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Les comédiens hors la loi

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V
DU TREIZIÈME AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

Sommaire : Opinion de l’Église sur le théâtre. — Les Scolastiques. — L’Église de France maintient contre les comédiens les censures prononcées par les premiers conciles. — Le gallicanisme. — Philippe-Auguste. — Saint Louis. — Les Clercs de la basoche. — Les Enfants sans-souci. — Mélange du sacré et du profane. — Intervention de l’Église. — Léon X. — La Réforme. — Sévérité des Parlements contre le théâtre. — On interdit les pièces sacrées aux Confrères de la Passion. — Les Confrères achètent l’hôtel de Bourgogne. — Renaissance du théâtre. — Jodelle. — Règne d’Henri III. — Gli Gelosi. — Les Confrères renoncent au théâtre et cèdent leur privilège. — Troupe de l’hôtel de Bourgogne. — Henri IV. — Isabella Andreini.

Comment l’Église pouvait-elle concilier cet établissement progressif d’un théâtre, qui était exclusivement son œuvre, avec les anathèmes si nettement formulés par les saints Pères et les conciles contre les spectacles et les comédiens ?

Il est bien évident qu’elle ne se frappait pas elle-même et qu’elle ne considérait à aucun degré le drame religieux, sous quelque forme qu’on le représentât, comme rentrant dans la catégorie qu’elle avait proscrite si sévèrement. Il en fut ainsi tant que le théâtre resta sous sa tutelle absolue. Quand il eut échappé à ses mains affaiblies, elle ne modifia pas sensiblement son opinion, et, si elle le regarda avec moins de bienveillance, elle ne jugea point tout d’abord qu’il fût digne de ses rigueurs.

Du reste, au treizième siècle, une école religieuse des plus célèbres se sépara nettement de l’opinion des Pères de l’Église. Les Scolastiques[67] soutinrent que l’on devait regarder le théâtre, sinon avec faveur, du moins avec indifférence, et presque tous furent d’avis de lui faire grâce. Albert le Grand, le fondateur de l’école, saint Thomas[68], saint Bonaventure, saint Antonin, sont unanimes[69]. Ils reconnaissent que les divertissements sont nécessaires à l’homme et qu’on peut les autoriser, pourvu toutefois qu’ils se maintiennent dans les bornes d’une honnête réserve.

[67] On désigne par Scolastiques les maîtres renommés qui enseignaient dans leurs écoles la théologie et la philosophie. A une époque où les manuscrits étaient rares et hors de prix, le seul moyen de s’instruire était de faire partie d’une université.

[68] « L’emploi des comédiens institué pour donner quelque délassement aux hommes n’est pas en soi illicite, dit saint Thomas, ils ne sont point dans l’état de péché, pourvu qu’ils usent honnêtement de leurs talents, c’est-à-dire qu’ils évitent les mots et les actions défendus et qu’ils ne représentent point dans les temps qui ne sont point permis. »

[69] Un des plus célèbres cependant, Alexandre d’Alès, sous qui saint Bonaventure étudiait vers l’an 1240, se sépare des autres auteurs de la même école. Il considère que les jeux portent d’ordinaire au mal, qu’ils ont toujours passé pour infâmes, et il les condamne comme ils ont toujours été condamnés pendant les douze premiers siècles.

Du moment que l’on admettait la légitimité des spectacles, ceux qui les représentaient ne devaient plus encourir de châtiments canoniques.

Depuis la suppression du théâtre païen, qu’était-il advenu des censures prononcées contre les histrions ? Avaient-elles été formellement dénoncées, ou s’étaient-elles trouvées tout naturellement abrogées ? Dans tous les pays de l’Europe elles étaient tombées en désuétude ; en France seulement elles existaient comme par le passé ; mais au lieu de les appliquer à ces représentations sacrilèges données dans les églises, et qui rappelaient si bien le paganisme, on les réservait uniquement aux tréteaux populaires, et à ces farces ridicules qui faisaient la joie des carrefours.

Cependant depuis le sixième siècle les censures des premiers conciles n’avaient plus de raison d’être, puisque l’idolâtrie avait disparu, qu’elles concernaient des histrions païens et que tout le monde était chrétien.

Les vielleurs, jongleurs, tabarins, farceurs, truands, danseurs de corde, vendeurs d’orviétan, montreurs d’ours, singes et chiens savants, qui couraient les villes et les campagnes et amusaient le peuple, ne ressemblaient en aucune façon aux histrions de la Rome impériale. Quel rapport pouvait-on établir entre leurs bouffonneries et les sanglantes hécatombes des jeux du cirque, les obscénités du théâtre romain ? En quoi leurs jeux rappelaient-ils l’idolâtrie et les fêtes religieuses du paganisme ?

Le genre des farceurs était bas, il est vrai, leurs plaisanteries souvent grossières, mais ces spectacles étaient fort bien appropriés à des populations encore barbares et pour lesquelles un genre plus raffiné eût été lettre morte. Si on pouvait leur reprocher de ne pas toujours suffisamment respecter la décence et de donner au peuple le goût de la dissipation et du plaisir, c’étaient là de minces griefs et qui assurément ne motivaient pas les peines rigoureuses infligées pendant les premiers siècles.

Aussi s’explique-t-on fort bien comment ces châtiments canoniques avaient cessé d’être en vigueur dans toute l’Europe. En France au contraire ils subsistaient plus que jamais ; l’autorité spirituelle et l’autorité séculière se trouvaient d’accord pour les maintenir, et nous allons voir pour quelles raisons.

Les bateleurs qui, au temps de Charlemagne, rapportèrent d’Orient les farces et les jeux burlesques, furent reçus à bras ouverts. Charmés de ces spectacles qu’ils ne connaissaient plus, le peuple et les grands les suivaient avec empressement. Agobard se plaint qu’on laisse mourir les pauvres de faim et qu’on comble de biens les histrions.

L’Église de France ne vit pas reparaître sans une certaine inquiétude ces comédiens dont elle avait gardé si mauvais souvenir. Ce sentiment ne fit que s’accentuer quand elle s’aperçut que son clergé ressentait encore pour eux cette passion excessive dont il avait autrefois donné tant de preuves et qui avait si longtemps résisté à toutes les censures. Elle s’effraya de le voir fréquenter assidûment des représentations dont trop souvent la décence était bannie, et où l’on parodiait même quelquefois les cérémonies religieuses[70]. Les conciles au neuvième siècle en prirent prétexte pour interdire sévèrement à tous les membres du clergé d’entretenir aucuns rapports avec les comédiens[71] ; cette interdiction se comprenait d’autant mieux, que leur situation canonique ne s’était pas modifiée.

[70] Sous Louis le Débonnaire (778-839), des bouffons jouèrent des farces revêtus d’habits religieux ; ils furent punis par le bannissement et des peines corporelles.

[71] Le concile de Chalon-sur-Saône, en 813, défend aux ecclésiastiques d’assister aux spectacles sous peine de suspense. On lit dans son neuvième canon : « Les prêtres doivent s’éloigner de tous les objets qui ne font que charmer les oreilles ou surprendre les yeux par des apparences vaines et pernicieuses, et ils ne doivent pas seulement rejeter et fuir les comédies, les farces et les jeux déshonnêtes, mais ils doivent encore représenter aux fidèles l’obligation où ils sont de les rejeter et de les fuir. »

Le concile de Paris, tenu en 829, établit que tous les chrétiens sont obligés de ne point écouter les bouffonneries et les farces, à plus forte raison, ajoute-t-il, les ministres du Seigneur doivent-ils fuir les discours extravagants et déshonnêtes des histrions. Les conciles de Mayence, de Tours, de Reims, font les mêmes défenses.

Elle se perpétua même tout naturellement, par suite de l’attitude que prit le clergé de France. Pour se protéger contre les empiétements des papes et se mettre à l’abri des changements qu’ils apportaient sans cesse à la discipline, les évêques venaient de jeter les fondements du gallicanisme : ils déclarèrent immuables tous les canons promulgués par les premiers conciles jusqu’au huitième siècle et qui étaient passés dans les coutumes de l’Église de France[72]. Du moment qu’on adoptait les canons de ces conciles, il n’y avait pas de raison de rejeter ceux qui concernaient les comédiens ; ils se trouvèrent donc tout naturellement reproduits ; mais il fut implicitement reconnu et admis qu’ils ne concernaient que le théâtre populaire et qu’ils ne pouvaient s’appliquer qu’aux seuls bateleurs dont les jeux, aux yeux de certains esprits, rappelaient ceux du paganisme.

[72] Les papes pendant de longs siècles s’efforcèrent d’étendre leur domination sur toute l’Europe ; la société civile résista de son mieux contre un envahissement qui menaçait de la faire disparaître, et la lutte en général aboutit à des transactions entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Vers le milieu du neuvième siècle, au moment où parurent les fausses décrétales d’Isidore, la cour de Rome cherchait encore par tous les moyens à accroître son autorité et à diminuer celle des évêques, qui subissaient trop l’influence des princes dont ils dépendaient. Dans ce but, le Saint-Siège décréta que les décisions des synodes particuliers n’auraient de valeur qu’autant qu’ils auraient reçu son approbation. Les prélats de France s’élevèrent contre cette prétention et, pour se protéger, « ils déclarèrent s’en rapporter à l’ancien droit, aux anciens canons de l’Église universelle, aux lois et aux libertés compétant aux évêques et aux conciles des divers pays et royaumes, d’après la pratique et la théorie des huit premiers siècles », et ils refusèrent de reconnaître les lois, les décrets et les décisions plus modernes des papes, s’ils n’étaient pas d’accord avec les anciens droits, coutumes et usages existant en France. C’est là la source des libertés gallicanes.

L’Église du reste ne pouvait regarder avec faveur cette race nomade et vagabonde, qui vivait dans le désordre et la débauche, et, en dehors même de leur profession, elle était appelée à traiter les comédiens avec une certaine sévérité. Dans la pratique cependant elle usa vis-à-vis d’eux d’une très large tolérance, qui ne fit que s’accentuer jusqu’au dix-septième siècle.

L’État, bien plus encore que l’Église, déployait ses rigueurs contre ces histrions qui ne lui inspiraient aucune confiance. Leur grand nombre, leur absence de scrupules, l’enthousiasme incroyable qu’excitaient leurs bouffonneries, les firent à plusieurs reprises considérer comme un danger public. Déjà sous Charlemagne, l’empereur reproduisant la loi romaine, les avait mis au nombre des personnes infâmes et il ne leur était pas permis de présenter une accusation en justice.

Philippe-Auguste prit contre eux des mesures plus sévères encore. « Il signala sa piété, dit Mézeray, par l’expulsion des comédiens, jongleurs et farceurs, qu’il chassa de sa cour comme gens qui ne servent qu’à flatter et à nourrir les voluptés et la fainéantise, à remplir les esprits oiseux de vaines chimères, qui les gâtent, et à causer dans les cœurs des mouvements déréglés que la sagesse et la religion nous commandent si fort d’étouffer. Les princes avaient accoutumé de faire de beaux présents à ces gens-là et de leur donner leurs plus précieux habits ; mais lui étant persuadé, comme le dit Rigord, son historien, que donner aux histrions, c’était sacrifier au diable, aima mieux suivre l’exemple du saint et charitable Henry Ier, qui avait fait vœu de vendre les siens pour en employer l’argent à nourrir et entretenir les pauvres. »

Saint Louis, « dont les seules délices étaient le chant des psaumes », ne se montra pas plus favorable pour les farceurs ; il les considérait comme « une peste publique capable de corrompre les mœurs de tous ses sujets », et il s’efforça de les chasser du royaume.

Cependant le théâtre créé par l’Église n’avait pas tardé à dégénérer et à sortir des bornes qui lui avaient été fixées. Les Confrères de la Passion, après avoir joui paisiblement et sans conteste du privilège qui leur avait été octroyé, virent bientôt paraître des concurrents. Les Clercs de la basoche obtinrent à leur tour la permission de jouer en public ; mais, pour ne pas empiéter sur le genre de leurs devanciers, au lieu de représenter Dieu, la Vierge et les Saints, ils personnifièrent les Vertus et les Vices. Peu après, une troisième compagnie se forma ; elle se composait de jeunes gens qui prirent le nom d’Enfants sans-souci.

Le peuple, fatigué des pièces liturgiques, abandonna les Confrères pour courir à leurs concurrents. Dans l’espoir de ramener leur clientèle, et pour rendre leurs pièces plus attrayantes, les Confrères modifièrent leur genre ; ils mêlèrent à leurs cantiques des chants profanes et des farces grotesques aux mystères sacrés. Froissard raconte que les spectateurs, loin de s’en plaindre, y vinrent plus nombreux que jamais. Ce mélange du sacré et du profane n’était pas nouveau ; nous l’avons vu se perpétuer dans les temples mêmes depuis la fin du paganisme.

Quand l’Église vit le théâtre s’emparer de ces bouffonneries mi-religieuses, mi-profanes, dont elle avait eu jusqu’alors le monopole, elle fit un retour sur elle-même et elle s’aperçut un peu tard, il est vrai, des graves inconvénients qu’entraînait sa participation aux scènes sacrilèges qui souillaient les églises. Depuis longtemps déjà, il faut le reconnaître, bien des conciles et des synodes s’étaient élevés contre ces spectacles indécents, mais sans succès[73] ; les évêques dans leurs diocèses, les curés dans leurs paroisses, les abbés dans leurs couvents, n’osaient affronter l’opposition du bas clergé et du peuple. Ce ne fut qu’au quinzième siècle que, la civilisation gagnant du terrain, et les esprits devenant plus éclairés, on se décida à prendre des mesures énergiques.

[73] Plusieurs conciles en effet défendent les déguisements, les masques, les danses, les chansons indécentes dans les églises. Au onzième siècle, le pape Eugène II prescrit aux prêtres d’avertir les hommes et les femmes, qui se réunissent à l’église les jours de fête, de ne point former des chœurs de danse en sautant et en chantant des paroles obscènes, à l’imitation des païens. En 1215, un concile de la province de Bordeaux interdit sous peine d’excommunication les danses qui se faisaient le jour de la fête des fous, ainsi que le sacre dérisoire des évêques. Les Conciles de Bude en Hongrie (1279), de Cologne (1280), de Nîmes (1284), de Bayeux (1300), de Strasbourg (1310), de Nicosie (1353), prononcent les mêmes peines.

Le concile de Bâle[74], en particulier, s’éleva avec force contre ces turpitudes. Il est probable cependant que l’Église serait restée impuissante à les faire disparaître, si l’autorité royale ne lui était venue en aide. Sous le règne de Charles VII, le roi fit appliquer sévèrement dans ses États le décret du concile de Bâle, et en 1444 il invita la Faculté de théologie de Paris à écrire aux évêques pour les adjurer de détruire la scandaleuse superstition connue sous le nom de fête des fous, « détestable reste de l’idolâtrie des païens et du culte de l’infâme Janus[75] ».

[74] Le concile de Bâle, en 1435, se plaint qu’à certaines fêtes on voit dans les églises des gens en habits pontificaux, avec une crosse et une mitre, donner la bénédiction comme les évêques ; que quelques-uns représentent des jeux de théâtre, font des mascarades et des danses d’hommes et de femmes. Le concile ordonne aux évêques, aux doyens et aux curés, sous peine de suspense et de privation de leurs revenus ecclésiastiques pendant trois mois, de ne pas permettre à l’avenir de semblables bouffonneries. Le synode diocésain de Sens (1524), celui de Chartres (1538), le concile de Sens, en 1528, font les mêmes défenses.

[75] En réponse à la lettre de la Faculté de théologie, un prédicateur osa soutenir en chaire que la fête des Fous était aussi agréable à Dieu que celle de la Conception de la Vierge. Malgré l’intervention royale, ces coutumes duraient encore au dix-septième siècle dans certains diocèses.

A mesure que l’Église retirait sa protection aux fêtes des Fous, de l’Ane, etc., les laïques s’emparaient de ces parodies et ils formaient ces associations joyeuses en si grand nombre dont les souvenirs durent encore dans certaines provinces de France[76].

[76] Il y en avait dans presque toutes les villes.

Ce ne fut pas seulement contre les représentations scandaleuses dans les églises que le clergé de France eut à sévir, la passion que les ecclésiastiques éprouvaient pour les jeux du théâtre, avait causé de grands désordres. On voyait sans cesse des clercs, des prêtres, des évêques, non seulement fréquenter assidûment des spectacles qui les détournaient de leurs devoirs professionnels, mais encore s’y mêler et se laisser entraîner à des fréquentations indignes de leur caractère. Lorsque les prêtres disaient leur première messe, on faisait venir dans l’église des bouffons, des joueurs d’instruments et des farceurs de tous genres[77]. Les jours de fête de certaines confréries, il était d’usage de se rendre, avec des images pieuses attachées sur des bâtons, aux maisons des laïques ; ces processions burlesques étaient composées de prêtres, de femmes et de danseurs[78]. Rien n’était plus commun que de voir des clercs monter sur le théâtre en compagnie d’histrions[79]. Tous ces usages furent rigoureusement proscrits[80].

[77] Le concile de Béziers, en 1233, interdit aux moines de vendre du vin dans l’enceinte du monastère et d’introduire sous ce prétexte des gens infâmes, des histrions et des jongleurs.

Un concile tenu à Paris vers 1515 défend aux clercs d’assister aux jeux de théâtre, de se trouver aux assemblées où l’on chante des chansons galantes et déshonnêtes, et où l’on fait des danses obscènes ; il leur interdit également les mascarades, les jeux de théâtre, enfin de faire le métier de comédiens, de bouffons, de jongleurs.

[78] Les statuts synodaux du diocèse de Beauvais en 1554, ceux du diocèse de Soissons en 1561, interdisent sévèrement ces farces sacrilèges.

[79] En 1579 ce scandale subsistait encore ; l’assemblée du clergé de France, tenue à Melun la même année, interdit aux clercs la profession du théâtre sous les peines les plus sévères.

[80] Le synode de Paris, en 1557, les défend sous peine d’excommunication et d’une amende arbitraire, et il ordonne aux prêtres de ne prendre aucune part à ces folies.

Il est du reste à remarquer que jusqu’à la fin du dix-septième siècle les conciles et les synodes tenus en France ne frappent pas plus le théâtre que les comédiens ; ce qu’ils condamnent, c’est l’abus dans lequel on est tombé, ce sont les représentations sacrilèges, ce sont les rapports intimes et constants du clergé avec des histrions d’une moralité moins que douteuse. Nous avons déjà vu le même fait se produire pendant les premiers siècles ; c’est le peu de retenue des clercs et l’indifférence dédaigneuse avec laquelle ils accueillent les censures ecclésiastiques, qui forcent l’Église à conserver vis-à-vis des histrions une attitude hostile.

Ce n’était pas seulement le bas clergé que possédait la passion des spectacles, les plus hauts dignitaires de l’Église s’en montraient souvent partisans acharnés. Dès l’an 1500 les papes avaient à Rome un théâtre splendide.

Léon X témoignait pour l’art dramatique un goût excessif[81]. En 1516 le cardinal Bertrand de Bibbiena fit jouer devant lui la Calandra, comédie satirique, immorale et impie, dont l’auteur était un abbé. Le Saint-Père déployait une magnificence sans pareille dans les spectacles qu’il laissait représenter dans son palais. Il fit venir, de Florence à Rome, les acteurs qui jouaient la Mandragore, de Machiavel, avec tous les costumes et les décors, et il donna au Vatican, en présence de la cour pontificale, une représentation de cette comédie si spirituelle, mais également si licencieuse ; l’on y voit des moines se laisser corrompre à prix d’argent, et se servir de leur ministère pour favoriser les plus honteux désordres[82].

[81] Léon X (Jean de Médicis) (1475-1521) ; il monta sur le trône pontifical en 1513.

[82] Saint Charles Borromée, qui vivait en Italie au seizième siècle, ne permit pas d’abord les spectacles : « Nous avons trouvé à propos, dit-il, dans le concile de Milan, d’exhorter les princes et les magistrats, de chasser de leurs provinces, les comédiens, les farceurs, les bateleurs et autres gens semblables de mauvaise vie et de défendre aux hôteliers et à tous autres, sous de grièves peines, de les recevoir chez eux. » Il interdit également aux ecclésiastiques d’assister jamais aux jeux de spectacle, et dans le troisième synode de Milan, il ordonne encore aux prédicateurs de reprendre avec force ceux qui suivent les spectacles et de ne pas cesser de représenter aux peuples « combien ils doivent détester et avoir en exécration les jeux, les spectacles et autres semblables badineries, qui sont des restes du paganisme, qui sont contraires à la discipline chrétienne, et qui sont les sources de toutes les calamités publiques dont les chrétiens sont affligés ».

La rigueur de l’évêque s’atténua cependant, car il permit aux comédiens de Milan de représenter des comédies dans son diocèse en observant les règles prescrites par saint Thomas ; ils s’engagèrent par serment à respecter dans leurs pièces l’honnêteté et la décence.

Plus d’un évêque suivait l’exemple du pape. En 1518, quand Henri II fit son entrée solennelle à Lyon, le cardinal de Ferrare, primat des Gaules, archevêque de Lyon, donna en l’honneur du roi une représentation dramatique et lyrique.

Quel que pût être le goût que certains prélats éprouvaient pour le théâtre, le grand événement qui s’était passé au commencement du seizième siècle contribua à pousser l’Église de France dans la voie du rigorisme ; elle ne voulut pas montrer moins d’austérité que la Religion réformée qui proscrivait sévèrement tous les vains amusements[83], et elle redoubla de rigueur contre les abus qu’elle avait laissés se glisser parmi ses membres.

[83] On lit dans la Discipline des protestants en France, chapitre XIV, art. 28 : « Les momeries et bateleries ne seront point souffertes, ni faire le Roy boit, ni le Mardi gras : semblablement les joueurs de passe-passe, tours de souplesse et marionnettes. Et les magistrats chrétiens exhortez ne les souffrir, d’autant que cela entretient la curiosité et apporte de la dépense et perte de temps. Ne sera aussi loisible aux fidèles d’assister aux comédies, tragédies, farces, moralités et autres jeux joués en public ou en particulier, vu que de tout temps cela a été défendu entre les chrétiens, comme apportant corruption des bonnes mœurs. »

Dès que le théâtre eut échappé à sa tutelle et abandonné le genre religieux dans lequel elle avait voulu le maintenir, l’Église tout naturellement s’en désintéressa ; non seulement elle lui retira la protection dont elle avait jusqu’alors couvert tous ses écarts, mais encore, oubliant qu’il était exclusivement son œuvre, elle l’assimila aux farces populaires et elle frappa tous ceux qui montaient sur la scène des censures qui déjà pesaient, au moins théoriquement, sur les jongleurs et les bateleurs.

Livré à lui-même, le théâtre eut à supporter maintes traverses. Si les rois de France ne lui ménagèrent pas les encouragements, s’ils donnèrent sans cesse à ses interprètes des marques irrécusables de leur bienveillance, les parlements au contraire témoignèrent toujours aux comédiens l’hostilité la plus caractérisée ; considérant les canons des premiers conciles comme ayant force de loi en France, ils adoptèrent la théorie de l’Église en ce qui concernait les gens de théâtre et ils y restèrent fidèles jusqu’en 1789 ; non seulement ils les regardèrent comme exerçant une profession infâme, mais ils leur suscitèrent des querelles à tout propos.

Dès le quinzième siècle le Parlement de Paris s’était élevé contre la licence des comédiens ; ils ne se contentaient pas en effet d’attaquer les personnes privées, ils ne ménageaient pas davantage le gouvernement et leurs pièces étaient devenues de véritables satires politiques. Les Clercs de la basoche en particulier avaient pris de telles libertés qu’on dut les réprimer par des ordonnances ; il leur fut interdit de jouer aucune pièce qui n’eût été examinée et approuvée par des commissaires du Parlement. Comme ils continuaient à mériter les censures, un arrêt du 14 août 1442 leur infligea plusieurs jours de prison au pain et à l’eau. Le 19 juillet 1477, le roi de la basoche et ses grands officiers, persistant dans leurs errements, furent condamnés aux verges par tous les carrefours, à la confiscation et au bannissement.

Heureusement pour les comédiens, Louis XII abrogea tous les arrêts qui les concernaient.

En 1541, on s’aperçut que les aumônes étaient moins abondantes que par le passé ; le Parlement attribua cette diminution des recettes à l’établissement des théâtres, où se dissipait l’argent du peuple ; pour indemniser les pauvres, il condamna les Confrères de la Passion « à leur bailler mille livres tournois, sauf à ordonner dans l’avenir plus grande somme ». C’est la première idée du droit des pauvres.

Peu de temps après, les jeux des bateleurs et jongleurs étaient interdits parce que leurs représentations avaient pris un tel développement, que le peuple y perdait son temps et y dépensait son argent au lieu de le donner à la boîte des pauvres[84].

[84] L’arrêt du Parlement de Paris est du 12 novembre 1543. Il y a de semblables arrêts du 6 octobre 1584, du 10 décembre 1588.

Nous avons vu les Confrères, pour garder leur clientèle, mêler des représentations profanes aux pièces sacrées. L’Église, après avoir si longtemps cultivé ce genre mi-burlesque, mi-religieux, venait de le proscrire ; aussi n’entendait-elle pas le laisser adopter par d’autres et elle demanda à l’autorité civile d’intervenir.

Le Parlement partagea sa susceptibilité, et en 1541 il interdit « sous de grièves peines » la continuation des représentations. L’arrêt allègue, pour motiver sa sévérité, que ces farces ou comédies dérisoires sont choses défendues par les saints canons, qu’elles font dépenser de l’argent mal à propos aux bourgeois et aux artisans de la ville, enfin que les réunions qu’elles provoquent donnent lieu à des parties « d’assignation d’adultère et de fornication ».

Il est juste de dire que les représentations des Confrères ne se passaient pas toujours dans un calme parfait ; depuis le genre profane qu’ils avaient adopté, les assemblées étaient devenues des plus tumultueuses, et il allait en résulter pour eux d’assez graves inconvénients.

En 1545, les religieux de l’hôpital de la Trinité, fatigués du scandale presque incessant qu’occasionnaient les mystères et les farces, prièrent les comédiens d’aller chercher fortune ailleurs. La salle de la Passion fut transformée en logements pour les pauvres.

Les Confrères expulsés se réfugièrent à l’hôtel de Flandre, mais ils ne purent y rester. Fatigués de ces pérégrinations et désireux d’y mettre un terme, ils résolurent d’acheter un terrain pour être maîtres chez eux. A force de sollicitations, et malgré l’opposition du Parlement, ils obtinrent en 1548 la permission d’acquérir l’ancien hôtel des ducs de Bourgogne. Ce n’était plus qu’une masure, mais ils surent en tirer parti et bientôt leur nouveau théâtre fut achevé. Sur la façade on voyait un écusson en pierre que deux anges soutenaient et sur lequel était sculptée une croix avec les instruments de la Passion.

Dès qu’elle fut installée dans son nouveau local, la Confrérie sollicita du Parlement l’autorisation de continuer à représenter les mystères. Elle demandait en outre que, conformément à son privilège primitif on fît défense à tous autres comédiens de jouer à l’avenir « tant en la ville que faubourgs et banlieue de Paris ».

L’interdiction des sujets sacrés fut provoquée par le procureur général du Parlement ; il déclara qu’il y avait dans ces représentations « plusieurs choses qu’il n’était pas expédient de déclarer au peuple, comme gens ignorants et imbéciles qui pourraient en prendre occasion de judaïsme, à faute d’intelligence. » En conséquence, la Cour défendit formellement aux Confrères de jouer à l’avenir aucuns mystères sacrés « sous peine d’amende arbitraire », mais elle les autorisa à représenter « tous autres mystères profanes, honnêtes et licites ».

Sur le second point de leur requête, les Confrères furent plus heureux. En effet le Parlement les confirma dans tous leurs privilèges, et il fit défense « à toutes autres personnes de jouer ni de représenter aucune pièce tant dans la ville que dans la banlieue de Paris, sinon sous le nom et au profit de la Confrérie[85]. »

[85] Henri II, par des lettres patentes du mois de mars 1559, confirma tous les privilèges que ses prédécesseurs avaient accordés aux Confrères.

L’interdiction des pièces religieuses provoqua la renaissance du théâtre en France. Les auteurs, forcés d’innover, commencèrent à traduire les comédies et les tragédies des anciens, ils imitèrent les poètes grecs et latins. C’est dans les collèges que le genre nouveau fit sa première apparition[86] et il souleva un véritable enthousiasme ; en 1552, Jodelle[87] fit jouer au collège de Boncourt sa tragédie de Cléopâtre. Henri II assista à une représentation, et il en fut si satisfait qu’il accorda à l’auteur une gratification de 500 écus[88].

[86] L’usage de jouer dans les collèges est fort ancien ; un règlement de 1488 exige que le principal censure toutes les comédies jouées par ses élèves et qu’il n’y laisse rien subsister de déshonnête.

[87] Jodelle (Étienne) (1532-1573).

[88] En 1558, on donna au collège de Beauvais la Trésorière de Jacques Grévin ; deux ans après, on représenta dans le même collège César ou la Liberté vengée et les Esbahis, en présence de la cour et de la duchesse de Lorraine. Les représentations dans les collèges furent interdites par une ordonnance rendue à Blois en 1579 ; mais on n’en tint aucun compte et elles continuèrent comme par le passé.

En même temps que l’imitation des pièces antiques se répandait en France, Catherine de Médicis importait d’Italie les bouffonneries et les ballets, qui devinrent sous Henri II les divertissements favoris de la cour. « La reine, dit Brantôme, prenoit grand plaisir aux farces des Zani et des Pantalons et y rioit tout son soûl, car elle rioit volontiers, et aussi de son naturel elle étoit joviale et aimoit à dire le mot. »

Sous le règne de Henri III la faveur des histrions grandit encore, au grand scandale de certains esprits. « La corruption du temps étoit telle, dit l’Étoile, que les farceurs, bouffons, putains et mignons avoient tout crédit auprès du roi. »

Henri III ne se contenta pas des comédiens qui déjà se trouvaient à sa cour ; il fit encore venir de Venise en 1576 une nouvelle troupe surnommée Gli Gelosi ou les Jaloux (jaloux de plaire). Après avoir joué dans la salle des États de Blois, en présence du roi, ils vinrent à Paris où ils débutèrent le dimanche 29 mai 1577, à l’hôtel de Bourgogne. Le 19 juin, ils s’installèrent rue des Poulies, dans l’hôtel de Bourbon que le roi leur avait donné[89]. Ils prenaient quatre sols par personne. Leurs jeux étranges, leurs pantomines jusqu’alors inconnues en France, attirèrent une foule énorme aux représentations. L’affluence était si considérable, que les quatre meilleurs prédicateurs de Paris n’en avaient pas autant quand ils prêchaient[90].

[89] L’hôtel du Petit-Bourbon provenait de la confiscation des biens du connétable de Bourbon, après sa trahison sous François Ier. Il était situé le long de la Seine, entre le vieux Louvre et Saint-Germain-l’Auxerrois.

[90] L’Étoile, 19 juin 1577.

« Le luxe, dit Mézeray, qui cherchait partout des divertissements, appela du fond de l’Italie une bande de comédiens, dont les pièces toutes d’intrigues, d’amourettes et d’inventions agréables, pour exciter et chatouiller les plus douces passions, étaient de pernicieuses leçons d’impudicité. Ils obtinrent des lettres patentes pour leur établissement comme si c’eût été quelque célèbre compagnie. Le Parlement les rebuta comme personnes que les bonnes mœurs, les saints canons, les Pères de l’Église et nos rois mêmes avaient toujours déclarées infâmes et leur défendit de jouer. »

En effet, par un arrêt du 20 juin 1577, le Parlement interdit aux bouffons italiens de poursuivre leurs représentations parce qu’elles « n’enseignaient que paillardises ». Le roi leur accorda aussitôt des lettres patentes, les autorisant à continuer leurs jeux. Ces lettres furent présentées au Parlement pour être enregistrées, mais elles furent accueillies par une fin de non-recevoir et « défense fut faite aux comédiens de plus obtenir et présenter à la Cour de semblables lettres sous peine de 10 000 livres parisis d’amende, applicables à la boîte des pauvres ».

Mais Henri III n’entendait pas laisser molester ses protégés et il envoya au Parlement des lettres expresses de jussion[91].

[91] Gli Gelosi ne restèrent que quelques années en France ; ils retournèrent bientôt en Italie, mais ils furent remplacés par de nouvelles troupes italiennes, en 1581 et en 1588.

C’est en vain que les magistrats renouvelaient leurs défenses, les comédiens italiens ou français, se sentant soutenus par la protection royale, se moquaient des arrêts que le Parlement prodiguait contre eux[92] et poursuivaient paisiblement le cours de leurs succès.

[92] Les principaux arrêts du Parlement sont datés du 6 octobre 1584 et du 10 décembre 1588. Un arrêt de même nature fut encore prononcé contre les comédiens en 1594, mais sans plus de succès que les précédents.

Les Confrères de la Passion eux-mêmes avaient profité de la licence générale pour reprendre leurs farces grossières et sacrilèges : « Il y a un grand mal qui se tolère à Paris les jours de dimanches et de fêtes, lit-on dans les remontrances des États de Blois, ce sont les spectacles publics par les Français et les Italiens, et par-dessus tout un cloaque et maison de Satan, nommé l’hôtel de Bourgogne… En ce lieu se donnent mille assignations scandaleuses au préjudice de l’honnêteté et de la pudicité des femmes, et la ruine des familles des pauvres artisans, desquels la salle basse est toute pleine, et lesquels plus de deux heures avant le jeu passent leur temps en devis impudiques, jeux de cartes et de dés, en gourmandises et ivrogneries. »

Fatigués de ces réclamations incessantes, comprenant du reste que les pièces profanes ne convenaient pas au titre religieux qui caractérisait leur société, les Confrères résolurent de ne plus monter sur le théâtre. En 1588 ils cédèrent à une troupe de comédiens, moyennant une rétribution annuelle, leur privilège et l’hôtel de Bourgogne[93].

[93] La société de la Passion se réserva seulement deux loges, les plus proches du théâtre ; elles étaient distinguées par des barreaux et on leur donnait le nom de loges des maîtres.

Ces nouveaux venus abandonnèrent définitivement le genre sacré pour s’adonner uniquement au profane. Ils y obtinrent le plus grand succès et Henri IV lui-même tint à honneur de leur témoigner ses encouragements en leur accordant une pension annuelle de 1200 livres[94]. D’Aubigné reproche amèrement au roi et à son ministre d’avoir retranché beaucoup de dépenses à la cour pour payer les dettes de l’État, et de laisser subsister la pension des comédiens, de toutes les dépenses la plus inutile et la première à supprimer.

[94] Cette pension se payait encore en 1608. On en trouve la preuve dans une lettre du roi à Sully. (Mémoires de Sully, t. III.)

Henri IV ne fut pas moins favorable aux Italiens qu’aux comédiens français. Sous son règne Isabella Andreini[95], qui faisait partie de la troupe des princes de Mantoue, vint à Paris ; elle y fut très applaudie, et lorsqu’elle partit, le roi et la reine la comblèrent de présents.

[95] Isabella Andreini (1562-1604) était admirablement douée. Excellente comédienne, habile musicienne, elle chantait à ravir et composait des vers et des ouvrages en prose.

En regagnant sa patrie, la comédienne tomba malade à Lyon où elle mourut le 11 juin 1604. Ses funérailles eurent lieu avec la plus grande pompe et le clergé lui accorda la rare faveur de laisser graver son nom et ses armes sur une des pierres de l’église[96].

[96] On lit au registre de la Procure de Sainte-Croix de Lyon cette singulière annotation : « Le vendredi XI juing après vespres a esté enterré le corps de feu dame Élisabeth Andreiny, native de Padoue, vivante fame du sieur Francisco Andrèni, Florentin, de son estat comédien. Elle est décédée avec le commun bruit d’estre une des plus rares femmes du monde, tant pour estre docte que bien disante en plusieurs sortes de langues. Ilz ont donné pour les droictz cinq escuz et cinq pour la permission de mettre une pierre avec son nom et ses armes auprès du pilier du bénitier. » (Armand Baschet. Les Comédiens italiens à la cour de France, Plon, 1882.)

Pendant la régence de Marie de Médicis, les comédiens continuèrent à jouir à la cour d’une faveur marquée. Les Italiens, en particulier, reçurent de la reine de nombreuses marques de protection. Elle chercha à attirer Arlequin en France et elle lui fit des avances incroyables ; elle lui écrivait lettre sur lettre pour le faire venir, l’appelant toujours « mon compère », et l’acteur lui répondait familièrement « ma commère ». Malgré les instances les plus flatteuses, il fit attendre son arrivée plus de deux ans.

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