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Les comédiens hors la loi

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IV
DU SIXIÈME AU QUATORZIÈME SIÈCLE

Sommaire : Premiers essais dramatiques dans les églises. — La fête des fous. — Les Mystères. — Confrérie de la Passion.

Au fur et à mesure que le monde romain s’écroule sous les invasions réitérées des barbares, l’Église chrétienne recueille la civilisation près de disparaître ; mais ces arts, ces sciences, ces lettres, qu’elle sauve d’un irrémédiable naufrage, elle s’en empare et s’en fait la gardienne exclusive. Puis, les transformant sous l’inspiration de sa morale et les adaptant à son dogme, elle s’en sert pour dominer toutes les facultés humaines et édifier la civilisation chrétienne sur les ruines du polythéisme.

Du sixième au douzième siècle, on traverse une période hiératique ; l’Église est toute-puissante ; c’est elle qui a sauvé le monde de la barbarie, et les peuples reconnaissants acceptent son joug sans résistance et même avec bonheur.

Nous allons voir se reproduire au moins pendant cette période, en ce qui concerne le théâtre, les mêmes transformations auxquelles nous avons assisté en Grèce et en Italie aux époques sacerdotales. Nous allons voir l’art dramatique renaître dans le sanctuaire et s’y développer peu à peu, jusqu’au jour où, par la force même des choses, l’Église devenant impuissante à le retenir, il lui échappera sans retour.

Même à l’époque où les Pères de l’Église et les conciles jetaient leurs anathèmes contre les spectacles, le christianisme n’avait pu échapper à ce besoin impérieux de toutes les religions naissantes et il avait dû céder à cette loi fatale qui le condamnait à se servir du théâtre que lui-même proscrivait. Dès les premiers siècles de son établissement, on le voit recourir à ce précieux moyen de séduction et de puissance ; il institue des représentations destinées à faire connaître les mystères du culte nouveau, à les propager et à donner aux fidèles des enseignements nobles et élevés.

Noël, la Circoncision, l’Épiphanie, l’Assomption, l’Ascension, la Pentecôte[54], etc., etc., servent de prétexte à des cérémonies symboliques qui se célèbrent dans le temple et auxquelles le peuple accourt en foule.

[54] Pendant le moyen âge, l’usage s’était établi d’accorder au peuple, à l’occasion des principales fêtes de l’année, des immunités et des franchises qui rappelaient absolument celles dont jouissaient les Grecs aux fêtes Dionysiaques.

« L’Église, a dit M. Magnin[55], faisait appel à l’imagination dramatique ; elle instituait des cérémonies figuratives, multipliait les processions et les translations de reliques, et instituait enfin ses offices, qui sont de véritables drames : celui de præsepe ou de la crèche, à Noël ; celui de l’étoile ou des trois rois, à l’Épiphanie ; celui du sépulcre ou des trois Maries, à Pâques, où les trois saintes femmes étaient représentées par trois chanoines, la tête voilée de leur aumusse, ad similitudinem mulierum, comme dit le Rituel ; celui de l’Ascension, où l’on voyait, quelquefois sur le jubé, quelquefois sur la galerie extérieure, au-dessus du portail, un prêtre représenter l’ascension du Christ : toutes cérémonies vraiment mimiques, qui ont fait longtemps l’admiration des fidèles, et dont l’orthodoxie a été reconnue par une bulle d’Innocent III… On voit encore le génie naissant du christianisme s’essayer au drame, soit dans des compositions littéraires et érudites, soit dans les dialogues des liturgies apostoliques, où le prêtre, le diacre et le peuple prennent successivement la parole ; soit surtout dans l’établissement de quelques usages presque scéniques, comme les chants alternatifs pendant les repas communs ou agapes, les danses pratiquées à de certaines processions et autour des tombeaux des martyrs ; soit enfin dans une foule d’autres coutumes. »

[55] Origines du théâtre moderne.

Le christianisme ne se borna pas dans ses tentatives dramatiques aux cérémonies figuratives dont nous venons de parler. Dès le sixième siècle, de véritables jeux scéniques et même l’usage des masques pénètrent dans certains monastères de femmes ; dès les huitième et neuvième siècles les obsèques des abbés et des abbesses se terminent par de petits drames funèbres, dont les religieux et les religieuses se partagent les rôles. Au dixième siècle, on voit fréquemment représenter dans les couvents les vies de saints et les pieuses légendes des martyrs. Aux onzième et douzième siècles, le drame ecclésiastique se déploie dans les cathédrales avec splendeur et magnificence[56].

[56] Magnin, Origines du théâtre moderne.

L’art dramatique n’a donc pas disparu tout entier avec le théâtre romain ; il s’est, il est vrai, complètement modifié et transformé, mais il n’y a pas eu, à proprement parler, d’interruption entre l’art ancien et l’art nouveau. Il en résulta que l’influence des fêtes païennes pénétra dans l’Église chrétienne et que dans maintes coutumes on retrouve leurs traces profondément marquées.

Les cérémonies pieuses qui avaient lieu dans le temple, et où le clergé jouait le premier rôle, n’étaient pas toujours en effet des objets d’édification ; à certains jours de l’année, on y ajoutait des bouffonneries indécentes et les parodies les plus scandaleuses se mêlaient quelquefois à la célébration du culte.

L’Église supporta pendant des siècles ces spectacles sacrilèges ; on ne s’expliquerait pas cette longue tolérance, si l’on ne savait que sa politique a toujours été de transformer ce qu’elle ne pouvait détruire. Les temples du paganisme qui avaient échappé à la ruine, elle les a bénits, puis s’en est servi pour son propre usage. Elle a agi de même pour les traditions païennes qui avaient résisté à ses attaques ; quand elle les vit profondément enracinées dans l’esprit du peuple, au lieu de poursuivre une lutte stérile, elle les adopta et les transforma en légendes chrétiennes. C’est ainsi que l’on vit figurer dans le culte catholique ces idolâtries qui rappelaient à s’y méprendre les fêtes de l’antiquité, les Saturnales, les Calendes, les Lupercales. Les principaux saints de la religion nouvelle se partagèrent la succession des divinités de l’Olympe ; les fêtes de saint Nicolas, saint Martin, saint Éloi, sainte Catherine, donnaient lieu à des réjouissances où revivaient toutes les coutumes du paganisme.

La plus importante de ces fêtes du moyen âge était celle des Fous, appelée aussi fête des Diacres, des Innocents ou de l’Ane[57], suivant les époques et les localités. Elle avait pour but de rappeler aux puissants de la terre que leur supériorité ne serait pas éternelle, et pendant sa durée tous les rangs ecclésiastiques se trouvaient confondus[58]. C’était un souvenir évident des Saturnales.

[57] Il y avait dans la fête de l’Ane un chant qui imitait complètement l’« Evoe, Bacche », des adorateurs de Bacchus.

[58] Elle avait lieu une fois l’an, au mois de décembre, et durait plusieurs jours.

La cérémonie se composait d’une espèce de drame liturgique moitié religieux, moitié burlesque. On dressait le théâtre au milieu même des églises et l’on y commettait toute espèce de folies. On élisait un évêque et même quelquefois un pape des fous ; on le revêtait d’habits pontificaux et on le promenait par la ville au son des cloches et des instruments. Les prêtres se montraient barbouillés de lie et travestis de la manière la plus ridicule, souvent demi-nus ou couverts de peaux de cerf ; ils entraient dans le chœur en dansant et en chantant des chansons obscènes, les diacres et les sous-diacres mangeaient des boudins et des saucisses sur l’autel, devant le célébrant ; ils jouaient, sous ses yeux, aux cartes, aux dés, à la pomme, aux boules, enfin ils brûlaient dans les encensoirs des morceaux de vieilles savates et lui en faisaient respirer l’odeur[59].

[59] Millin. — La fête des fous ne fut définitivement supprimée qu’en 1547.

Les jeunes clercs, les sous-diacres officiaient publiquement à la place des prêtres. Ensuite, « ils se promenaient dans des chariots par les rues, et montaient sur des échafauds, chantant toutes les chansons les plus vilaines et faisant toutes les postures et toutes les bouffonneries les plus effrontées[60]. » Le clergé ne jouait pas seul un rôle dans ces grotesques parodies, les laïques étaient souvent admis à y prendre part.

[60] Mézeray.

Ce ne fut pas seulement dans les cathédrales et dans les collégiales qu’eut lieu cette fête impie ; elle avait pénétré dans les monastères des deux sexes, et le jour de sa célébration on y autorisait les plus coupables folies ; les religieuses elles-mêmes se déguisaient avec une grande indécence[61].

[61] Les bas-reliefs obscènes qui se trouvent sculptés en si grand nombre sur les murs des cathédrales, et où les prêtres eux-mêmes ne sont pas plus respectés que la décence, témoignent encore des excès que le clergé tolérait pendant ces jours de fête.

Ces bouffonneries étranges, et qu’on a peine à s’expliquer aujourd’hui, avaient cependant leur raison d’être ; elles rompaient la monotonie de la vie du cloître et le peuple, gémissant sous la glèbe, frappé sans cesse par les maladies, la famine et la guerre, y trouvait une utile diversion à sa misère et à ses maux.

En dehors de ces fêtes qui n’étaient qu’accidentelles, en dehors des cérémonies pieuses données fréquemment dans les couvents et les églises, il n’y eut en fait d’art dramatique pendant la plus grande partie du moyen âge que les farces grossières des bateleurs.

A côté du théâtre religieux créé par l’Église et resté entièrement sous sa domination, il existait en effet un théâtre populaire. Après la disparition des spectacles sous les invasions des barbares, les jeux des carrefours n’avaient pas complètement disparu ; les mimes, en petit nombre, il est vrai, avaient continué leurs danses et leurs farces, et on les vit pendant plusieurs siècles errer de province en province et « porter la semence de cette mauvaise plante que le christianisme avait arrachée »[62].

[62] Riccoboni, Réflexions historiques et critiques sur les théâtres de l’Europe.

A l’époque de Charlemagne ils reparurent en grand nombre ; ils venaient de l’Orient, où leurs jeux s’étaient perpétués sans interruption.

Pendant les dixième, onzième et douzième siècles, on continua à ne rencontrer en fait de comédiens que des danseurs et des jongleurs ; les uns faisaient métier de réjouir le peuple par des sauts périlleux et des postures ridicules ; les autres se rendaient dans les maisons particulières et contribuaient à l’agrément des festins par leurs chants et leurs danses. Ces spectacles suffisaient à l’imagination des peuples.

A partir du treizième siècle, il n’en est plus ainsi et nous allons voir le drame moderne se dégager peu à peu de la pensée religieuse qui lui a donné naissance.

De même qu’en Grèce le grand nombre des initiés avait forcé les prêtres à quitter le temple et à transporter leurs rites mystérieux dans le terrain sacré qui l’entourait, de même, au moyen âge, le clergé fut insensiblement amené à représenter hors de l’église certains drames liturgiques dont la pompe et l’éclat attiraient une grande affluence et pour lesquels l’espace restreint du sanctuaire devenait insuffisant. On les joua d’abord sur les parvis ou dans les cimetières, qui toujours entouraient les églises.

Ces représentations obtenant le plus grand succès, et le nombre des personnages qui y prenaient part augmentant sans cesse, il fallut recourir au concours des laïques. Le clergé choisit lui-même des acteurs parmi les fidèles, et peu à peu il organisa des confréries qu’il conviait à lui prêter assistance et au besoin à le suppléer.

C’était le premier pas vers l’émancipation du théâtre. Les confréries allaient se trouver entraînées tout naturellement à s’approprier le genre auquel on les exerçait, et à jouer pour leur propre compte.

Quand l’Église comprit que le théâtre était sur le point de lui échapper, loin d’opposer à cette évolution inévitable une résistance inutile, elle se mit elle-même à la tête du mouvement ; puisqu’il devait y avoir un théâtre, elle résolut de le faire sien et de s’en servir pour étendre son influence et sa domination. Elle transporta donc au dehors les spectacles religieux qui jusqu’à ce moment n’avaient eu lieu que dans les églises, les couvents et les cimetières ; mais elle remplaça de simples récits bibliques par des dialogues auxquels elle donna un développement beaucoup plus considérable ; elle les transforma ainsi en véritables drames, destinés à montrer au peuple les mystères de la religion, à éclairer ces âmes naïves et confiantes, et à frapper leur imagination enfantine.

On joua d’abord les divers épisodes de la vie du Christ, la fuite en Égypte, la Passion, le martyre et les miracles des saints, enfin les événements remarquables arrivés aux Croisés pendant leur séjour en Terre sainte[63].

[63] On ne se piquait pas dans ces spectacles d’une pudeur excessive. Dans le Mystère de sainte Barbe, celle-ci était dépouillée nue sur la scène ; fréquemment certains rôles figuratifs consistaient à être tout nus.

Le peuple prenant le plus vif plaisir à ces Mystères, un certain nombre de bourgeois se réunirent pour les représenter régulièrement, et dans ce but ils louèrent au bourg de Saint-Maur un terrain commode où ils élevèrent un théâtre. Ils jouaient tous les dimanches et jours de fête des scènes du Nouveau Testament. Avant de commencer, un acteur s’avançait sur le devant de l’estrade et annonçait ainsi le spectacle au public : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, nous allons représenter devant vous…, etc. » Tous les Mystères se terminaient par ces mots : « Te Deum laudamus. »

Ces bourgeois vivaient en si bonne intelligence avec l’Église, que les curés de Paris avancèrent la grand’messe et retardèrent l’heure des vêpres pour que le clergé pût assister aux représentations[64] ; on vit même pendant fort longtemps des ecclésiastiques prendre part à ces divertissements dramatiques, et monter eux-mêmes sur la scène[65].

[64] M. Magnin cite un manuscrit du quinzième siècle (Bibliothèque nationale) qui contient quarante drames ou miracles, tous en l’honneur de la Vierge, tous précédés ou suivis du sermon, qui leur servait de prologue ou d’épilogue.

[65] Un jour, à Metz, Monseigneur Nicolle, curé de Saint-Victor, faillit mourir en croix. Jean de Nicey, chapelain de Métrange, en jouant Judas, se pendit si maladroitement, qu’on ne le sauva qu’à grand peine. (Fournel, Curiosités théâtrales.)

A une époque où le ciel et l’enfer étaient le but unique et constant des préoccupations du peuple, les Mystères causèrent une ivresse universelle. Malheureusement, cet enthousiasme amena quelquefois des troubles, et en 1398 le prévôt de Paris interdit les représentations de Saint-Maur.

Les artistes coururent implorer la justice de Charles VI. Ce prince fit donner une représentation en sa présence ; il en sortit tellement satisfait, qu’aussitôt, « par des lettres et chartes bien et dûment scellées en lacs de soie et cires vertes », il constitua les acteurs en société régulière sous le titre de Confrères de la Passion, et il leur accorda « permission perpétuelle de représenter tels Mystères qu’il leur conviendrait ». Il était enjoint au prévôt de Paris, ainsi qu’à tous les autres officiers, de ne les molester en aucune façon.

Cette autorisation royale marque bien nettement le moment où l’art dramatique sort enfin de l’Église qui lui a donné asile depuis près de huit siècles, pour entrer définitivement dans le domaine séculier.

Autorisés par les lettres du roi à établir leur industrie à Paris, les Confrères y transportèrent leur théâtre en 1402 et l’y établirent dans l’hôpital de la Charité, qu’ils louèrent aux Prémontrés[66].

[66] Cette maison avait été bâtie hors de la porte de Paris, du côté de Saint-Denis, par deux gentilshommes allemands, pour recevoir les pèlerins et les pauvres voyageurs. Les confrères construisirent dans la grande salle de cet hôpital un théâtre et ils y jouèrent leurs pièces. Il se forma, dans la suite, différentes confréries dans plusieurs villes du royaume. Le Mystère de la Passion se célèbre encore aujourd’hui tous les dix ans à Oberammergau, dans la haute Bavière ; il y a environ quatre cents acteurs qui représentent les principaux événements de l’Écriture, depuis l’expulsion d’Adam et Ève du Paradis terrestre jusqu’à la résurrection de Jésus-Christ.

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