je perds plus de huit cents livres de rente ! »
[194] Il l’avait publiée sous son nom de famille, J. B. de Mesnil.
[195] Il y avait dans tous les cimetières un endroit réservé aux enfants mort-nés, aux suicidés, aux excommuniés, etc.
Quand la Champmeslé tomba gravement malade, elle fit appeler un prêtre, mais elle refusa d’abord de renoncer à son état. « M. de Bort, écrit Racine, m’apprit avant-hier que la Champmeslé étoit à l’extrémité, de quoi il me parut très affligé ; mais ce qui est le plus affligeant, c’est de quoi il ne se soucie guère apparemment, je veux dire de l’obstination avec laquelle cette pauvre malheureuse refuse de renoncer à la comédie, ayant déclaré, à ce qu’on m’a dit, qu’elle trouvoit très glorieux pour elle de mourir comédienne. Il faut espérer que, quand elle verra la mort de plus près, elle changera de langage, comme font d’ordinaire la plupart de ces gens qui font tant les fiers quand ils se portent bien. » Deux mois plus tard, Racine écrit que la Champmeslé est morte avec d’assez bons sentiments, après avoir renoncé à la comédie, « très repentante de sa vie passée, mais surtout fort affligée de mourir ».
L’excommunication qui frappait les comédiens était la conséquence directe, comme nous l’avons vu, des doctrines de l’Église gallicane et de son rigorisme exagéré. Elle n’existait qu’en France. Partout ailleurs personne n’avait l’étrange idée de confondre les comédiens de l’époque avec les histrions d’autrefois et ils jouissaient de la considération qu’ils méritaient par leur conduite personnelle. Ni en Italie, ni en Espagne, ni en Allemagne, ni en Angleterre, ils n’étaient excommuniés. Il arrivait même ce fait extrêmement bizarre ; c’est qu’alors que les comédiens subissaient en France les peines canoniques les plus sévères, à Rome, se trouvant sous la juridiction spirituelle et temporelle des souverains pontifes, ils jouissaient en paix des droits de tous les citoyens, ils approchaient des sacrements sans difficulté, et ils recevaient la sépulture dans les églises comme tous les autres bons catholiques.
Il y a un fait plus bizarre encore : non seulement les souverains pontifes n’avaient jamais condamné les comédiens, mais ils ne pouvaient même pas les relever de l’excommunication que le clergé français faisait peser sur eux.
En 1696, on célébra un jubilé. Les comédiens, s’imaginant que c’était un temps de grâce pour eux comme pour les autres pécheurs, se présentèrent au tribunal de la pénitence, mais les confesseurs leur refusèrent l’absolution, tant qu’ils ne s’engageraient pas par écrit à ne plus remonter sur le théâtre. Désireux de sortir de la situation fausse où ils se trouvaient placés, les comédiens adressèrent une requête au pape Innocent XII. Après lui avoir démontré qu’ils ne représentaient à Paris que « des pièces honnêtes, purgées de toutes saletés, plus propres à porter les fidèles au bien qu’au mal, et inspirant de l’horreur pour le vice et de l’amour pour la vertu », ils prièrent le pape de leur dire si les évêques avaient le droit de les excommunier.
Cette requête fut lue et examinée dans la congrégation du concile[196], qui renvoya les postulants devant l’archevêque de Paris « pour qu’ils fussent traités suivant le droit ».
[196] La congrégation du concile se compose de cardinaux qu’on appelle les Pères interprètes du concile de Trente. Pie IV l’avait instituée pour veiller à l’observance des canons de ce concile. Plus tard Sixte-Quint lui conféra le pouvoir d’interpréter les décrets du concile dans les points qui paraissaient douteux et dans ceux qui concernaient la réforme des mœurs et de la discipline.
En 1701, sous Clément XI, une nouvelle supplique n’eut pas plus de succès.
Comment les papes, qui, à Rome, protégeaient les spectacles, pouvaient-ils tolérer l’injuste anathème qui frappait les comédiens français et refusaient-ils d’agréer une requête si légitime ? C’est qu’il n’était pas en leur pouvoir d’y faire droit. Ils se trouvaient désarmés vis-à-vis du clergé de France. Le pape eût-il levé l’excommunication qui pesait sur les acteurs, le clergé n’aurait point adhéré au bref du Saint-Père et le Parlement de son côté n’aurait jamais consenti à l’enregistrer ; il serait resté lettre morte. L’Église gallicane ne reconnaissait pas la cour de Rome en fait de discipline intérieure et les évêques annonçaient hautement leur volonté de résister aux ordres du pontife s’il prenait le parti des comédiens.
Le traitement si différent qu’on accordait aux gens de théâtre, suivant qu’ils se trouvaient en France ou en Italie, amena la situation la plus singulière. Alors que notre clergé réservait toutes ses rigueurs pour nos comédiens, il accueillait à bras ouverts les Italiens, qui, on se le rappelle, s’étaient établis définitivement à Paris en 1660.
Loin d’être exclus de la communion des fidèles, ils recevaient les sacrements, se mariaient à l’église, étaient enterrés en terre sainte, et on les admettait dans la confrérie du Saint-Sacrement[197] ; ils faisaient relâche le vendredi pour motif de piété, et l’on vit à Paris Arlequin, Scaramouche, Pantalon, en habits de ville, il est vrai, tenir les cordons du dais à la procession. Quand Scaramouche mourut, il laissa cent mille écus à son fils, qui était prêtre. Il fut inhumé avec un grand concours de monde à Saint-Eustache, la même paroisse qui avait refusé la sépulture à Molière. L’Église accordait les mêmes immunités à tous les acteurs de la comédie italienne, même à ceux qui étaient Français. Ce n’était donc pas la nationalité qui jouissait du privilège, mais le théâtre lui-même.
[197] On les citait du reste pour leur dévotion : leurs chambres étaient tapissées d’images saintes ; ils avaient tous chez eux un tableau de la Madone de Bologne ; il y en avait toujours un dans la loge du distributeur des billets.
La distinction que le clergé établissait entre les Français et les Italiens paraît d’autant plus inexplicable, que notre théâtre était aussi réservé et décent que le théâtre italien l’était peu. La liberté des Italiens ne connaissait pas de bornes[198] ; en 1697 ils furent expulsés de France parce qu’ils n’observaient pas les règlements, qu’ils jouaient des pièces licencieuses et qu’ils ne s’étaient pas corrigés des obscénités et des gestes inconvenants[199].
[198] Alors qu’on défendait à Molière de jouer Tartuffe, on permettait aux Italiens de représenter Scaramouche ermite, et on les laissait afficher des titres de pièces que l’on interdisait ailleurs comme scandaleux.
[199] M. d’Argenson, lieutenant de police, se transporta à onze heures du matin au théâtre, fit apposer les scellés sur toutes les portes et défendit aux acteurs de la part du roi de continuer leurs spectacles, Sa Majesté ne jugeant pas à propos de les garder à son service. Saint-Simon accompagne cet événement des réflexions suivantes : « Le roi chassa fort précipitamment toute la troupe des comédiens italiens et n’en voulut plus d’autre. Tant qu’ils n’avoient fait que se déborder en ordures sur le théâtre et quelquefois en impiétés, on n’avoit fait qu’en rire ; mais ils s’avisèrent de jouer une pièce qui s’appeloit la Fausse Prude, où Mme de Maintenon fut aisément reconnue, tout le monde y courut ; mais après trois ou quatre représentations qu’ils donnèrent de suite, ils eurent ordre de fermer leur théâtre et de vider le royaume en un mois. Cela fit grand bruit, et si ces comédiens y perdirent leur établissement par leur hardiesse et leur folie, celle qui les fit chasser n’y gagna pas par la licence avec laquelle ce ridicule événement donna lieu d’en parler. »
D’où provenait la faveur accordée aux Italiens ? Comment l’anathème qui frappait les comédiens de France se transformait-il pour eux en bénédictions sans nombre ? Probablement de la situation qu’occupaient les acteurs en Italie et à Rome même. L’Église gallicane n’aura pas osé excommunier les mêmes hommes que les souverains pontifes toléraient dans leur royaume et aux spectacles desquels les prélats et le clergé romain assistaient sans scrupule. On créa donc une exception en leur faveur, et les évêques les couvrirent de leur protection alors qu’ils repoussaient impitoyablement nos comédiens.
Par une nouvelle inconséquence, car tout est inconséquence dans cette question, les chanteurs et les chanteuses, les danseurs et les danseuses de l’Académie royale de musique échappaient aux sévérités du clergé, parce qu’à proprement parler ils n’étaient pas comédiens et n’en portaient pas le nom.
Il aurait fallu cependant être logique, et, du moment que, sans se préoccuper de savoir si les mêmes appellations désignaient bien les mêmes classes d’individus au troisième et au dix-septième siècle, on adoptait aveuglément les canons des conciles, on devait les appliquer dans toute leur rigueur et à tous ceux qu’ils concernaient. Pourquoi ne pas frapper les chanteurs, les danseurs, les musiciens, les cochers, etc., pour lesquels les premiers conciles s’étaient montrés si impitoyables ? Pourquoi avoir deux poids et deux mesures, condamner les uns et épargner les autres ?