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Les comédiens hors la loi

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LES COMÉDIENS HORS LA LOI

I

Sommaire : Préambule. — Le théâtre en Orient et en Grèce.

Pour bien comprendre l’idée déshonorante qui s’est attachée à la profession du théâtre pendant tant de siècles, et qui, aujourd’hui même, n’est pas encore complètement effacée, il est nécessaire d’examiner la situation que les comédiens ont occupée, tant au point de vue civil qu’au point de vue religieux, aux différentes époques de l’histoire.

Nous les verrons donc en Grèce d’abord, puis à Rome sous la république et les empereurs ; nous les suivrons pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne et la longue nuit du moyen âge, jusqu’à la renaissance du théâtre sous Henri IV et Louis XIII. Nous consacrerons une étude particulière au dix-septième et au dix-huitième siècle qui, par une singulière inconséquence, leur prodiguèrent à la fois tous les honneurs et tous les mépris. Enfin un rapide coup d’œil sur la Révolution et le dix-neuvième siècle terminera ce travail et permettra au lecteur de porter une vue d’ensemble sur cette question étrange et qui a si vivement passionné nos pères.

Quand nous aurons montré ce qu’étaient les comédiens à Rome, et les raisons impérieuses qui motivèrent les anathèmes des Pères de l’Église, on s’expliquera facilement comment s’est créé et perpétué en France le préjugé qui a mis les comédiens hors la loi ; on verra par suite de quelle fausse et injuste assimilation la société civile et la société religieuse renouvelèrent contre eux jusqu’en 1789 des lois d’infamie et d’excommunication qui n’avaient plus aucune raison d’être. En replaçant les comédiens dans le droit commun, le dix-neuvième siècle n’a fait que leur rendre une exacte mais tardive justice.


A quelque époque de l’histoire et dans quelque pays que l’on se place, en Orient comme en Occident, partout le théâtre est né de la religion, et les premiers acteurs ont toujours été des prêtres représentant devant les sectateurs de leur culte.

Toutes les religions en effet ont eu besoin de parler au peuple, et de lui montrer sous une forme tangible les idées mystérieuses qu’il ne pouvait saisir. Pour arriver à ce but, il fallait recourir à des moyens matériels ; or, quel moyen plus efficace que le théâtre ?

Chez tous les peuples de l’antiquité, aux Indes, en Assyrie, dans la vieille Égypte, il n’y avait d’autres fêtes que celles que l’on donnait en l’honneur des idoles.

Les précurseurs de la comédie et de la tragédie en Grèce furent les prêtres mêmes de Bacchus et de Cérès qui, dans le mystère du temple, cherchaient à frapper l’imagination des initiés par des tableaux et des représentations figuratives[4]. Toutes les cérémonies du culte étaient accompagnées de danses et d’actions dramatiques : on représentait les divers épisodes de la vie des dieux, la naissance de Bacchus et l’histoire de Cérès, leur mariage mystique, l’enlèvement de Proserpine, etc.

[4] Pendant fort longtemps certains rites du culte grec ne furent révélés qu’à un petit nombre d’initiés. Les initiations avaient lieu dans le temple d’Éleusis dédié à Cérès.

Peu à peu, le nombre des initiés augmentant, on dut transporter hors du temple ces rites commémoratifs, mais on les célébra tout d’abord dans l’enceinte même de l’hiéron de Bacchus[5]. Ces spectacles publics éclipsèrent les fêtes mystérieuses du sanctuaire et les assistants devenant chaque jour plus nombreux, on en arriva assez rapidement à les représenter en dehors des enceintes sacrées. On y admit bientôt des poètes, qui concouraient entre eux en composant des dithyrambes à la gloire des dieux. Ceux qui remportaient le prix étaient couronnés par les archontes. Toutes les fêtes religieuses ne tardèrent pas à comprendre des concours scéniques ; mais, une fois sortis du temple, ils se transformèrent en véritables tragédies, et formèrent insensiblement un théâtre national.

[5] On appelait hiéron, non pas seulement le temple consacré aux dieux, mais aussi le territoire, souvent considérable, qui l’entourait et en formait une dépendance.

On continua cependant à considérer le théâtre comme un lieu consacré ; il fut ouvert à tous et gratuit, on y réserva toujours une place d’honneur aux prêtres de Bacchus. Pour couvrir les frais des représentations, des sacrifices qui les précédaient et les suivaient, pour subvenir aux prix qu’on y distribuait, les archontes avaient recours à une caisse appelée le trésor théorique. Ce trésor était alimenté par des amendes, par des dons et des legs pieux ; on le considérait comme appartenant aux dieux et nul n’y pouvait toucher dans un but profane sous peine de sacrilège[6].

[6] Il fut défendu par une loi, sous peine de mort, non seulement d’employer les fonds de cette caisse à l’entretien des flottes ou de l’armée, mais même de le proposer.

Les fêtes des Grecs étaient innombrables ; il y en avait en l’honneur de toutes les divinités de l’Olympe. Les plus célèbres étaient les Dionysiaques, ou fêtes de Bacchus ; elles duraient plusieurs jours et l’on accourait de la Grèce entière pour entendre les nouvelles pièces qu’à la gloire du dieu on représentait sur le théâtre. La cérémonie comprenait, en dehors des concours scéniques, une procession composée de silènes, de satyres, de dieux Pans, de tityres, couverts de peaux de faon, couronnés de lierre, ivres ou feignant de l’être ; ils agitaient des thyrses, portaient des phallus, et chantaient des hymnes à Bacchus, en dansant au son du tambourin et des cymbales ; au milieu d’eux s’avançaient, calmes et les yeux baissés, les jeunes filles des familles les plus distinguées, tenant sur leurs têtes des corbeilles qui contenaient les gâteaux sacrés et les symboles mystiques. La procession se continuait une partie de la nuit à la lueur des lambeaux et se terminait par une orgie folle. Pendant ces jours solennels les dettes ne pouvaient être réclamées, les sentences judiciaires, les emprisonnements étaient suspendus.

Dans les Panathénées, la cérémonie principale comprenait la procession du péplum ou voile de Minerve. L’élite de la population prenait part au cortège ; en tête s’avançaient les magistrats d’Athènes, puis venaient les gardiens des lois et des rites sacrés, les canéphores, les jeunes hommes et les femmes appartenant aux plus anciennes familles. La procession terminée, on commençait les danses et les jeux gymnastiques ; ensuite avaient lieu les représentations dramatiques dans lesquelles les poètes se disputaient le prix.

Les jeux Olympiques, Néméens, Isthmiques, Pythiens, étaient tous également empreints d’un caractère profondément religieux. On ne cessait d’y rappeler les actions et les bienfaits des dieux, et le peuple, sous la direction des prêtres, y prenait la part la plus active.

C’était, en Grèce, une coutume immuable de faire intervenir directement le peuple dans les cérémonies du culte. Les citoyens, qu’un zèle pieux animait, se trouvaient donc tout naturellement amenés à figurer dans les représentations théâtrales, à côté des comédiens de profession. Pour toutes les fêtes, qui exigeaient des concours scéniques, on désignait dans chaque tribu un chorège. Sa mission consistait à former à ses frais, et avec des citoyens de la tribu, un chœur, soit comique, soit tragique, en état de figurer sur la scène et de prêter son appui aux poètes qui prenaient part au concours. On considérait les chœurs comme remplissant une fonction sacerdotale ; ceux qui en faisaient partie se trouvaient exemptés du service militaire et inviolables pendant la durée de leurs fonctions.

Dans de semblables conditions, comment le moindre déshonneur aurait-il pu s’attacher aux citoyens qui figuraient dans ces fêtes hiératiques ? Quel que fût le rôle que l’on y jouât, que l’on fît partie des processions ou que l’on parût sur le théâtre, que l’on courût dans l’arène ou que l’on lût une pièce de vers, il n’y avait pas de distinction : on remplissait un devoir religieux, dans une fête consacrée aux dieux. Aussi regardait-on comme un honneur d’y être admis et ces fonctions étaient-elles fort recherchées.

Lorsque des modifications inévitables se produisirent dans les représentations, lorsqu’elles se rapprochèrent du drame profane, la même idée persista, les comédiens continuèrent à jouir de l’estime publique. Leur profession était à ce point considérée qu’ils possédaient des droits et des privilèges qu’on accordait rarement aux autres citoyens, qu’ils pouvaient parvenir aux emplois les plus honorables et qu’à plusieurs reprises on vit des acteurs chargés des plus hautes fonctions publiques.

Mais à côté de ce théâtre national et religieux, il existait encore en Grèce des spectacles populaires dont le genre était singulièrement inférieur et bas. Chanteurs et danseurs ambulants, aulètes ou citharèdes, charlatans, devins, bouffons, mimes, couraient les rues et les carrefours à la grande joie du peuple qu’ils amusaient par leurs farces grossières. Ces comédiens, il est vrai, ne pouvaient prendre part aux concours scéniques ni paraître sur le théâtre dans les jours solennels, ils ne jouissaient pas de la considération qu’on accordait à leurs confrères d’un ordre plus relevé, mais cependant ils se trouvaient, comme eux, revêtus d’un caractère religieux, comme eux ils étaient formellement consacrés au culte de Bacchus.

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