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Les comédiens hors la loi

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XVII
RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

Sommaire : Clairon prend en main la cause des comédiens. — Mémoire de Huerne de la Mothe. — Il est condamné par le Parlement. — Indignation de Voltaire. — L’abbé Grizel et l’Intendant des Menus.

Les comédiens ne se résignaient pas sans peine à la situation douloureuse qui leur était faite, et à plusieurs reprises, pendant le dix-huitième siècle, ils cherchèrent à conquérir les droits que la société civile et la société religieuse leur refusaient obstinément.

Une actrice en particulier, Mlle Clairon, se montrait plus affectée que tout autre de l’indignité dont sa profession était frappée ; c’est elle qui, la première, osa se révolter contre un injuste traitement et s’élever ouvertement contre l’opprobre dont on couvrait sa profession. Par la place considérable qu’elle tenait à la Comédie, par la gloire dont elle était environnée, par l’enthousiasme que le public lui témoignait, l’illustre tragédienne paraissait plus en situation que personne de se faire écouter et d’amener quelque heureux changement dans une situation vraiment intolérable.

En 1760, elle se décida à prendre en main la cause des comédiens ; mais, estimant fort judicieusement qu’à chaque jour suffit sa peine, elle se contenta de protester tout d’abord contre l’excommunication dont les gens de sa caste restaient frappés. Elle supposait avec raison que le jour où l’Église ne persisterait plus dans ses censures, l’État ne tarderait pas à l’imiter. Se défiant de ses propres talents, la tragédienne se borna à jeter quelques notes sur le papier et elle les confia à un avocat au Parlement, M. Huerne de la Mothe, en le priant d’exposer dans un lumineux mémoire toutes les raisons qui militaient en faveur de la réhabilitation religieuse des gens de théâtre. Sous l’empire, s’il faut l’en croire, des scrupules religieux qui tourmentaient sa conscience, elle écrivit à son avocat :

« Monsieur, la confiance que j’ai en vos lumières et la juste douleur que me cause l’excommunication et, par conséquent, l’infamie qu’on attache à mon état, me fait vous prier de jeter les yeux sur les mémoires ci-joints.

« Née citoyenne, élevée dans la religion chrétienne catholique que suivaient mes pères, je respecte ses ministres, je suis soumise aux décisions de l’Église. D’après cette profession de foi, et ce que j’ai pu rassembler de preuves, de titres pour et contre ma profession, voyez sans me flatter ce que je dois espérer ou craindre. Quelque chose que vous décidiez, je vous aurai la plus grande obligation de fixer mon incertitude ; elle est affreuse pour une âme pénétrée de ses devoirs[320]… »

[320] Clairon dans ses Mémoires prétend à tort n’avoir eu qu’une part très indirecte à la publication du travail de Huerne.

Se conformant aux instructions de la comédienne, Huerne résuma la question dans une brochure qu’il intitula : Liberté de la France contre le pouvoir arbitraire de l’excommunication. Il reprenait tout ce qui avait déjà été dit sur le sujet par Voltaire et les quelques personnes qui s’en étaient occupées ; mais il avait le tort de le dire en moins bons termes. L’auteur affirmait qu’il n’existait contre les comédiens aucunes lois formelles de l’Église et il mettait le clergé au défi de les produire ; il assurait en outre que l’excommunication n’était valable que sous certaines conditions dont aucune n’avait été remplie.

A ce propos, il entrait dans une discussion interminable et absolument incompréhensible sur les pouvoirs que possédait l’Église en France au point de vue de l’excommunication.

Ce travail aussi diffus que long ne fut pas accueilli avec faveur. « Le mémoire de Huerne, dit Grimm, est d’un imbécile, et si cruellement fait et si mal écrit, qu’il n’est pas possible d’en soutenir la lecture. » « Comment lire sans se fâcher, s’écrie Voltaire, le détestable style du détestable avocat qui a fait un mémoire si illisible[321] ? »

[321] A d’Argental, 27 avril 1761.

Malheureusement pour lui, Huerne, entraîné par son sujet, avait parlé en termes peu mesurés du cardinal de Noailles et de l’Église en général. C’était une grave imprudence, on le lui fit bien voir. Les avocats s’empressèrent de repousser de leur corps un confrère aussi compromettant, et d’eux-mêmes ils le déférèrent au Parlement en y dénonçant son ouvrage. Le bâtonnier des avocats, vu la gravité de l’affaire, porta lui-même la parole devant le Parlement et il qualifia en termes indignés les piteuses élucubrations de son collègue.

« Il n’y a aucune de ces pièces, s’écria-t-il, où il n’y ait du venin ; nous oserions même assurer qu’à chaque page il a des propos inconvenants et des erreurs ou des impiétés… C’est une critique indécente de tout ce qui condamne la comédie et frappe sur les acteurs ; ce n’est qu’un tissu de propositions scandaleuses, de principes erronés, de fausses maximes et de propos injurieux à la religion, contraires aux bonnes mœurs, attentatoires aux deux puissances… Le tout est un ouvrage de ténèbres… »

Après le bâtonnier des avocats, Me Omer Joly de Fleury, avocat général, demanda la parole, et il requit une condamnation sévère contre l’audacieux apologiste des comédiens. Sur ses conclusions on prit un arrêté qui condamnait le livre à être lacéré et brûlé par la main de l’exécuteur de la haute justice et ordonnait que ledit Huerne de la Mothe serait et demeurerait rayé du tableau des avocats[322].

[322] 11 mai 1761.

La sentence prononcée, le premier président fit un petit compliment de circonstance au bâtonnier et aux avocats en les félicitant de leur zèle pour tout ce qui intéressait l’ordre public et la discipline du barreau.

Le lendemain l’exécution eut lieu dans la cour du Palais, au pied du grand escalier. En apprenant cet autodafé, Voltaire écrivait à Helvétius : « Voilà un pauvre bavard rayé du tableau des bavards, et la consultation de Mlle Clairon incendiée. Une pauvre fille demande à être chrétienne et on ne veut pas qu’elle le soit. Eh ! messieurs les inquisiteurs, accordez-vous donc ! »

Clairon comprit que la cause qui lui tenait tant au cœur n’était pas encore mûre pour la discussion, et elle se résigna à attendre des jours meilleurs. Elle ne voulut pas cependant avoir le dessous, du moins aux yeux du public, dans une affaire qui avait fait un bruit énorme, et laisser sur le pavé celui qui s’était compromis pour elle. Elle alla trouver le duc de Choiseul et sollicita un dédommagement en faveur de Huerne de la Mothe.

Le duc, en homme d’esprit, lui répondit que ceux qui avaient condamné l’ouvrage n’avaient probablement jamais été à la Comédie, et il s’empressa de créer dans son ministère un bureau particulier à la tête duquel il plaça l’avocat des comédiens avec 3800 livres d’appointements et un logement à Versailles.

L’ouvrage de Huerne provoqua un certain nombre de réponses, et le sujet devint d’actualité. On ne voyait plus que brochures pour ou contre les comédiens.

Chevrier[323], qui rédigeait l’Observateur des spectacles, publia dans son journal une lettre assez plaisante d’un soi-disant marchand d’étoffes de la rue Saint-Honoré. Cet honorable commerçant avait lu, pour son malheur, une brochure intitulée : Examen des motifs des condamnations prononcées contre les comédiens, et aussitôt ses scrupules s’étaient éveillés. La lettre est adressée à un docteur de Sorbonne, auquel il soumet le cas qui trouble sa quiétude :

[323] « M. de Chevrier, lit-on dans les Anecdotes dramatiques, partit le 2 juillet pour Amsterdam. Il descendit à l’hôtel de Turenne et se coucha à onze heures après un copieux souper. A trois heures du matin, il fut incommodé ; il se leva, on vint le soigner, tout à coup il s’écria : « Je n’en puis plus, j’étouffe », et dans l’instant il fit la grimace au plancher. Le chirurgien arriva au moment qu’il venoit d’expirer ; il parut étonné qu’un auteur se soit avisé de mourir d’une indigestion. Effectivement cela est impertinent :

« Un prélat peut mourir d’un coulis trop épais,
Mais un auteur, ô temps, ô mœurs, ô siècle !… »

« Monsieur, je viens de parcourir un livre qui alarme ma conscience ; le casuiste qui a composé l’ouvrage dont j’ai l’honneur de vous entretenir ne condamne point la comédie en elle-même, et j’en suis charmé, car j’aime à rire, mais il soutient que les condamnations prononcées par l’Église contre les comédiens sont justes, parce que le spectacle est une assemblée où des objets mondains s’offrent aux yeux, touchent le cœur, et le font passer du scandale au crime.

« Le rôle que je joue dans ma boutique m’intimide autant que si je représentais sur le théâtre de la Comédie française.

« Je ne puis plus ouvrir ma boutique sans risquer mon salut ; j’ai huit enfants, je vends en conscience ; ayez la bonté de m’indiquer la voie que je dois suivre, car enfin je suis damné, s’il est vrai que ceux qui tiennent des assemblées ou des objets mondains, etc…, essuient ce funeste sort.

« Les comédiens sont autorisés par le prince à représenter leurs pièces ; je vends mes étoffes avec privilège. L’affiche annonce le spectacle du jour, et les acteurs n’obligent personne à y venir ; plus coupable qu’eux dans cette circonstance, j’ai, indépendamment de mon enseigne, qui avertit les passants, une femme et deux filles jolies dont les discours agaçants et les yeux tendres attirent les chalands : ils entrent, de jolies femmes arrivent, et voilà le moment critique pour ma conscience…

« Encore un coup, monsieur, je ne décide point si ces proscriptions sont fondées, mais je suis malheureusement autorisé à penser que les mêmes peines me menacent avec plus de raison encore, puisque ma boutique, que je suis obligé d’ouvrir à tout le monde, et le luxe dont je dois augmenter le progrès pour le soutien de mon commerce, me rendent bien plus coupable que les comédiens à qui on reproche les mêmes inconvénients.

« Daignez me retirer de cet abîme en me persuadant que je puis vendre des étoffes en conscience, sans craindre les foudres de l’Église romaine. »

Dès qu’il connut les événements qui se passaient à Paris, Voltaire ne put s’empêcher de protester avec indignation contre le jugement du Parlement ; en même temps il cherchait par ses témoignages d’estime et d’affection à consoler les comédiens de leur mésaventure et à mettre un peu de baume sur une blessure que les récentes discussions venaient de raviver cruellement.

S’adressant à Lekain il lui dit :

« Mon cher Roscius, je vous écris rarement. La poste est trop chère pour vous faire payer des lettres inutiles.

« J’ai lu le mémoire de votre avocat contre les excommuniants. Il y a des choses dont il est à souhaiter qu’il eût été mieux informé. J’avais écrit, il y a quelques années au confesseur du pape, à un théologien pantalon de Venise, à un preti buggerone de Florence et à un autre de Rome pour avoir des autorités sur cette matière ; je crois que je remis les réponses entre les mains de M. d’Argental.

« Cette excommunication est un reste de la barbarie absurde dans laquelle nous avons croupi. Cela fait détester ceux qu’on appelle rigoristes, ce sont des monstres ennemis de la société. On accable les jésuites et on fait bien, ils étaient trop insolents. Mais on laisse dominer les jansénistes et on fait mal. Il faudrait, pour saisir un juste milieu et pour prendre un parti modéré et honnête, étrangler l’auteur des Nouvelles ecclésiastiques avec les boyaux de frère Bertier. Sur ce je vous embrasse. »

A la suite de la déconvenue qu’elle venait d’éprouver, Clairon songeait à quitter la scène. Prévenu de ces dispositions, le poète prodiguait à la tragédienne les plus délicates flatteries.

« Ménagez votre santé qui est encore plus précieuse que la perfection de votre art, lui écrivait-il. J’aurais bien voulu que vous eussiez pu passer quelques mois auprès d’Esculape-Tronchin ; je me flatte qu’il vous aurait mise en état d’orner longtemps la scène française, à laquelle vous êtes si nécessaire. Quand on pousse l’art aussi loin que vous, il devient respectable, même à ceux qui ont la grossièreté barbare de le condamner. Je ne prononce pas votre nom, je ne lis pas un morceau de Corneille ou une pièce de Racine sans une véhémente indignation contre les fripons et contre les fanatiques qui ont l’insolence de proscrire un art qu’ils devraient du moins étudier pour mériter, s’il se peut, d’être entendus, quand ils osent parler. Il y a tantôt soixante ans que cette infâme superstition me met en colère. Ces animaux-là entendent bien peu leurs intérêts de révolter contre eux ceux qui savent penser, parler et écrire, et de les mettre dans la nécessité de les traiter comme les derniers des hommes. L’odieuse contradiction de nos Français, chez qui on flétrit ce qu’on admire, doit vous déplaire autant qu’à moi, et vous donner de violents dégoûts…

« Adieu, mademoiselle, soyez aussi heureuse que vous méritez de l’être, croyez que je vous admire autant que je méprise les ennemis de la raison et des arts, et que je vous aime autant que je les déteste[324]. »

[324] Ferney, 23 juillet 1761.

Voltaire était désolé qu’on ait laissé paraître le pitoyable ouvrage de Huerne de la Mothe. Pourquoi Clairon ne s’était-elle pas adressée à lui ? Avec quel plaisir, avec quelle joie ne se serait-il pas chargé de défendre ses chers comédiens ? N’avait-il pas entre les mains des pièces péremptoires, entre autres la décision du confesseur de Clément XII, qu’on lui avait confiée, il y a plus de vingt ans[325] ? Mais le mal était fait, il fallait recourir à un autre moyen.

[325] A Mlle Clairon, 7 août 1761.

Le philosophe rappelait alors qu’il existait une ordonnance de Louis XIII où il était dit expressément : « Nous voulons que l’exercice des comédiens, qui peut divertir innocemment nos peuples, ne puisse leur être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce public. » Cette déclaration avait été enregistrée au Parlement. Quoi de plus simple que de la faire renouveler ? Il suffisait d’un peu de bonne volonté de la part des Gentilshommes. Le roi aurait simplement à déclarer que : « Sur le compte à lui rendu par les quatre premiers Gentilshommes de sa chambre, et sur sa propre expérience que jamais les comédiens n’ont contrevenu à la déclaration de 1641, il les maintient dans tous les droits de la société, et dans toutes les prérogatives des citoyens attachés particulièrement à son service[326]. »

[326] Voltaire à Mlle Clairon, 27 août 1761.

Malheureusement les choses les plus simples sont souvent les plus difficiles à obtenir, et Clairon, malgré toute son influence sur les Gentilshommes, ne parvint pas à obtenir leur intervention.

Voltaire ne put contenir son impatience plus longtemps et à son tour il entra dans la lice en publiant la spirituelle conversation de l’Intendant des Menus avec l’abbé Grizel. Il y exposait avec verve et gaieté toutes les raisons qui militaient en faveur des comédiens :

« Je suppose, disait l’Intendant des Menus à l’abbé Grizel, que nous n’eussions jamais entendu parler de comédie avant Louis XIV ; je suppose que ce prince eût été le premier qui eût donné des spectacles, qu’il eût fait composer Cinna, Athalie et le Misanthrope, qu’il les eût fait représenter par des seigneurs et des dames devant tous les ambassadeurs de l’Europe ; je demande s’il serait tombé dans l’esprit du curé La Chétardie, ou du curé Fantin, connus tous deux par les mêmes aventures, ou d’un seul autre curé, ou d’un seul habitué, ou d’un seul moine, d’excommunier ces seigneurs et ces dames, et Louis XIV lui-même ; de leur refuser le sacrement du mariage et la sépulture !

« Non, sans doute, dit l’abbé Grizel ; une si absurde impertinence n’aurait passé par la tête de personne. »

« Je vais plus loin, dit l’Intendant des Menus. Quand Louis XIV et toute sa cour dansèrent sur le théâtre, quand Louis XV dansa avec tant de jeunes seigneurs de son âge dans la salle des Tuileries, pensez-vous qu’ils aient été excommuniés ? »

« Vous vous moquez de moi, dit Grizel ; nous sommes bien bêtes, je l’avoue, mais nous ne le sommes pas assez pour imaginer une telle sottise. »

L’abbé fait alors observer à son interlocuteur que tout le mal vient de ce que les acteurs jouent pour de l’argent ; c’est là le fait délictueux qui attire sur eux les foudres de l’Église.

« Eh quoi ! reprend le Menu, c’est uniquement, dites-vous, parce qu’on paye vingt sous au parterre ; cependant ces vingt sous ne changent point l’espèce : les choses ne sont ni meilleures ni pires, soit qu’on les paye, soit qu’on les ait gratis. Un De profundis tire également une âme du purgatoire, soit qu’on le chante pour dix écus en musique, soit qu’on vous le donne en faux-bourdon pour douze francs, soit qu’on vous le psalmodie par charité : donc Cinna et Athalie ne sont pas plus diaboliques quand ils sont représentés pour vingt sous, que quand le roi veut bien en gratifier sa cour. Or, si on n’a pas excommunié Louis XIV quand il dansa pour son plaisir, il ne paraît pas juste qu’on excommunie ceux qui donnent ce plaisir pour quelque argent avec la permission du roi de France… »

« Il y a des tempéraments, répond Grizel ; tout dépend sagement de la volonté arbitraire d’un curé ou d’un vicaire. Nous sommes assez heureux et assez sages pour n’avoir en France aucune règle certaine. »

« Soyez logiques, cependant, reprend l’Intendant. Les canons de vos conciles excommunient aussi bien les sorciers que les comédiens ; or vous enterrez des sorciers en terre sainte et vous refuseriez la sépulture à Mlle Clairon si elle mourait après avoir joué Pauline ? »

« Je vous ai déjà dit, riposte l’abbé, que cela est arbitraire. J’enterrerais de tout mon cœur Mlle Clairon, s’il y avait un gros honoraire à gagner ; mais il se peut qu’il se trouve un curé qui fasse le difficile : alors on ne s’avisera pas de faire du fracas en sa faveur, et d’appeler comme d’abus au Parlement. Les acteurs de Sa Majesté sont d’ordinaire des citoyens nés de familles pauvres ; leurs parents n’ont ni assez d’argent, ni assez de crédit pour gagner un procès ; le public ne s’en soucie guère ; il jouit des talents de Mlle Lecouvreur pendant sa vie, il la laissa traiter comme un chien après sa mort, et ne fit qu’en rire. »

Le Menu arrive à un argument capital et de nature à terrasser son adversaire :

« Monsieur, oubliez-vous que les comédiens sont gagés par le roi, et que vous ne pouvez pas excommunier un officier du roi faisant sa charge ? Donc il ne vous est pas permis d’excommunier un comédien du roi jouant Cinna et Polyeucte par ordre du roi[327]. »

[327] On lit en effet dans les Lois ecclésiastiques : « On ne peut excommunier les officiers du roi pour tout ce qui regarde les fonctions de leur charge. »

« Et où avez-vous pris, dit Grizel, que nous ne pouvons damner un officier du roi ? C’est apparemment dans vos libertés de l’Église gallicane ? Mais ne savez-vous pas que nous excommunions les rois eux-mêmes…, que nous sommes les maîtres d’anathématiser tous les princes, et de les faire mourir de mort subite ; et après cela vous irez vous lamenter de ce que nous tombons sur quelques princes de théâtre ? »

L’Intendant des Menus, un peu piqué, répond à son interlocuteur :

« Monsieur, excommuniez mes maîtres tant qu’il vous plaira, ils sauront bien vous punir ; mais songez que c’est moi qui porte aux acteurs de Sa Majesté l’ordre de venir se damner devant elle. S’ils sont hors du giron, je suis hors du giron ; s’ils pèchent mortellement en faisant verser des larmes à des hommes vertueux dans des pièces vertueuses, c’est moi qui les fais pécher ; s’ils vont à tous les diables, c’est moi qui les y mène. Je reçois l’ordre des premiers Gentilshommes de la chambre, ils sont plus coupables que moi ; le roi et la reine, qui ordonnent qu’on les amuse et qu’on les instruise, sont cent fois plus coupables encore. Voyez, s’il vous plaît, à quel point vous êtes absurde ; vous souffrez que des citoyens au service de Sa Majesté soient jetés aux chiens, pendant qu’à Rome et dans tous les autres pays on les traite honnêtement pendant leur vie et après leur mort. »

Grizel riposte à cet argument : « Ne voyez-vous pas que c’est parce que nous sommes un peuple grave, sérieux, conséquent, supérieur en tout aux autres peuples ? Tout est contradiction chez nous. La France est le royaume de l’esprit et de la sottise, de l’industrie et de la paresse, de la philosophie et du fanatisme, de la gaieté et du pédantisme, des lois et des abus, du bon goût et de l’impertinence… Le pape est assez puissant en Italie pour n’avoir pas besoin d’excommunier d’honnêtes gens qui ont des talents estimables ; mais il est des animaux dans Paris, aux cheveux plats, et à l’esprit de même, qui sont dans la nécessité de se faire valoir. S’ils ne cabalent pas, s’ils ne prêchent pas le rigorisme, s’ils ne crient pas contre les beaux-arts, ils se trouvent anéantis dans la foule. Les passants ne regardent les chiens que quand ils aboient, et on veut être regardé. Tout est jalousie de métier dans ce monde. Je vous dis notre secret ; ne me décelez pas, et faites-moi le plaisir de me donner une loge grillée à la première tragédie de M. Colardeau. »

« Je vous le promets, dit l’Intendant. J’aime votre franchise ; laissons paisiblement subsister de vieilles sottises ; peut-être tomberont-elles d’elles-mêmes, et nos petits-enfants nous traiteront de bonnes gens comme nous traitons nos pères d’imbéciles. »

La prophétie de Voltaire s’est réalisée.

Il faut reconnaître que si la conversation de l’Intendant des Menus avec l’abbé Grizel brillait par une verve étincelante, jointe à beaucoup de bon sens, elle n’était guère de nature à faire revenir le clergé des préventions qu’il nourrissait contre les comédiens et qu’en somme le philosophe servait assez mal ses protégés. Du reste il n’examinait qu’un côté de la question, et il aurait dû, pour se montrer équitable, attaquer les lois civiles avec non moins de violence que les lois religieuses. Les unes n’étaient pas moins inconséquentes que les autres.

L’incident qui eut lieu lors des obsèques de Sarrazin montra bientôt qu’on se trouvait plus que jamais éloigné de la conciliation et de l’apaisement. Jusqu’alors on n’avait pas, en général, contesté aux comédiens le droit de faire dire des prières pour l’âme de leurs camarades morts réconciliés avec l’Église. Ainsi en 1761, lors de la mort de Mlle Camouche[328], jeune actrice de la troupe française, les Comédiens firent célébrer un service à la paroisse de Saint-Sulpice, et ils y assistèrent en corps, après y avoir invité tous les gens de leur connaissance par des billets imprimés.

[328] Mlle Camouche était à peine âgée de vingt ans ; elle avait débuté trois ans auparavant dans les grands rôles tragiques. Sa figure était belle, mais ses talents médiocres. Avant de mourir, Mlle Camouche avait renoncé à sa profession, aussi fut-elle enterrée à l’église.

L’année suivante, Sarrazin[329] mourut. Retiré du théâtre depuis plusieurs années, il obtint sans difficulté les secours de la religion et fut enterré à Saint-Sulpice. Mais quand ses camarades, quelques jours plus tard, voulurent faire dire un service en son honneur, ils se heurtèrent à un refus formel ; on leur répondit que les curés ne pouvaient pas dire de prières à la requête de gens excommuniés.

[329] Sarrazin (1729-1759) porta d’abord le petit collet puis il embrassa la carrière théâtrale. « C’était un grand comédien, dit Grimm. Aucun de ses confrères n’a jamais approché de la simplicité et de la vérité de son jeu. » Voltaire était loin de partager cet enthousiasme ; il prétendait que Sarrazin récitait les vers comme on lit la Gazette. Un jour, dans une répétition, agacé de la mollesse de l’acteur, il lui cria à brûle-pourpoint : « Mais, monsieur, songez donc que vous êtes Brutus, le plus ferme de tous les consuls romains, et qu’il ne faut pas parler au dieu Mars comme si vous disiez : « Ah ! bonne sainte Vierge, faites-moi gagner un lot de cent francs à la loterie. »

Un refus du même genre, mais plus étrange encore, se produisit peu de temps après et provoqua un scandale qui amusa tout Paris. En 1763, Crébillon, l’un des quarante de l’Académie française, succomba à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Peu d’auteurs avaient joui depuis le commencement du siècle d’autant de réputation ; il la devait plus encore à sa longue rivalité avec Voltaire qu’à son propre talent[330].

[330] Il était né le 15 février 1674. « Il jouissait sur la fin de ses jours, raconte Favart, de sept à huit mille livres de rente ; mais les femmes, par l’ascendant qu’elles avaient sur lui, le dépouillaient de tout. Il était souvent obligé, pour vivre, d’avoir recours à la bourse de ses amis. Il adorait le sexe, mais ne l’estimait point. Il n’a jamais respecté que deux sœurs, filles d’un apothicaire nommé Péage : il leur fit deux enfants par délicatesse de sentiment. Le père, qui ne connaissait pas ce raffinement-là, prétendit que l’honneur de sa famille était blessé, et qu’il fallait que M. de Crébillon épousât tout au moins une des deux, en lui laissant la liberté du choix. Le hasard en décida, et notre auteur se maria à la mère de M. Crébillon fils ; l’autre devint ce qu’elle put. Il ne goûta pas longtemps les douceurs du mariage ; il fut si affligé de la mort de son épouse, qu’il cherchait partout des consolations. Dans l’espérance où il était de pouvoir trouver une femme aussi estimable que celle qu’il avait perdue, il mettait à l’essai toutes celles qu’il rencontrait. La passion qu’il ressentait pour les femmes n’était balancée que par celle qu’il avait pour les animaux domestiques. » (Journal de Favart.)

Les Comédiens français, désireux de témoigner publiquement leur reconnaissance à l’auteur qui pendant si longtemps avait illustré leur scène, résolurent de faire dire une messe pour le repos de son âme. Ce souhait n’avait rien d’extravagant ni de répréhensible. Cependant, craignant, s’ils sollicitaient un curé de Paris, de s’exposer à un refus fort humiliant, les Comédiens eurent l’idée assez ingénieuse de s’adresser à l’église de Saint-Jean-de-Latran, qui appartenait à l’Ordre de Malte et ne se trouvait pas placée sous la juridiction de l’archevêque de Paris.

Le curé de Saint-Jean-de-Latran se laissa persuader et il s’engagea à célébrer le 6 juillet un service solennel. Ravis d’une faveur aussi inespérée, les Comédiens saisirent avec empressement l’occasion de mettre le clergé dans l’embarras en faisant une manifestation qui contrastât avec leur situation d’excommuniés. Tout ce que Paris comptait de plus distingué par la naissance et par le rang, tous les membres des académies, tous les gens de lettres furent conviés par des billets imprimés de la part de Messieurs les Comédiens français et du Roi.

Les avenues de l’église, ainsi que la porte, étaient tendues de noir ; à l’intérieur de longues draperies noires semées de larmes d’argent tapissaient toute la nef. De grands candélabres d’argent avec des girandoles d’or supportaient un luminaire considérable, qui seul rompait la profonde obscurité dans laquelle le temple était plongé. L’éclat des lumières, au milieu de ces draperies mortuaires, produisait l’effet le plus saisissant[331].

[331] L’Almanach des spectacles, auquel nous empruntons ces détails, ne tarit pas en descriptions sur cette importante cérémonie.

Tout le clergé, revêtu de ses plus beaux ornements, figurait à l’autel. La majesté du lieu, la solennité du service, le recueillement des assistants, tout contribuait à la pompe de la cérémonie.

Les Comédiens français faisaient naturellement les honneurs ; ils attendaient les invités à la porte de l’Église et les conduisaient aux places qui leur étaient réservées. M. de Crébillon, fils du défunt, occupait le premier rang. Les assistants furent si nombreux qu’à peine le vaisseau put les contenir. L’Académie française envoya une députation. L’Opéra, la Comédie italienne, tous les corps comiques assistèrent au service.

La Comédie se trouvait au grand complet, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre ; les actrices étaient sans rouge. Mlle Clairon, portant un long manteau de deuil, représentait avec beaucoup de dignité ; ses camarades tenaient à la main de superbes missels tout neufs achetés pour la circonstance. L’assistance se rendit à l’offrande dans le plus grand ordre, et les acteurs se firent remarquer par leur générosité. Cette brillante cérémonie devait avoir des suites.

L’archevêque de Paris[332], qui n’avait pu l’empêcher à temps, fit les reproches les plus vifs à l’Ordre de Malte et il demanda la suppression du privilège qui enlevait l’église à son autorité. On tint aussitôt un consistoire chez l’ambassadeur de l’Ordre et, dans l’espoir d’apaiser la colère du prélat, il fut décidé que le curé de Saint-Jean-de-Latran recevrait une punition pour avoir causé un scandale dans l’Église de Paris en communiquant avec des excommuniés. L’infortuné curé fut condamné à trois mois de séminaire, et de plus à distribuer aux pauvres l’argent qu’il avait reçu pour les frais du service.

[332] M. de Beaumont.

A cette nouvelle les Comédiens montrèrent la plus vive indignation. Ils s’adressèrent aux premiers Gentilshommes et aux Ministres pour avoir raison de cet outrage. Clairon voulait que la Comédie donnât sa démission en masse pour forcer la cour à faire enfin abolir cette loi absurde portée contre des gens que « le roi pensionnait pour se donner au diable ». Mais le préjugé était encore trop puissant ; tous les efforts échouèrent, et il fallut se résigner à attendre une occasion meilleure.

Le scandale provoqué par la cérémonie de Saint-Jean-de-Latran fit du tort à Crébillon, qui n’en pouvait mais. Son buste en marbre fut exécuté par l’ordre du roi ; quand il fut terminé, on voulut le poser dans l’église Saint-Gervais, où le célèbre auteur était inhumé, mais le curé s’y opposa formellement, « à la sollicitation, dit Favart, de plusieurs dévotes qui trouvent très scandaleux que le buste d’un homme d’esprit mort en bon chrétien figure à côté des simulacres de MM. les marguilliers qui n’étaient que des sots[333]. »

[333] Favart à Durazzo, 17 avril 1764.

Le curé cependant finit par revenir à des sentiments plus conciliants et il laissa la troupe comique élever dans l’église une statue et un mausolée, avec tous les attributs du théâtre, à l’auteur de Rhadamiste.

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