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Les comédiens hors la loi

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XIX
RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)
1765-1766

Sommaire : Voltaire exhorte Clairon à quitter le théâtre, si on ne donne pas aux comédiens les droits de citoyen. — Lekain demande son congé. — Voyage de Clairon à Ferney. — Vers à Clairon sur sa retraite. — On propose d’ériger la Comédie française en Académie royale dramatique. — Mémoire de Jabineau de la Voute. — Le Roi refuse de modifier la situation des comédiens. — Voltaire et Mlle Corneille.

Cette aventure fit un bruit énorme et passionna tout Paris. Les uns, et parmi eux il faut compter la noblesse et presque toute la secte encyclopédique, prirent parti pour les comédiens. Les autres, c’est-à-dire la majorité de la bourgeoisie et des gens de lettres, s’acharnèrent contre eux[368] ; à leurs yeux il n’y avait point d’humiliation qui ne fût justifiée à l’égard des « histrions ».

[368] « Je ne puis concevoir, écrivait Clairon, comment des auteurs, obligés de capter la bienveillance des comédiens, vivant avec eux, partageant leurs travaux et leurs salaires, nés pour la plupart dans la plus chétive bourgeoisie, s’aveuglent au point de se réunir aux sots, à la populace, pour insulter ceux qui les font vivre, connoître et souvent valoir. » (Mémoires.)

Voltaire, lui, n’hésita pas. Dès qu’il fut au courant des faits, dès qu’il connut la détermination de Clairon de ne pas remonter sur le théâtre, si elle n’obtenait pas justice, il crut le moment venu pour les comédiens de prendre des résolutions extrêmes et de se délivrer enfin d’un joug insupportable. Pénétré de cette idée il s’empressa d’envoyer à la tragédienne une note pressante pour la soutenir dans ses résolutions et l’exhorter à ne pas se démentir :

« L’homme qui s’intéresse le plus à la gloire de Mlle Clairon et à l’honneur des beaux-arts, la supplie très instamment de saisir ce moment pour déclarer que c’est une contradiction trop absurde d’être au For l’Évêque, si on ne joue pas, et d’être excommunié par l’évêque si on joue ; qu’il est impossible de soutenir ce double affront, et qu’il faut enfin que les Welches se décident. Les acteurs, qui ont marqué tant de sentiments d’honneur dans cette affaire, se joindront sans doute à elle. Que Mlle Clairon réussisse ou ne réussisse pas, elle sera révérée du public, et si elle remonte sur le théâtre comme une esclave qu’on fait danser avec ses fers, elle perd toute considération. J’attends d’elle une fermeté qui lui fera autant d’honneur que ses talents, et qui fera une époque mémorable[369]. »

[369] 1er mai 1765.

En même temps, car il ne négligeait aucune influence, il s’adressait à Richelieu ; bien qu’il n’ignorât pas le rôle que le maréchal avait joué dans les derniers événements[370], il crut pouvoir, par de délicates flatteries, le rallier à la cause qu’il regardait comme celle de la vérité et de la justice, et qu’il brûlait de voir triompher.

[370] « Votre maréchal a tenu une jolie conduite, mandait d’Alembert à Voltaire. Son procédé est atroce et abominable ; aussi finira-t-il aux yeux du public par avoir tout l’odieux et tout le ridicule de cette affaire. »

« Permettez-moi de vous dire un petit mot des spectacles, qui sont nécessaires à Paris et que vous protégez, lui écrivait-il… Est-il juste qu’on perde tous ses droits de citoyen et jusqu’à celui de la sépulture, parce qu’on est sous votre autorité ? Si quelqu’un peut jamais avoir la gloire de faire cesser cet opprobre c’est assurément vous, et Paris vous élèverait une statue comme Gênes. Mais quelquefois les choses les plus simples et les plus petites sont plus difficiles que les grandes, et tel homme qui peut faire capituler une armée d’Anglais ne peut triompher d’un curé[371]. »

[371] 13 mai 1765.

Clairon suivit les conseils de Voltaire ; elle refusa de remonter sur le théâtre tant qu’on n’aurait pas accordé aux comédiens les droits de tous les citoyens. Elle prétexta l’état de sa santé et demanda son congé. La tragédienne dans ses Mémoires assure que le duc d’Aumont fit près d’elle les plus vives instances pour la déterminer à reparaître sur la scène. « Il m’offrit, dit-elle, de me faire payer par le roi, de ne plus dépendre d’aucuns supérieurs ; de n’avoir plus rien à démêler avec les Comédiens ; de ne jouer que quand bon me sembleroit, sans autre soin que celui d’écrire à l’assemblée : « Je désire telle pièce pour tel jour. » La Melpomène fut inflexible.

Voyant l’inutilité de ses efforts, le duc lui promit, si elle restait au théâtre, de l’aider à relever la comédie de « la honte de l’excommunication. »

« Je ne dissimulerai point, dit la tragédienne, que je mêlois infiniment de vanité au désir juste et naturel d’avoir un état plus honnête : mon talent ne peut s’écrire ni se peindre, l’idée s’en perd avec mes contemporains, et j’avois lieu de croire que je le constaterois supérieur même à ce qu’il fut jamais, si j’obtenois la gloire de surmonter les préjugés de ma nation : le tenter seulement disoit beaucoup pour moi. J’acceptai. »

Il fut convenu qu’on allait faire les démarches nécessaires et que, si elles réussissaient, Clairon reprendrait sa place à la Comédie. En attendant, on lui accorda un congé jusqu’à Pâques, afin qu’elle eût le temps d’aller à Genève et « de s’y faire raccommoder ce qu’elle avoit de malade[372] ».

[372] Bachaumont.

Lekain fut encore moins hésitant que sa camarade. Le 15 juin, il écrivait au duc de Richelieu pour solliciter son congé et il le faisait en termes aussi fermes que dignes :

« Permettez-moi, Monseigneur, de vous demander pour seule et unique grâce la permission de me retirer, et d’abandonner un état qui ne peut faire illusion qu’à des fanatiques, mais que tout homme sage doit regarder d’un œil plus réfléchi. L’exemple dernier n’a que trop prouvé que cet état étoit encore la victime d’un préjugé aussi absurde que barbare. Je sais que vous êtes le maître de disposer de tout : vous m’en avez donné des preuves convaincantes à la clôture du théâtre de 1761, et nommément à la rentrée dernière ; mais il est un droit que tout citoyen, né dans un état monarchique, peut et doit réclamer, c’est celui de sa liberté[373]. »

[373] Mémoires de Lekain.

En même temps il mandait à Garrick : « Je n’ai pas comme Moïse le don de lire dans les choses à venir, mais, autant que je puis m’y connoître, il faut que notre établissement ou culbute ou se relève à Pâques prochain ; nous ne pouvons pas demeurer diffamés comme nous le sommes. » Il faisait ressortir l’étrange différence qui existait entre Paris et Londres, au point de vue des comédiens : « Vous êtes dans les bonnes grâces de votre clergé, disait-il à Garrick, et le nôtre nous envoie à tous les diables ; vous êtes votre maître et nous sommes esclaves ; vous jouissez d’une gloire véritable et la nôtre nous est toujours disputée ; vous avez une fortune brillante et nous sommes pauvres : voilà de furieuses oppositions[374]. »

[374] Correspondence of Garrick.

En apprenant ces projets de retraite, Garrick répondait : « Pauvre Paris ! que je te plains ! les Lekain, les Dumesnil[375] et les Clairon ne peuvent pas être trouvés tous les jours sur le Pont-Neuf, malgré qu’on le croiroit à la manière dont vos ducs les ont traités[376]. »

[375] Lorsque Garrick vint à Paris, il vit jouer Dumesnil et Clairon. « Eh bien ! lui demandait-on, comment avez-vous trouvé le jeu des deux rivales ? » « Il est impossible, répondit-il, de rencontrer une plus parfaite actrice que Mlle Clairon. » « Et Mlle Dumesnil, qu’en pensez-vous ? » « En la voyant, je n’ai pas pu songer à l’actrice : c’est Agrippine, c’est Sémiramis, c’est Athalie que j’ai vues ! » On prétend que Mlle Dumesnil se livrait à la boisson et que, lorsqu’elle jouait, « son laquais était toujours dans la coulisse, la bouteille à la main, pour l’abreuver. »

[376] 25 juillet 1765.

Molé demanda également son congé, mais il lui fut formellement refusé, ainsi qu’à Lekain.

Pour se consoler de ses mésaventures, et pendant que l’on préparait les négociations qui devaient réhabiliter son état, Clairon fit un voyage qu’elle projetait depuis fort longtemps ; sous prétexte de consulter Tronchin, elle se rendit à Ferney où Voltaire la reçut comme « dans un temple où l’encens brûlait pour elle seule ». Il donna en son honneur des fêtes qui sont restées célèbres ; la grande actrice, à la demande de son hôte, consentit à monter sur la scène et à donner quelques représentations[377]. Son triomphe fut complet et quand elle partit le patriarche reconnaissant lui adressa des vers débordants d’enthousiasme. Comme d’Alembert lui reprochait ses exagérations, il lui répondit : « Croyez, mon cher philosophe, que je ne donnerai jamais à aucun grand seigneur les éloges que j’ai prodigués à Mlle Clairon ; le mérite et la persécution sont mes cordons bleus. » Il écrivait à d’Argental : « Je sais bien que j’ai été un peu loin avec Mlle Clairon ; mais j’ai cru qu’il fallait un tel baume sur les blessures qu’elle avait reçues au For l’Évêque. Plus on a voulu l’avilir et plus j’ai voulu l’élever[378]. »

[377] Voir les détails des brillantes fêtes de Ferney dans la Vie intime de Voltaire aux Délices et à Ferney. (Paris, Calmann-Lévy.)

[378] 17 septembre 1765.

Pendant son séjour chez le patriarche, la tragédienne ne perdait pas de vue le but qu’elle poursuivait depuis plusieurs années avec tant de ténacité. Ses amis la tenaient fidèlement au courant de tout ce qui se tramait dans l’ombre et le mystère en faveur de la Comédie. Les conjurés avaient même déjà choisi celui qui devait plaider leur cause. Bien que les Comédiens n’aient pas eu la main heureuse en 1761, c’est encore à un avocat, Me Jabineau de la Voute[379], qu’ils confièrent leurs intérêts.

[379] Pierre Jabineau de la Voute, né à Étampes en 1721, mort en 1787.

Comme les pénalités infligées à Huerne de la Mothe n’étaient pas de nature encourageante, Clairon écrivait à Lekain pour l’assurer que leur avocat ne courrait aucun danger :

« Ferney, 14 août 1765. »

« Cela va le mieux du monde, mon cher camarade. Dites à la personne que je ne vois pas le moindre risque à courir pour elle ; qu’elle ne peut jamais être découverte, si elle ne veut pas l’être ; et que si par hasard elle l’étoit, elle auroit à répondre que nous l’avons exigé, vous et moi, comme le service le plus important. Au fait, que demandons-nous ? Un prétexte pour mettre à couvert et notre honneur et notre sensibilité ; celui qui nous le fournira, peut-il jamais être blâmable ? Quand l’injure ne tombe sur aucun particulier, qu’elle n’attaque que des préjugés absurdes, qu’on peut avec de la plaisanterie seulement ôter à sa nation un ridicule qui la fait bafouer de toutes les nations policées et donner à une société qu’on opprime une existence qu’elle mérite ; quand on n’attaque aucune loi, qu’a-t-on à craindre ?

« D’ailleurs on n’ira en avant, sur le point qui le concerne, que lorsque toutes les batteries seront bien dressées pour le reste ; il ne court au moins aucun risque d’être prêt. Si, dans le temps, nous ne voyons sûrement pas de probabilités pour le succès, nous n’avons rien de mieux à faire que de garder le silence et de jeter tout au feu ; et nous le ferons. Si nous voyons jour à faire de grandes choses, nous irons en avant, et nous lui devrons la plus éternelle reconnoissance…

« Bonjour, mon cher camarade, je joue aujourd’hui Tancrède, pour notre cher patriarche, qui ne se porte pas trop bien, et qui m’a fait jurer par la devise de Tancrède de ne jamais reparoître, que la comédie n’eût un état[380]. »

[380] A peu près à la même époque Clairon écrivait à Garrick : « Il faut encore que je vous dise que le plus coquin, le plus fourbe, le plus méchant des hommes est M. Lekain ; ce n’est pas un ouï-dire, j’en ai les preuves par écrit de sa main. Cependant, c’est à moi seule qu’il doit un quart de plus pour sa femme, une pension du roi pour lui, et un certificat sur sa probité, attaquée par un de ses supérieurs même et plus que suspectée par les autres. » (Correspondence of Garrick.)

Au moment où tout Paris, on pourrait dire toute la France, attendait avec anxiété le parti qu’allait prendre la « divine Melpomène », parut une épître charmante, où, sous une forme badine, l’auteur raillait la comédienne sur son indécision et ses scrupules, mais où en même temps il la couvrait de fleurs et d’éloges :

Rentres-tu ? ne rentres-tu pas ?
Prononce. Éclaircis ce mystère.
Quand la gloire te tend les bras
Pourquoi ferois-tu la sévère ?
On se demande tour à tour :
« Eh ! bien ! sait-on quelque nouvelle ?
« L’aurons-nous ? reparoîtra-t-elle ?
« Jouera-t-elle au moins pour la cour ? »
C’est une alarme universelle,
Un deuil qui croît de jour en jour.
L’Europe entière te rappelle ;
Sourde à sa voix, veux-tu, cruelle,
Bouder et l’Europe et l’Amour ?
Oui l’Amour, il marche à ta suite,
Il te doit ses touchants attraits,
A ta voix il pleure ou s’irrite,
Ses triomphes sont tes bienfaits,
Et ta couronne de cyprès
Est sa parure favorite.
Allons, il faut prendre un parti,
Ma Clairon, vois où nous en sommes,
Plus d’actrices, plus de grands hommes,
Tout meurt, tout est anéanti,
Tu mets tout Paris au régime.
Reprenant ses antiques droits,
En vain Dumesnil quelquefois
Pour nous enchanter se ranime,
En vain Brizard, les sens troublés,
Vient étaler sur notre scène
Ses beaux cheveux gris pommelés
Et son âme républicaine,
Chevelure, âme, rien ne prend,
Tous nos jeunes talents succombent,
L’un sur l’autre les drames tombent,
Le public ne voit ni n’entend.
Souveraine, toujours chérie,
Tes États sont dans l’anarchie ;
Pour rendre encor le mal complet,
D’un quart la recette est baissée,
Et Melpomène est éclipsée
Par le singe de Nicolet.
Toi seule, à nos vœux indocile,
Causes les maux dont je gémis.
Tel jadis le courroux d’Achille
Fit les malheurs de son pays.
On dit, oh ! la plaisante histoire,
Que par un scrupule enfantin
Tu ne veux pas, dois-je le croire ?
Trouver Laïs sur le chemin
Où tu prends ton vol pour la gloire.
Ce bruit est faux, je le soutiens.
Laïs est si bonne personne,
Elle a des amants la friponne,
C’est un avoir qui sied fort bien.
Je suis juste, sois indulgente ;
Il est permis d’être catin
Depuis dix-huit ans jusqu’à trente,
Et d’en avoir quitté le train
On gémit encore à quarante.
D’ailleurs l’aigle au milieu des airs,
Planant au-dessus des collines,
Se jouant parmi les éclairs,
Du haut de ces routes divines,
Voit-il à l’ombre des buissons
Les jeux des mouches libertines
Et les amours des papillons ?
Ah ! j’y suis ; tu voudrois détruire
Ce ridicule préjugé
Qui, très sottement protégé,
Fait qu’on flétrit ce qu’on admire ;
Tu voudrois que tout simplement
Mérope, Alzire, Bérénice,
Allassent jurer en justice,
Et qu’on les crût sur leurs serments.
Tu voudrois sans trop de caprices
Jouir des mêmes droits que nous,
Et que Jésus-Christ, mort pour tous,
Fût aussi mort pour les actrices.
J’approuve fort de tels désirs,
Et le pape plein de sagesse
Devroit, exauçant tes soupirs,
Te donner pour menus plaisirs
Le droit de mentir à confesse,
Dans un de ces étuis sacrés
Par les dévotes révérés.
Combien j’aimerois Ariane,
Moitié sainte, moitié profane,
A quelques carmes débauchés
Demandant avec tous ses charmes
L’absolution de nos larmes
Et le pardon de nos péchés.
Je ne puis cacher mes penchants,
J’aime les dieux du paganisme ;
Ces dieux-là sont de bonnes gens,
Ils favorisent les talents
Et proscrivent le fanatisme ;
Clairon, tu leur dois de l’encens,
Et puisque le christianisme
N’ose, malgré tes vœux ardents,
Te compter parmi ses enfants,
Et t’immole au froid cagotisme,
Choisis enfin des dieux plus doux,
Console-toi par notre estime,
Nous prendrons tes crimes sur nous ;
Sois toujours païenne et sublime,
Tu feras encor des jaloux.

Cette pièce[381] ne fut pas seule dans son genre ; vers la même époque, un mauvais plaisant publia une épître du pape à Clairon, où le souverain pontife joignait ses prières à celles de toute la France pour obtenir de la tragédienne qu’elle renonçât à ses projets de départ.

[381] Nous avons trouvé ces vers dans la collection Stassaert, à l’Académie royale de Bruxelles. Ils ne portent pas de nom d’auteur, mais nous croyons ne pas trop nous avancer en les attribuant à Colardeau dont ils ont absolument le cachet.

Après plusieurs mois d’absence, Clairon revint à Paris. Sans perdre de temps, elle s’occupa de la fameuse question qui la préoccupait à tant de titres. Tous ses amis furent mis en mouvement. Tout le monde s’ingéniait à trouver une combinaison qui fît enfin rentrer les comédiens dans le droit commun ; les avocats les plus habiles étaient consultés, on rédigeait consultation sur consultation, mémoire sur mémoire. Jabineau de la Voute préparait son dossier ; des comités se réunissaient à chaque instant chez la tragédienne dans l’espoir d’arriver à une conclusion satisfaisante. On s’avisa tout à coup d’un subterfuge assez ingénieux.

Comme nous l’avons déjà dit, l’excommunication qui frappait les comédiens ne pesait pas sur la Comédie italienne, bien que son genre fût souvent trivial et bas. L’Opéra se trouvait dans le même cas par une raison au moins singulière, c’est qu’il ne portait pas le titre d’Opéra, mais d’Académie royale de musique[382], que ceux qui en faisaient partie n’appartenaient pas à un théâtre, mais à une académie, et qu’ils n’étaient pas regardés comme des comédiens.

[382] « Ce titre, disait J.-J. Rousseau, lui donne le droit de faire la plus mauvaise musique de l’Europe et d’empêcher dans toute l’étendue du royaume qu’on en fasse de bonne. » On appelait souvent l’Académie de musique la « triste veuve ».

Déjà en 1761, quand la consultation inspirée par Clairon à Huerne de la Mothe eut si mal réussi, on avait eu l’idée, pour soustraire les Comédiens aux censures de l’Église, de substituer au nom de Comédie française celui d’Académie nationale de déclamation : de cette façon les acteurs n’étant plus des comédiens, ils se trouvaient sur le même pied que ceux de l’Opéra, et on ne pouvait leur refuser le même traitement. Le projet n’aboutit pas.

En 1766, on revint à cette idée d’Académie nationale de déclamation ou d’Académie royale dramatique et l’on projeta de la faire établir par lettres patentes enregistrées au Parlement. Les membres de cette académie auraient joui de leurs droits civils et auraient échappé à l’excommunication comme leurs confrères de l’Académie de musique. Les Comédiens prétendaient même avoir trouvé des lettres patentes de Louis XIII les établissant valets de chambre du roi ; on résolut donc de réclamer de plus en leur faveur le titre de valets de chambre de Sa Majesté, et pour les actrices celui de femmes de chambre de la reine.

Voltaire, bien entendu, était l’âme de la conjuration. Pendant que Clairon stimulait à Paris l’activité de ses partisans, le patriarche envoyait de Ferney note sur note et fournissait ainsi les matériaux du mémoire destiné à prouver le bien-fondé des réclamations de la troupe comique.

Jabineau de la Voute s’acquitta avec zèle de la mission qui lui était confiée, trop de zèle même, car Voltaire, à qui le Mémoire naturellement fut soumis, dut modérer son enthousiasme et le rappeler avec beaucoup de bon sens au calme et à la modération : « Je vous prie, lui écrivait-il, de ne point mettre dans le projet de Déclaration : « Voulons et nous plaît que tout gentilhomme et demoiselle puisse représenter sur le théâtre, etc. » Cette clause choquerait la noblesse du royaume. Il semblerait qu’on inviterait les gentilshommes à être comédiens ; une telle déclaration serait révoltante. Contentons-nous d’indiquer cette permission, sans l’exprimer… Il faut tâcher de rendre l’état de comédien honnête et non pas noble[383]. »

[383] 4 février 1766.

Pour bien démontrer combien la condamnation qui pesait sur les comédiens était ridicule, le patriarche engageait M. de la Voute à rappeler qu’à Rome les mathématiciens étaient également frappés par la loi : « Cet exemple, lui mandait-il, me paraît décisif ; nos mathématiciens, nos comédiens ne sont point ceux qui encoururent quelquefois par les lois romaines une note d’infamie ; certainement cette infamie qu’on objecte n’est qu’une équivoque, une erreur de nom[384]. » Autrement il faudrait excommunier l’Académie des sciences.

[384] 4 février 1766.

Ne doutant plus du succès, Voltaire calculait déjà avec ravissement toutes les conséquences du changement qui se préparait.

« Je renvoie à mes divins anges, écrit-il aux d’Argental, le Mémoire de M. de la Voute pour les Comédiens. La tournure que vous avez prise est très habile. La Déclaration du roi sera un bouclier contre la prêtraille ; elle sera enregistrée, et quand les cuistres refuseront la sépulture à un citoyen, pensionnaire du roi, on leur lâchera le Parlement. »

En même temps il recommandait à Clairon de ne pas se laisser leurrer par de vaines promesses et de rester inébranlable dans sa retraite tant que la Déclaration du roi érigeant la Comédie française en Académie dramatique n’aurait pas été formellement accordée et enregistrée. L’enthousiasme du patriarche était au comble, il touchait enfin au but si ardemment poursuivi depuis tant d’années.

« Ce sera une grande époque dans l’histoire des beaux-arts, s’écrie-t-il, je ne vois nul obstacle à cette Déclaration ; elle est déjà minutée. J’ai été la mouche du coche dans cette affaire. J’ai fourni quelques passages des anciens jurisconsultes en faveur des spectacles, et j’en suis encore tout étonné[385]. »

[385] 12 février, à Mlle Clairon.

Jugeant la cause gagnée, Voltaire prenait bien vite les devants pour s’attribuer le beau rôle ; il y avait droit en effet, mais un peu moins d’empressement et un peu plus de modestie n’eussent pas été inutiles, comme on ne tardera pas à le voir.

Au moment où tout le monde vivait dans l’attente du grand événement, le solitaire de Ferney adressait à sa « chère Melpomène » une requête que nous nous ferions scrupule de ne pas reproduire, car elle empruntait aux circonstances un caractère vraiment des plus plaisants. Voltaire recourant à l’influence d’une excommuniée pour obtenir une cure en faveur d’un de ses protégés serait assurément un spectacle fort inattendu, si cette époque, fertile en contrastes, ne nous en ménageait de tous les genres.

Il écrivait à Clairon :

« Un drôle de corps de prêtre du pays de Henri IV, nommé Doléac, demeurant à Paris sur la paroisse Sainte-Marguerite, meurt d’envie d’être curé du village de Cazeaux. M. de Villepinte donne ce bénéfice. Le prêtre a cru que j’avais du crédit auprès de vous et que vous en aviez bien davantage auprès de M. de Villepinte ; si tout cela est vrai, donnez-vous le plaisir de nommer un curé au pied des Pyrénées à la requête d’un homme qui vous en prie au pied des Alpes. Souvenez-vous que Molière, l’ennemi des médecins, obtint de Louis XIV un canonicat pour le fils d’un médecin.

« Les curés, qui ont pris la liberté de vous excommunier, vous canoniseront, quand ils sauront que c’est vous qui donnez des cures… Je voudrais que vous disposassiez de celle de Saint-Sulpice.

« Je ne sais pas quand vous remonterez sur le jubé de votre paroisse. Vous devriez choisir, pour votre premier rôle, celui de lire au public la Déclaration du roi en faveur des beaux-arts contre les sots ; c’est à vous qu’il appartient de la lire[386]. »

[386] 30 mars 1766.

Cependant le travail de Jabineau de la Voute n’eut pas le succès espéré. M. de Saint-Florentin, circonvenu de tous côtés, avait consenti à s’en charger et à le présenter au roi. Il le lut en effet à une réunion du conseil, mais quelqu’un fit observer que les privilèges accordés aux comédiens par Louis XIII n’ayant pas été révoqués, il ne tenait qu’à eux de les faire valoir dans l’occasion. Quant au roi, il dit à M. de Saint-Florentin : « Je vois où vous voulez en venir ; les comédiens ne seront jamais sous mon règne que ce qu’ils ont été sous celui de mes prédécesseurs ; qu’on ne m’en reparle plus. »

C’est ainsi qu’échouèrent les projets si savamment et si laborieusement préparés.

Fidèle à sa promesse, Clairon ne reparut plus sur la scène[387]. En vain une députation de la Comédie française vint-elle la supplier de se laisser fléchir, la grande actrice fut inébranlable[388]. « La jalousie de mes camarades, dit-elle dans ses Mémoires, la folle et barbare administration de mes supérieurs, la facilité que trouvent toujours les méchants à faire de ce public si respectable une bête brute ou féroce à volonté, la réprobation de l’Église, le ridicule d’être Français sans jouir des droits de citoyen, le silence des lois sur l’esclavage et l’oppression des comédiens, m’avoient fait trop sentir la pesanteur, le danger et l’avilissement de mes chaînes pour que je consentisse à les porter plus longtemps. » Et elle ajoutait modestement : « Le moment de ma liberté m’a paru le plus précieux de ma vie. Rentrée dans tous mes droits de citoyenne, je me contente de déplorer le malheur de ceux qui sont encore dans l’esclavage ; je me tais et me console, en lisant Épictète, de tous les hasards de la nature et du sort. »

[387] Elle n’avait que quarante-deux ans. On ne la revit plus qu’à la cour et chez quelques grands seigneurs.

[388] On craignait que son départ ne causât la ruine du théâtre ; cependant on ne la voyait pas souvent sur la scène ; un jour ses camarades lui reprochant ses absences, elle leur répondit avec orgueil : « Il est vrai que je ne joue pas fréquemment, mais une de mes représentations vous fait vivre pendant un mois. »

Voltaire éprouva la plus amère déception en apprenant le peu de succès de ses combinaisons. Il se consola en couvrant d’éloges la conduite de Clairon. « Je ne puis, écrivait-il à Mme d’Argental, blâmer une actrice qui aime mieux renoncer à son art que de l’exercer avec honte. De mille absurdités qui m’ont révolté depuis cinquante ans, une des plus monstrueuses, à mon avis, est de déclarer infâmes ceux qui récitent de beaux vers, par ordre du roi. Pauvre nation, qui n’existe actuellement dans l’Europe que par les beaux-arts et qui cherche à les déshonorer[389]. »

[389] 18 avril 1766.

Le duc de Richelieu, malgré les pressantes instances du patriarche, ne s’était pas montré favorable aux demandes des Comédiens. Quand la négociation eut échoué, le philosophe écrivit spirituellement à son vieil ami : « Je suis bien fâché pour le public et pour les beaux-arts que vous protégez de voir le théâtre privé de Mlle Clairon, lorsqu’elle est dans la force de son talent. J’y perds plus qu’un autre, puisqu’elle faisait valoir mes sottises… Elle a renoncé à l’excommunication, et moi aussi, car j’ai pris mon congé. Il n’y a que vous qui restez excommunié, puisque vous restez toujours premier Gentilhomme de la chambre disposant souverainement des œuvres de Satan. Il est clair que celui qui les ordonne, est bien plus maudit que les pauvres diables qui les exécutent[390]. »

[390] 17 mai 1766.

Le premier soin de Clairon après avoir quitté le théâtre, et être ainsi rentrée dans le giron de l’Église, fut de jouir avec éclat des droits qui lui avaient été si longtemps refusés ; elle saisit avec empressement l’occasion de se montrer un dimanche à l’église de Saint-Sulpice. « Vous m’enchantez de me dire que Mlle Clairon a rendu le pain bénit, mande Voltaire à d’Alembert, on aurait bien dû la claquer à Saint-Sulpice. Je m’y intéresse d’autant plus, moi qui vous parle, que je rends le pain bénit tous les ans avec une magnificence de village[391]. »

[391] 1er juillet 1766.

Il faut bien le dire, si les comédiens avaient trouvé de chaleureux appuis, le roi en repoussant leur demande, se faisait l’interprète de l’opinion publique, qui ne pouvait concevoir qu’un comédien devînt l’égal de tous les citoyens.

« Quelle étoit donc leur prétention, s’écrie Collé, faisant allusion aux récentes et infructueuses tentatives, d’être déclarés citoyens ? Ils le sont, mais comme il est juste, dans un ordre inférieur aux autres… Quand les comédiens auroient obtenu des lettres patentes du roi pour être au niveau des autres citoyens, quand ces lettres auroient été enregistrées au Parlement, le roi et le Parlement auroient-ils par là détruit l’opinion publique ? En seroient-ils restés moins infâmes dans l’idée de toute notre nation ? En supposant même que ce soit un préjugé, son extinction peut-elle être opérée par des lettres patentes et par l’arrêt qui les enregistre ? »

Non content de témoigner aux « histrions » en quelle piètre estime il les tient, Collé éprouve encore le besoin de rabaisser leur art et la façon dont ils l’exercent en empruntant au règne animal les moins obligeantes comparaisons.

« J’ai, dit-il, quelques petites observations à faire sur ce titre ambitieux d’Académie dramatique ; les perroquets, sous le prétexte qu’ils rendent les idées des hommes en les estropiant, ont-ils jamais pu porter leurs prétentions jusqu’à être déclarés hommes, et à nous vouloir faire croire qu’ils pensent ? La plus grande partie des comédiens est dans le cas de ces petits oiseaux charmants, et plus souvent encore dans la classe des singes, par leur imitation, leur libertinage et leur malfaisance[392]. »

[392] Collé, avril 1766.

Et l’auteur se félicite en terminant que le gouvernement ait eu la sagesse de repousser un projet dont la réalisation n’aurait fait qu’augmenter la corruption des mœurs.

Le préjugé contre les comédiens était si fort, si enraciné, que Voltaire lui-même, qui s’en moquait avec tant d’esprit, en subissait l’influence. En 1761, dans un de ces accès de sensibilité assez fréquents chez lui, le patriarche avait adopté une nièce[393] du grand Corneille. En 1763, grâce à l’intermédiaire des d’Argental et de Mlle Clairon, il fut question d’un mariage pour la jeune fille. Les négociations étaient déjà assez avancées lorsque Voltaire apprit que le futur, M. de Cormont, se trouvait dans une situation de fortune plus que précaire. Le mariage fut rompu.

[393] A proprement parler, Mlle Corneille était la petite-fille d’un oncle du grand Corneille.

« Toute cette aventure a été assez triste, écrit le philosophe à d’Argental. Il est vraisemblable que M. de Cormont a toujours caché à M. de Valbelle et à Mlle Clairon l’état de ses affaires, sans quoi nous serions en droit de penser que ni l’un ni l’autre n’ont eu pour nous beaucoup d’égards. Nous serions d’autant plus autorisés dans nos soupçons, que Mlle Clairon ayant dit qu’elle allait marier Mlle Corneille, Lekain nous écrivit qu’elle épousait un comédien et nous en félicitait. J’estime les comédiens quand ils sont bons, et je veux qu’ils ne soient ni infâmes dans ce monde, ni damnés dans l’autre ; mais l’idée de donner la cousine de M. de la Tour du Pin à un comédien est un peu révoltante, et cela paraissait tout simple à Lekain[394]. »

[394] 10 janvier 1763.

Cette question de la réhabilitation des acteurs avait fait tellement de bruit que tout le monde s’en occupait et que les combinaisons les plus étranges germaient dans certaines têtes.

Pour remédier « à l’inconvénient de la roture et de l’infamie des gens de théâtre », un auteur demandait sérieusement qu’on n’admît dans les troupes comiques que des gentilshommes ou des demoiselles bien titrées, à l’imitation des chapitres de Lyon, de Strasbourg, de Remiremont, et de l’Ordre de Malte[395].

[395] Fréron, Année littéraire, 8 octobre 1760.

En 1769, une idée non moins ridicule fut mise en avant. Dans sa Dissertation sur les spectacles, M. Rabelleau insistait pour qu’on fît de la profession de comédien une espèce de milice que chaque citoyen serait obligé d’exercer avant d’être admis à aucune charge publique à la cour, dans le ministère et dans la magistrature. L’auteur reprochait aux comédiens d’être la cause de la corruption des théâtres, et en modifiant le recrutement il espérait moraliser la scène et les coulisses. Malheureusement cet ingénieux projet n’eut pas de suite.

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