Les comédiens hors la loi
XXVII
LOUIS XVIII ET CHARLES X
Sommaire : Obsèques de Mlle Raucourt. — Philippe de la Villenie. — Enterrement de Talma. — Décret de 1816 sur le Théâtre français. — L’acteur Victor en prison. — Mlle More. — Rapport de M. Daunart à la Chambre des députés.
Dès les premiers jours de la Restauration, le clergé, confiant dans l’appui du gouvernement, revient à l’égard des comédiens à ses anciens errements.
Mlle Raucourt meurt le 15 janvier 1815 « en remerciant Dieu d’avoir pu saluer le retour de ses rois légitimes. » Ses obsèques ont lieu le 17 et deviennent l’occasion d’un grand scandale.
Elle demeurait rue du Helder, c’est-à-dire sur la paroisse Saint-Roch. C’est donc à cette église que le service devait avoir lieu, mais le curé refusa de le célébrer : « Les comédiennes sont excommuniées, dit-il, et le moment est venu de remettre en vigueur les canons de l’Église. » C’est en vain qu’on lui objecta la charité de la défunte envers les pauvres, en vain lui fit-on observer que lui-même recevait chaque année un don généreux de Mlle Raucourt pour les besoins de son église, il resta sourd à toutes les représentations et se retrancha derrière les ordres formels de l’archevêché.
Les Comédiens s’adressèrent au roi pour obtenir justice, mais la réponse n’était pas encore parvenue le matin même de l’enterrement.
Le 17, une foule énorme, plus de quinze mille personnes, est réunie rue du Helder et dans les environs ; on y voit plusieurs acteurs de la Comédie en uniforme de gardes nationaux. Au moment où le convoi va se mettre en marche, la police donne l’ordre de se rendre directement au cimetière, mais la foule s’y oppose et force le corbillard à se diriger vers Saint-Roch. A l’entrée de la rue de la Michodière, un officier de police se jette à la tête des chevaux pour leur faire prendre le boulevard ; il est bousculé, repoussé, et le cortège, de plus en plus houleux, poursuit sa route vers Saint-Roch. On arrive à l’église, la grande porte est fermée. On se précipite par les issues latérales, on appelle le curé à grands cris, on veut forcer la grande porte, la briser, on ne peut y parvenir. Les uns veulent porter le corps aux Tuileries, les autres à l’archevêché, les motions les plus dangereuses sont proposées. On entend même des voix crier : « Le curé à la lanterne ! »
Les comédiens qui faisaient partie du cortège, inquiets de tout ce tumulte et craignant qu’il ne leur fût imputé, profitèrent de ce qu’une partie de la foule, et la plus exaltée, était occupée à saper la porte de l’église, pour faire reprendre la marche du cortège vers le Père-Lachaise.
Tout à coup une voix s’écrie : « On emmène le corbillard. » La foule exaspérée se précipite à sa poursuite, on l’atteint à la hauteur de la rue Traversière, les chevaux sont dételés et le corps est ramené triomphalement devant Saint-Roch[566].
[566] Au plus fort de l’émeute un des anciens amis de la tragédienne disait en riant : « Si cette pauvre Raucourt voit de là-haut tout ce bruit et tout ce scandale, elle doit être joliment contente. »
Cependant une députation était partie pour les Tuileries. Louis XVIII consentit à l’admettre en sa présence. Huet, acteur de l’Opéra-Comique, harangua le roi qui promit d’intervenir, sans perdre de temps[567].
[567] Quelques jours après, Huet, jugé trop éloquent, fut prié d’aller passer quelque temps à l’étranger. Pendant sa tournée il se rendit à Gand, où il retrouva Louis XVIII ; ce rapprochement lui inspira des sentiments très vifs pour la cause royale, et quand le roi rentra à Paris, Huet suivit le cortège, tenant à la main un drapeau fleurdelisé et chantant à tue-tête : « Et l’on revient toujours à ses premières amours. » (Charles Maurice.)
Dans l’intervalle, on avait fait venir la troupe et un piquet de gendarmerie était rangé devant l’église. On pouvait s’attendre aux plus graves incidents, le sang allait couler, lorsque arriva l’ordre du roi, enjoignant au curé de recevoir le corps ; pour plus de sûreté, Louis XVIII avait chargé son aumônier d’aller à Saint-Roch dire les prières que le curé refusait au corps de la tragédienne.
La grande porte s’ouvre enfin, le cercueil est porté par la foule jusqu’au pied de l’autel, le peuple lui-même se charge d’allumer tous les cierges. « Le curé, le curé ! » s’écrie-t-on. L’aumônier de la cour arrive avec deux chantres et accomplit le service ordinaire ; la cérémonie terminée, il accompagne le corps jusqu’au seuil de l’église. Un peuple immense suivit le cortège jusqu’au Père-Lachaise[568].
[568] Il fut défendu aux journaux de parler de ces obsèques scandaleuses ; nous extrayons ces détails du récit de Pierre Victor, témoin oculaire. (Documents pour servir à l’histoire du Théâtre français sous la Restauration. Paris, Guillaumin, 1834.)
Le gouvernement avait cédé pour éviter une émeute, mais il se promit bien de prendre pour l’avenir des mesures plus sérieuses et de soutenir le clergé dans l’exécution de ses lois contre les comédiens[569].
[569] En 1817, les Comédiens français apprirent que les restes de Molière et de la Fontaine qui reposaient au Musée des Monuments français, devaient être transférés au cimetière de Mont-Louis. Ils écrivirent aussitôt au Ministre de l’intérieur : « C’est avec une vive satisfaction, monsieur le comte, que la Comédie française a vu l’annonce d’une dernière translation dans laquelle sans doute les respectables restes de Molière et de la Fontaine recevront au dix-neuvième siècle les honneurs dont ils furent privés au dix-septième. Elle désire y contribuer en tout ce qui dépendra d’elle. Le père de la Comédie, son véritable fondateur, ne peut avoir d’admirateurs plus zélés que les dépositaires de ses chefs-d’œuvre… Ce sont des enfants qui demandent à se réunir pour honorer la cendre de leur père… ils espèrent, monsieur le comte, que cette permission leur sera accordée… » (Collection Bartet.) Mais le Ministre, qui ne se souciait nullement d’une manifestation blessante pour le clergé, avait eu la précaution de faire la cérémonie secrètement et elle était déjà accomplie depuis plusieurs jours quand la demande des Comédiens lui parvint ; c’est ce qui leur fut répondu.
En 1824, Philippe de la Villenie, du théâtre de la Porte-Saint-Martin, mourut d’une attaque d’apoplexie foudroyante. Ses parents et ses amis voulurent lui faire des obsèques religieuses, mais le curé de Saint-Laurent, sa paroisse, refusa de le recevoir. Pour prévenir les scènes qui s’étaient passées lors de l’enterrement de Raucourt, un détachement de gendarmerie accompagna le convoi jusqu’au cimetière, le sabre en main.
En 1825, Lafargue, acteur plein d’espérance, mourut de la poitrine à Auteuil. Le curé refusa impitoyablement l’entrée de l’église au corps du comédien[570].
[570] Comme au dix-huitième siècle, le clergé n’éprouvait aucune répugnance à accepter les offrandes des comédiens. Ainsi, en 1822, M. Fernbach, curé de Notre-Dame-des-Victoires, écrivit au directeur de l’Opéra pour solliciter l’intervention des artistes en faveur du monument de Lulli, que le vandalisme avait dégradé : « Il ne s’agit pas, disait-il, d’une souscription, car la dépense est faite et le monument prêt à reprendre sa place, mais une petite contribution volontaire proposée à l’administration de l’Opéra, ainsi qu’aux artistes successeurs de Lulli, et recueillie par vos soins obligeants, serait d’un grand secours pour aider nos faibles moyens et couvrir une partie de nos frais. » (Arch. nat., O116 476.)
Tous les membres du clergé ne se montraient pas cependant aussi sévères. Quelques prélats faisaient preuve de charité et de tolérance. Ainsi en 1820, un jeune acteur du théâtre de la Gaîté se suicida ; il y avait là un double motif d’exclusion ; cependant l’évêque de Versailles reçut le corps à l’église et lui accorda les dernières prières.
Talma évita le scandale qu’aurait sans aucun doute provoqué son enterrement en demandant à être conduit directement au champ du repos. A plusieurs reprises, pendant sa vie, il s’était préoccupé de la question de ses obsèques. En envoyant à Charles Young la souscription pour le monument élevé à M. Kemble à Westminster-Abbey, il lui disait : « Pour moi, je serai bien heureux si les prêtres me laissent enterrer dans un coin de mon jardin[571]. »
[571] Record of a Girlhood, by Frances Anne Kemble.
Quant à consentir à la renonciation que l’Église exigeait des comédiens, il n’y voulait pas songer : « Point de prêtres, disait-il, je demande seulement à ne pas être enterré trop tôt. Que voudrait-on de moi ? Me faire abjurer l’art auquel je dois mon illustration, un art que j’idolâtre, renier les quarante belles années de ma vie, séparer ma cause de celle de mes camarades et les reconnaître infâmes ? Jamais. »
Talma n’avait pas de sentiments chrétiens, mais il le regrettait plus qu’il ne s’en louait et il ne parlait jamais qu’avec déférence de tout ce qui touchait à la religion : « Je suis fâché de ne pas croire, disait-il, mais en vérité ce n’est pas trop ma faute, j’ai eu pour père l’athée le plus décidé de tout le dix-huitième siècle. Il me fouettait quand je m’agenouillais pour réciter la prière que ma bonne m’avait enseignée ; il me retira du collège parce qu’on m’y faisait prier Dieu ; il avait fait copier en grosses lettres les maximes les plus impies du Système social du baron d’Holbach, et en avait fait tapisser la chambre que j’habitais ; c’est de là que je suis passé au théâtre, où la Révolution avec tous ses principes m’a trouvé et m’a laissé. Or, je vous demande si après cela il est possible que je sois jamais un bon chrétien[572]. »
[572] Théâtre et poésies d’Alexandre Guiraud, 1 vol. in-8o, Amyot.
Il faisait élever ses enfants dans la religion catholique, et il les avait confiés à un certain M. Morin, maître de pension. Le jour de la distribution des prix, l’archevêque de Paris vint présider la cérémonie. M. Morin, cédant au préjugé, ne crut pas devoir laisser couronner les enfants d’un comédien par le prélat, et les fils de Talma reçurent en secret les prix qu’ils avaient mérités. Talma fut profondément blessé de cette injurieuse exception et il décida que ses fils embrasseraient la religion réformée. L’archevêque, prévenu de l’incident, avait eu cependant le bon goût d’envoyer un de ses ecclésiastiques auprès du comédien, pour l’assurer qu’il n’était pour rien dans l’affront qui venait de lui être fait.
Pendant la maladie qui devait le conduire au tombeau, Talma reçut à trois reprises différentes la visite de M. de Quélen, archevêque de Paris, mais le prélat ne fut pas reçu. M. Amédée Talma, neveu du comédien, crut interpréter les volontés du mourant en ne laissant pas l’archevêque pénétrer jusqu’à lui. Lui-même a raconté, dans son Journal des derniers jours de Talma, la conversation qu’il eut à ce sujet avec son oncle.
« Comme mon oncle était mieux ce jour-là, dit-il, je crus l’instant favorable ; je pris la parole et dis avec intention au malade : « M. Dupuytren disait à ces messieurs que M. l’archevêque lui demandait tous les jours de tes nouvelles. » « Qui ? M. l’archevêque de Paris ? Ah ! que je suis touché de son souvenir. Je l’ai connu autrefois chez la princesse de Wagram ; c’est un bien digne homme. » A quoi, je répondis : « Mais il est venu plusieurs fois pour te voir, je lui ai parlé deux fois et lui ai même promis que tu le recevrais aussitôt que tu serais mieux. » « Ah ! non, j’irai le voir, ma première visite sera pour lui. Combien je suis touché des visites de ce bon archevêque ! »
M. Amédée Talma avait conclu de cette conversation que son oncle se refusait à voir M. de Quélen.
Le comédien succomba le 19 octobre 1826 ; le lendemain de sa mort parut dans tous les journaux la lettre suivante :
« Monsieur le Rédacteur,
« Talma est mort aujourd’hui, à onze heures et trente cinq minutes du matin. Il a déclaré à plusieurs reprises, en présence de plusieurs personnes, vouloir être conduit directement et sans cérémonie de sa maison au champ de repos. Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien donner à cette déclaration conforme à la dernière volonté de mon oncle toute la publicité possible.
« Amédée Talma. »
Les obsèques de l’illustre tragédien eurent lieu en grande pompe et une foule immense accompagna le cortège.
Le clergé n’était pas seul à vouloir remettre en vigueur vis-à-vis des comédiens les usages du dix-huitième siècle.
Un décret de Louis XVIII du 14 décembre 1816, et de l’an 22e de son règne, replace le Théâtre français sous l’autorité des Gentilshommes de la chambre et il leur accorde, contrairement aux stipulations de la Charte[573], le droit d’infliger aux Comédiens la peine des arrêts. Le décret est contresigné par le duc de Duras, premier Gentilhomme de la chambre, et revu pour copie conforme par l’Intendant général de l’argenterie et menus plaisirs, Papillon de la Ferté.
[573] « Nul ne peut être poursuivi et arrêté que dans les cas prévus par la loi et dans la forme qu’elle prescrit. »
La Révolution, l’Empire, rien n’a existé, on se trouve reporté de 27 ans en arrière, on voit reparaître les mêmes noms et revivre les mêmes lois que sous le règne de Louis XVI.
Ce décret de 1816 enlevait aux comédiens les droits civils et politiques que la Révolution leur avait accordés, et en fait ils se trouvaient de nouveau placés hors du droit commun.
Ainsi on décida qu’un garde national comédien, ne pourrait avancer au delà du grade de sous-officier. Ce principe fut strictement observé jusqu’en 1830.
Quelques exemples montreront les singulières anomalies qu’amena une législation si peu conforme aux mœurs de l’époque.
En 1817, un acteur nommé Victor fut admis à l’essai à la Comédie française pour un an. A la fin de l’année, son engagement fut renouvelé pour la même période, et il obtint en outre un congé de quinze jours pour donner des représentations en province. Cette faveur lui fut accordée sous le sceau du secret par Papillon de la Ferté ; naturellement, elle fut bientôt divulguée et toute la Comédie réclama le même avantage. Le comité, ne sachant auquel entendre, non seulement révoqua la permission, mais encore nia la parole qu’il avait donnée.
Victor était à Amiens sur le point de jouer. Le préfet de la Somme, sur l’ordre du duc de Duras, interdit la représentation. Victor exaspéré donna sa démission de la Comédie française, et comme on lui objectait qu’elle n’était pas donnée en temps utile, il la fit signifier par huissier, déclarant qu’à partir du 31 mars il cesserait tout service. L’apparition de l’huissier causa la plus vive sensation ; c’était la première fois qu’un comédien osait ainsi résister aux volontés des premiers Gentilshommes.
Les Comédiens du roi, les sociétaires comme les pensionnaires, ne pouvaient paraître sur aucun théâtre de province, ni obtenir de la police l’autorisation de quitter la capitale sans un certificat des Menus Plaisirs, les déclarant dispensés de leur service sur les théâtres royaux.
Victor, ne pouvant obtenir ce certificat, restait à Paris sans emploi. Il prit alors le parti de faire assigner MM. les membres du comité en la personne de M. de la Ferté, leur président, à comparaître devant le tribunal de première instance pour obtenir sa libération. La Comédie répondit en faisant afficher Philoctète avec Victor dans un des principaux rôles. Au moment de la représentation, on fit relâche, l’acteur ne s’étant pas rendu au théâtre. Le lendemain, sur un rapport adressé au duc de Duras par les membres du comité du Théâtre français, le premier Gentilhomme ordonnait l’arrestation de Victor.
Deux agents se présentèrent chez le comédien et l’emmenèrent à la préfecture de police où il resta trois jours incarcéré. On pouvait se croire revenu aux plus beaux jours du For l’Évêque.
Mais ce qu’il y avait de plus curieux dans l’incident, c’est que c’était à la demande même des Comédiens que leur camarade était emprisonné.
Victor porta plainte aux tribunaux contre cet attentat à la liberté individuelle, contre cette violation de la Constitution : « Ce sera une chose assez notoire, disait un journal du temps, de voir des comédiens soutenir en justice qu’au mépris de la Charte, qui leur accorde les mêmes droits qu’aux autres citoyens, on puisse avoir la faculté de mettre de côté pour eux les formes protectrices de la loi, en invoquant d’anciennes coutumes, d’anciennes ordonnances qui ont été détruites à jamais. Si les Comédiens entendaient bien leurs véritables intérêts dans ce procès, ils réuniraient leurs efforts, non pour le gagner mais pour le perdre. Tandis que d’un côté Victor plaidera contre MM. les sociétaires du Théâtre français, de l’autre il plaidera évidemment en leur faveur, et il n’aura pas de peine à établir aujourd’hui, sans éprouver de contradiction, que, pour représenter les chefs-d’œuvre qui font la gloire de la scène française, on ne cesse pas d’être citoyen. »
La Comédie et l’Intendance des Menus Plaisirs déclarèrent qu’elles n’étaient pas justiciables des tribunaux, que leur unique autorité était celle du premier Gentilhomme de la chambre.
Le vicomte Decaze était alors ministre de l’Intérieur. Pour couper court à un conflit qui s’envenimait et soulevait des questions fort délicates, il accorda à Victor un passeport qu’il signa lui-même[574].
[574] Pierre Victor, Documents pour servir à l’histoire du Théâtre français sous la Restauration, Paris, Guillaumin, 1834.
Il eût été préférable assurément de voir la question en litige se vider judiciairement[575].
[575] Le 18 novembre 1827, cinq acteurs du théâtre de Caen furent emprisonnés sur un simple ordre du maire, parce qu’ils avaient bissé un couplet défendu. Il est vrai que dans ce cas on pouvait dire qu’ils s’étaient rendus coupables d’une simple contravention de police.
Un cas non moins curieux est celui de Mlle More, attachée au théâtre de Rouen, où elle remportait les plus vifs succès. Le duc d’Aumont, convaincu que l’autorité des Gentilshommes subsistait comme au dix-huitième siècle, envoya à la jeune actrice un ordre de début au théâtre royal de l’Opéra-Comique. Mlle More se conforma aux instructions du premier Gentilhomme et se rendit à Paris ; mais le directeur de Rouen, M. Corréard, ne l’entendait pas ainsi ; il contesta absolument la légitimité de l’intervention des Gentilshommes et il attaqua sa pensionnaire devant les juges de Paris. Mlle More eut beau invoquer l’ordre de la Cour, le tribunal de la Seine donna gain de cause au directeur ; c’est en vain que M. de la Ferté fit appel et soutint la validité de l’ordre de début ; le 18 mai 1820, la Cour royale de Paris confirma le jugement de première instance.
Certains tribunaux de province persistaient encore à considérer les comédiens comme hors du droit commun. MM. Vulpian et Gauthier dans leur code des théâtres en rapportent un exemple fort curieux.
« M. Delestrade, recteur de l’église Saint-Jérôme à Marseille, avait loué le premier étage d’une maison. Le bail portait que les autres étages ne pourraient être loués qu’à des personnes tranquilles, d’une conduite irréprochable. Bientôt le propriétaire de la maison trouve à louer son second étage à M. Saint-Alme, basse-taille noble du Grand-Théâtre de Marseille. Aussitôt M. Delestrade demande la résiliation du bail ou le renvoi du comédien. On répond que Saint-Alme est un homme honnête et de mœurs régulières, qui vit paisiblement avec sa femme légitime et ses enfants, il exerce au dehors la profession de comédien ; chez lui, c’est un citoyen tranquille, dont personne n’a jamais eu à se plaindre. Cependant, par son jugement du 15 décembre 1826, le tribunal de Marseille a décidé qu’il y avait incompatibilité dans les deux professions, inconvenance dans le voisinage, et il a adjugé les conclusions du sieur Delestrade. »
En 1829, Victor, dont les démêlés avec la Comédie n’étaient pas terminés, adressa à la Chambre des députés une pétition pour demander une nouvelle organisation des théâtres. M. Daunart, dans le rapport qu’il fit sur cette pétition, dut reconnaître que le sort des comédiens était encore réglé par des mesures exceptionnelles qui pouvaient à juste titre encourir le reproche de confusion et d’arbitraire : « Pour s’en convaincre, dit-il, il suffit de jeter les yeux sur les dispositions pénales relatives au Théâtre français, et qui sont encore les amendes, l’expulsion momentanée ou définitive, la perte de la pension, les arrêts. Ces règlements, si contraires à nos droits constitutionnels, indiquent assez la nécessité d’une législation qui donne aux comédiens ce qui appartient à tous les Français, la liberté légale et le droit commun. Nous pensons bien que M. le chargé des beaux-arts n’use pas de tous ses privilèges et en particulier de ceux qui sont en désaccord avec la première de nos lois, la Charte, qu’il chérit et respecte comme nous. Il y a même telle de ces peines qu’il serait heureusement impossible de faire exécuter. Quel est le gendarme ou le geôlier qui consentirait à détenir un citoyen sur la simple réquisition du Directeur des beaux-arts[576] ?
[576] L’exemple de Victor emprisonné pendant trois jours en 1817 démontrait bien que le gendarme ou le geôlier se trouvait toujours.
« Toutefois, un pareil ordre de choses forme une anomalie choquante dans notre législation et les comédiens peuvent justement se plaindre d’être régis par des dispositions qui n’ont pas même pour excuse d’être basées sur une loi. Une nouvelle revision de ces règlements paraît donc indispensable. »
Ces révélations sur l’état des comédiens excitèrent sur les bancs de la Chambre le plus vif étonnement ; personne ne les soupçonnait ; les conclusions du rapporteur furent adoptées à l’unanimité.