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Les comédiens hors la loi

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VIII
DIX-SEPTIÈME SIÈCLE (SUITE)
1673-1689

Sommaire : Lulli obtient l’autorisation d’établir l’Opéra au théâtre du Palais-Royal. — La troupe de Molière, dépossédée, achète le théâtre de la rue Guénégaud. — Elle se réunit à la troupe du Marais. — En 1680, Louis XIV ordonne la fusion des deux troupes de l’Hôtel de Bourgogne et de Guénégaud. — La Comédie française est constituée. — Autorité des gentilshommes de la chambre. — La Dauphine. — Les spectacles sont fermés pendant la quinzaine de Pâques. — La Comédie est expulsée de l’hôtel Guénégaud. — Après des pérégrinations sans nombre, elle s’établit au jeu de paume de l’Étoile.

La troupe de Molière n’eut pas seulement la douleur de perdre le chef dont elle tirait toute son illustration, un nouveau malheur lui était réservé. Lulli, en 1672, avait fait révoquer à son profit le privilège de l’abbé Perrin et il s’était emparé de l’Opéra[160] ; aussitôt la mort de Molière, il sollicita la permission de s’établir au théâtre du Palais-Royal et il l’obtint, grâce à la protection dont Louis XIV ne cessait de lui donner des preuves[161].

[160] Personne ne fut plus jaloux que Lulli du privilège qui lui était concédé. Il défendit la musique aux Italiens, parce que c’était empiéter sur ses droits. On vit alors paraître sur la scène à la Comédie italienne un âne qui se mit à braire : « Taisez-vous, insolent, lui dit Arlequin, la musique nous est défendue. » En 1677, il fit interdire les représentations des marionnettes parce qu’elles chantaient et que l’Opéra seul avait le droit de chanter. Il fit défendre aux comédiens français d’avoir plus de six violons dans leur orchestre, parce que l’Opéra seul avait le droit de faire de la musique. Même pour chanter ou faire de la musique dans les théâtres de société, il fallait obtenir l’autorisation par écrit de Lulli.

[161] L’Opéra installé au Palais-Royal y resta pendant tout le dix-huitième siècle.

La troupe de Molière, dépossédée de son théâtre, fut obligée d’émigrer ; elle acheta rue Mazarine une maison dans laquelle se trouvait une fort belle salle et on désigna la nouvelle installation sous le nom de théâtre de Guénégaud. En même temps, dans l’espoir de combler le vide qu’avait laissé dans ses rangs la mort de l’illustre comédien, elle se réunit à la troupe du Marais. Colbert autorisa la fusion des deux troupes et il composa lui-même la liste des acteurs. On trouve là la première intervention directe et formelle du pouvoir royal dans les affaires de la comédie.

De 1673 à 1680 il n’y eut donc que deux troupes de comédiens français à Paris, la troupe de Guénégaud et celle de l’hôtel de Bourgogne.

En 1680, Louis XIV, désireux de posséder un théâtre où tous les talents fussent rassemblés, réunit en une seule les deux troupes, et il lui donna le privilège exclusif de représenter dans Paris[162].

[162] Le roi adressa, le 22 octobre, au lieutenant général de police une lettre de cachet ordonnant la réunion des comédiens de l’hôtel de Bourgogne et de Guénégaud. En vertu de cet ordre signé Colbert, les comédiens furent autorisés à former une société et à passer entre eux des actes d’union.

La nouvelle troupe s’établit au théâtre Guénégaud[163] ; elle prit le titre de Comédiens du Roi et, par un brevet du 24 août 1682, Louis XIV lui accorda une pension annuelle de 12 000 livres.

[163] Les Italiens, expulsés du Palais-Royal en même temps que la troupe de Molière, profitèrent de la réunion des deux troupes au théâtre Guénégaud pour se faire attribuer l’hôtel de Bourgogne. De cette façon ils purent représenter tous les jours ; mais ils jouèrent souvent en français, ce qui était contraire au privilège qu’on venait d’accorder aux Comédiens du Roi : ces derniers réclamèrent et la contestation fut portée devant Louis XIV. Baron pour les Français, Dominique pour les Italiens, s’étaient chargés de plaider la cause de leurs camarades. Dès que Baron eut exposé ses raisons, Dominique, s’adressant au roi, lui dit avant de commencer : « En quelle langue Votre Majesté veut-elle que je parle ? » « Eh ! parle comme tu voudras », lui dit le roi. « J’ai gagné mon procès, répliqua Dominique, nous ne demandons pas autre chose. » Le roi se mit à rire et déclara qu’il ne s’en dédirait pas.

La même année, les Comédiens furent autorisés à prélever leurs frais journaliers sur la recette du théâtre, avant de donner une participation quelconque aux auteurs[164].

[164] Depuis quelques années, les acteurs avaient renoncé à l’usage d’acheter les pièces pour un prix débattu.

A partir de ce jour la Comédie française est constituée ; les Comédiens, il est vrai, perdent leur liberté et se trouvent placés dans une dépendance complète : ils font partie de la Maison du Roi, ils appartiennent au monarque d’une façon absolue et sans réserve. Mais le roi ne peut s’occuper des affaires intérieures du théâtre, des détails continuels de la gestion, et il délègue ses pouvoirs aux quatre premiers gentilshommes de la chambre qui agiront et ordonneront en son nom. C’est ainsi que les Gentilshommes se trouvèrent investis d’une autorité qui, d’abord assez restreinte, se transforma plus tard en une tyrannie journalière[165].

[165] Mercier, dans la querelle qu’il eut avec les Comédiens en 1775, a donné l’origine de cette charge de gentilhomme de la chambre : « Ces charges, dit-il, sont un démembrement de celle du grand chambrier de France, office très ancien, qui existait à la cour des Césars avant la naissance de la monarchie française. Ceux qui en étaient pourvus se nommaient Præpositi sacri cubiculi. Les fonctions de cet office consistaient originairement, selon le Père Anselme, à coucher le roi, le lever, faire son lit et sa chambre… Pour donner de la dignité à cet office, le roi inféoda la charge et la conféra pour être tenue à foi et hommage. Par là celui qui en était pourvu devenait vassal immédiat du prince, avait le droit de le suivre à la guerre et de combattre à ses côtés ; un tel honneur rendit cette charge une des premières dignités de l’État. En 824 on voit cet office exercé par Bonnard, comte de Barcelone. Mais le fief de grand chambrier étant sans domaines, on crut devoir lui en assigner un et l’on y attacha quelques droits à percevoir, par forme de cens, sur les communautés des cloutiers, des marchands de chapeaux et de vieilles robes. Ce droit fut supprimé par François Ier. Le même roi jugea à propos de diviser les fonctions domestiques de cette charge entre deux officiers, sous la dénomination de premiers gentilshommes de la chambre. Depuis cette époque, leur nombre a été porté à quatre. Mais on n’a point inféodé leur charge, on n’a point recréé en leur faveur le cens et la justice qui constituaient le fief de la grande chambrerie ; il ne leur reste donc de cet office que des droits sans juridiction et des devoirs circonscrits dans l’intérieur du palais, etc. » (Grimm, Corresp. littér., août 1775.)

Dès 1680, le duc de Créqui arrête la liste de la nouvelle troupe et renvoie les acteurs qui ne lui conviennent pas. En 1684, un nouvel arrêté fixe la situation des Comédiens vis-à-vis des Gentilshommes :

« Les ordres qui viendront de la part de messieurs les premiers gentilshommes de la chambre du roi aux Comédiens, seront mis entre les mains du contrôleur général de l’argenterie et menus plaisirs en exercice, qui en délivrera des copies signées de lui toutes les fois que les Comédiens l’en requerront. Et, pour ce qui concerne la troupe en général et les rôles des pièces à jouer en particulier, aucun des Comédiens ne pourra distribuer lesdits rôles, ni faire autre chose concernant le théâtre que de leur consentement, et, en cas de difficultés, ils s’adresseront à leurs supérieurs. A l’égard des pièces pour la cour, on leur prescrira les rôles qu’ils doivent jouer. Fait à Versailles, le 18 juin 1684, signé : le duc de Créqui[166]. »

[166] Bib. nat., Mss. 24 330, (Despois).

Ainsi les pouvoirs des Gentilshommes de la chambre ne se bornent pas, comme cela eût été raisonnable, au service à la cour ; ils s’étendent encore sur le service des Comédiens à la ville.

Au début, cette autorité n’eut pas lieu de s’exercer très fréquemment, car le roi pria la Dauphine, cette Allemande disgracieuse et revêche, qui s’ennuyait si prodigieusement en France[167], de s’occuper des Comédiens français, et les Gentilshommes se bornaient à exécuter les ordres de la princesse. Ainsi le 23 avril 1685, le duc de Saint-Aignan donne aux Comédiens un règlement de discipline intérieure, conformément aux instructions qu’il a reçues de la Dauphine. Ce règlement est déposé chez un notaire, et le 4 mars 1686 il est passé un acte par lequel la troupe s’engage à s’y conformer.

[167] « Madame la Dauphine, lit-on dans les Souvenirs de Madame de Caylus, était non seulement laide et si choquante que Sanguin, envoyé par le roi en Bavière dans le temps qu’on traitait son mariage, ne put s’empêcher de dire au roi au retour : « Sire, sauvez le premier coup d’œil. » Cependant Monseigneur l’aima et peut-être n’aurait aimé qu’elle, si la mauvaise humeur et l’ennui qu’elle lui causa ne l’avaient forcé à chercher des consolations et des amusements ailleurs… Elle passait sa vie renfermée dans de petits cabinets derrière son appartement, sans vue et sans air ; ce qui, joint à son humeur naturellement mélancolique, lui donna des vapeurs ; ces vapeurs, prises pour des maladies effectives, lui firent faire des remèdes violents ; et enfin ces remèdes beaucoup plus que ses maux lui causèrent la mort. »

Après la mort de la princesse, la seconde femme du Dauphin hérita de ses attributions. Plus tard ce fut la duchesse de Berry.

Depuis les discussions théologiques sur le théâtre, qui avaient précédé la mort de Molière, le clergé s’était sensiblement refroidi à l’égard de la comédie ; ce brusque revirement devait avoir son contre-coup à la cour. Peu à peu un changement évident s’opère dans l’esprit de Louis XIV. On voit que les influences religieuses qui l’entourent ne sont pas inactives, on pressent que la faveur du théâtre commence à décliner et qu’une modification profonde ne va pas tarder à se produire.

En 1687, sur l’ordre du roi, le lieutenant de police fait défense aux Comédiens français ou italiens de jouer la comédie pendant la quinzaine de Pâques, et désormais tous les ans les théâtres seront fermés durant cette période[168].

[168] Cette ordonnance fut étendue aux autres scènes. On fermait aussi les théâtres à la maladie du roi et à la mort des princes. Lors de la mort du Dauphin, fils de Louis XIV, ils furent interrompus vingt-huit jours ; lors de celle du Dauphin, fils de Louis XV, la vacance fut de vingt-six jours.

Un fait encore plus caractéristique montre bien l’hostilité qui déjà règne contre les spectacles. Pendant cette même année 1687 on se dispose à ouvrir le collège des Quatre-Nations ; en en prenant possession la Sorbonne déclare qu’elle ne peut tolérer le voisinage de la Comédie, que c’est perdre le collège que de donner aux écoliers une occasion si prochaine de dissipation et de vice. Elle obtient gain de cause : « Aujourd’hui, vingtième jour de juin, disent les registres, M. de la Reynie nous a mandés pour nous donner ordre, de la part du roi et de M. de Louvois, que la troupe eût à changer d’établissement, à cause de la proximité du collège des Quatre-Nations, où les docteurs vont enseigner et sont près d’en prendre possession. »

Les Comédiens durent courber la tête et abandonner l’hôtel Guénégaud. Ils se mirent à la recherche d’un nouveau local et nous allons les suivre dans leur pénible et douloureuse odyssée. Leurs premières tentatives furent couronnées d’un insuccès complet ; partout où ils se présentaient, le curé de la paroisse protestait avec indignation et, sous un prétexte ou sous un autre, parvenait à les évincer.

« Ils ont déjà marchandé des places dans cinq ou six endroits, écrit Racine à Boileau ; mais partout où ils vont, c’est merveille d’entendre comme les curés crient. Le curé de Saint-Germain-de-l’Auxerrois a déjà obtenu qu’ils ne seraient point à l’hôtel de Sourdis, parce que de leur théâtre on aurait entendu tout à plein les orgues, et de l’église on aurait parfaitement entendu les violons. »

Quant aux orgues, c’eût été au théâtre à s’en plaindre et non à l’église. Quant aux violons, il est bon de rappeler que, pour ne pas empiéter sur le privilège de l’opéra, on n’en tolérait que six à la Comédie. Quelle que fût leur sonorité, ils ne devaient pas être bien bruyants ; mais tous les prétextes étaient bons pour se débarrasser de ces « histrions » qu’on fuyait « comme le feu ou la peste[169] ».

[169] Abbé de Latour.

Boileau, qui ne paraît pas s’apitoyer plus que Racine sur les infortunes de la Comédie, répond à son ami : « S’il y a quelque malheur dont on se puisse réjouir, c’est, à mon avis, celui des Comédiens : si l’on continue à les traiter comme on fait, il faudra qu’ils aillent s’établir entre la Villette et la porte Saint-Martin[170] ; encore ne sais-je s’ils n’auront point sur les bras le curé de Saint-Laurent. »

[170] C’est-à-dire à Montfaucon, où l’on déposait les vidanges de la ville.

Repoussée de l’hôtel de Sourdis, la Comédie propose d’occuper l’hôtel de Nemours, rue de Savoie, dans la paroisse Saint-André. Cette fois, aucune objection n’est soulevée et le roi donne son autorisation. Les acteurs se croient au terme de leurs tribulations et s’en félicitent hautement. Leur allégresse fut de courte durée. Le curé de Saint-André n’avait péché que par ignorance. Dès qu’il connut le voisinage dont il était menacé, son premier soin fut d’obtenir une audience du roi ; il représenta qu’il ne possédait déjà dans sa paroisse que des auberges et des coquetiers, et que si on laissait encore un théâtre s’y établir, autant valait fermer l’église.

Les Grands-Augustins, dont le couvent se trouvait sur la paroisse Saint-André, appuyèrent chaudement la requête du curé, demandant avec instance qu’on leur épargnât de si fâcheux voisins. Cette susceptibilité et ces scrupules paraissaient d’autant plus étranges que les Augustins étaient eux-mêmes des spectateurs fort assidus de la Comédie, qu’ils avaient voulu vendre aux acteurs un terrain rue d’Anjou pour y établir leur théâtre, et que la négociation eût réussi, si l’emplacement n’avait paru trop incommode.

Quoi qu’il en soit, le roi céda encore aux obsessions du clergé et il retira à la troupe française l’autorisation qu’il lui avait donnée.

Les Comédiens, sans perdre courage, recommencèrent leurs pérégrinations ; ils découvrirent, rue des Petits-Champs, l’hôtel de Lussan et l’achetèrent avec l’agrément royal ; mais le curé de Saint-Eustache ne l’entendait pas ainsi ; il porta ses plaintes au roi, représentant que cet endroit était le quartier le plus considérable de la paroisse ; plusieurs propriétaires voisins se joignirent à lui : encore une fois Louis XIV révoqua la permission accordée.

Enfin, après des difficultés sans nombre, les Comédiens finirent par trouver un asile ; on leur permit d’acheter le jeu de paume de l’Étoile, situé dans la rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés. C’est là que, sur les dessins de François d’Orbay, fut bâti l’hôtel de la Comédie, qui prit à dater de ce jour le titre de Comédie française. Sur la façade on grava cette inscription : Hôtel des Comédiens entretenus par le Roi[171].

[171] La Comédie y resta jusqu’en 1770 ; à cette époque elle s’établit aux Tuileries, dans la salle des « Machines », pendant qu’on construisait un théâtre définitif sur l’emplacement de l’hôtel de Condé : cette nouvelle salle ne fut prête qu’en 1782. Elle fut brûlée en 1799, et c’est sur l’emplacement qu’elle occupait que s’élève actuellement l’Odéon.

L’abbé de Latour s’indigne qu’on ait osé mettre au frontispice une pareille inscription : « Une troupe de comédiens, dit-il, n’étant composée que de gens vicieux, infâmes et méprisables, la comédie n’étant qu’un composé de bouffonneries, de passions et de vices, les histrions ne sont que tolérés. »

L’ouverture du théâtre se fit après la rentrée de Pâques, le lundi 18 avril 1689. La nouvelle salle se trouvait sur le territoire de la paroisse Saint-Sulpice et c’est désormais avec le curé de cette église que les Comédiens français auront presque tous leurs démêlés[172].

[172] Talma raconte dans ses Mémoires que quand il visita cette salle, on lui fit voir un petit couloir qui correspondait aux baignoires et qui avait son ouverture dans une rue voisine : « C’est par ce couloir, dit-il, que les prêtres de Saint-Sulpice qui voulaient, sans être vus, voir Tartuffe et Mahomet, faisaient leur entrée et leur sortie. »

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