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Les comédiens hors la loi

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RÈGNE DE LOUIS XV (SUITE)

Sommaire : Passion générale pour les spectacles. — Scènes particulières. — Le clergé se montre au théâtre. — Succès des comédiens dans le monde. — Leur intimité avec la noblesse. — Flatteries dont ils sont l’objet. — Leurs bonnes fortunes. — Maladie de Molé.

Après les incidents que nous venons de raconter, les comédiens comprirent qu’ils n’avaient plus rien à espérer ; ils se résignèrent donc et courbèrent la tête sous le double anathème qui les frappait.

Il est vraiment étrange que l’opinion publique se soit montrée si hostile à leur réhabilitation. C’est en effet à l’époque où le préjugé attaché à leur profession règne avec le plus de force ; c’est à l’époque où les condamnations civiles et canoniques pèsent sur eux le plus durement, que le théâtre et ses interprètes jouissent d’une vogue incomparable.

Voyons quel accueil recevaient dans le monde et même près du clergé ces hommes hors la loi et excommuniés, voyons comment on traitait « l’art funeste » qu’ils exerçaient.

Le goût des spectacles est devenu dominant en France. Les théâtres publics ne suffisant plus à l’enthousiasme général, les scènes de société se multiplient ; à la cour, à l’armée, dans les châteaux, dans les couvents, dans les maisons particulières, partout la fièvre dramatique sévit avec intensité. « La fureur incroyable de jouer la comédie gagne journellement, dit Bachaumont, et malgré le ridicule dont l’immortel auteur de la Métromanie a couvert tous les histrions bourgeois, il n’est pas de procureur qui, dans sa bastide, ne veuille avoir des tréteaux et une troupe[396]. »

[396] Mémoires secrets, 17 novembre 1770.

Mme de Pompadour a donné l’exemple en créant le théâtre des Petits-Cabinets en 1747. Comédie, vaudeville, opéra, ballet, tous les genres y figurent successivement, et la favorite s’y fait applaudir par la finesse de son jeu et l’éclat de son chant. La plus haute noblesse interprète les rôles ; les ducs de Chartres, d’Ayen, de Coigny, de Duras, de Nivernais, de la Vallière, jouent avec le plus grand succès ; la duchesse de Brancas, la marquise de Livry, Mme de Marchais donnent la réplique à la royale courtisane.

A Bagnolet, chez le duc d’Orléans, les représentations sont continuelles. Le duc excelle dans les rôles de paysan et de financier ; sa maîtresse, Mme de Montesson, déploie un véritable talent et l’on s’accorde à dire qu’elle ne serait pas déplacée à la Comédie française. La marquise de Crest, la comtesse de Lamarck, le vicomte de Gand, le comte de Ségur, le comte de Bonnac-Donnezan, forment la troupe habituelle. C’est à Bagnolet que l’on joue pour la première fois le Roi et le Meunier et la Partie de Chasse de Henri IV, de Collé[397].

[397] Collé composait pour le théâtre de Bagnolet des pièces d’une grivoiserie extrême et qu’il eût été impossible de présenter sur un théâtre public. La Partie de chasse fut jouée cependant, mais interdite aussitôt ; il est vrai qu’on la donna en province, où les échevins, chargés de la police et des spectacles, se montraient moins sévères. Collé composa encore pour la scène de Bagnolet le Berceau, tirée d’un conte de la Fontaine. Il y avait trois lits sur le théâtre pour six personnes. La pièce fut accueillie avec beaucoup de froideur ; c’est ce qui engagea un des spectateurs à dire au duc d’Orléans : « Monseigneur, je crois qu’il faudrait bassiner tous ces lits-là. »

On peut encore citer les théâtres du prince de Conti au Temple et à l’Isle-Adam, de la duchesse de Bourbon à Chantilly, de la duchesse de Mazarin à Chilly, du maréchal de Richelieu à l’hôtel des Menus, etc., etc. ; la liste en est innombrable. A Paris seulement on comptait plus de 160 scènes particulières.

Toutes les classes de la société étaient envahies par cette manie du théâtre. La Popelinière donnait dans son magnifique château de Passy des fêtes qui sont restées célèbres. Qui ne se rappelle les représentations de la Chevrette où Mme d’Épinay brillait d’un si vif éclat et où Rousseau fit ses débuts. M. de Magnanville, qui succéda aux d’Épinay, hérita de leur goût pour l’art dramatique.

Les courtisanes en renom auraient cru déroger en ne se mettant pas au goût du jour. Les demoiselles Verrières, « les Aspasies du siècle », avaient théâtre à la ville et à la campagne ; les représentations qu’elles donnaient attiraient une énorme affluence et l’on voyait chez elles toute la haute société ; il y avait même des loges grillées pour les grandes dames et les abbés qui, par un reste de pudeur, voulaient voir sans être vus. Colardeau, Laharpe fournissaient les pièces inédites qu’interprétaient les amis de la maison. Les théâtres de la Guimard, dirigés par Carmontelle, ne jouissaient pas d’une moins grande réputation.

Cette rage dramatique avait pris de telles proportions qu’on voyait dans les garnisons des officiers jouer la comédie pour se distraire et même figurer avec des actrices. Ils firent plus encore ; désireux de déployer leurs talents à Paris, ils louèrent la salle d’Audinot aux boulevards et y jouèrent deux opéras comiques, le Déserteur et les Sabots[398]. Mais le duc de Choiseul, trouva la plaisanterie fort indécente, et il fut à l’avenir interdit à tout officier de paraître sur les scènes de société[399].

[398] Le 19 décembre 1770.

[399] Cette interdiction fut prononcée en 1772 par le marquis de Monteynard, ministre de la guerre.

Les comédies dans les collèges avaient continué avec le plus grand succès depuis la Régence, mais en 1765, peu après l’expulsion des jésuites, le Parlement, redoutant pour la jeunesse le goût des distractions mondaines, défendit formellement aux écoliers de représenter ni comédie ni tragédie[400]. L’arrêt fut peu respecté. Les séminaires, les communautés religieuses, les couvents même de jeunes filles[401], donnaient fréquemment des représentations dramatiques.

[400] Article 49 de l’arrêt du Parlement du 29 janvier 1765 portant règlement pour les collèges.

[401] A l’Abbaye-aux-Bois on jouait Polyeucte, Esther, le Cid, la Mort de Pompée ; on donnait le ballet d’Orphée et Eurydice, etc., interprétés par les pensionnaires. (Histoire d’une grande dame au dix-huitième siècle, par Lucien Perey, 1887.)

L’enthousiasme excessif que l’on éprouvait pour les théâtres particuliers s’explique fort aisément. Outre l’agrément de jouer la comédie entre soi et de déployer sur la scène des talents variés, on pouvait encore, grâce à cette ingénieuse innovation, donner des spectacles même dans les temps défendus, et alors que les théâtres publics étaient rigoureusement fermés. De plus, on pouvait y représenter des pièces d’une extrême licence et que la police n’aurait jamais tolérées sur une scène publique. La grivoiserie, qui faisait le fond du répertoire de société, devenait un attrait de plus et donnait une vogue immense à ce genre de spectacle[402].

[402] L’archevêque de Paris, M. de Beaumont, fit interdire cependant à plusieurs reprises certaines représentations par trop scandaleuses. Cette intervention de l’Église jusque dans le domicile privé est à signaler.

La plus brillante société se pressait à ces réunions ; grands seigneurs, grandes dames, y accouraient en foule, et les membres du clergé ne s’y montraient pas les moins assidus. Il en résultait même quelquefois pour eux des mésaventures assez fâcheuses, mais elles n’avaient pas le don de leur inspirer plus de retenue[403]. A un spectacle particulier chez la comtesse d’Amblimont, assistaient plusieurs prélats et parmi eux l’évêque d’Orléans, M. de Jarente, qui tenait la feuille des bénéfices. Le duc de Choiseul lui présenta deux jeunes abbés en le priant d’écouter leur requête ; l’évêque, séduit par la grâce et la réserve des postulants, leur promit tout ce qu’ils demandaient, et avant de les quitter leur donna une fraternelle accolade. Mais quelle fut sa stupéfaction en revoyant quelques instants plus tard sur la scène deux actrices charmantes qui ressemblaient à s’y tromper à ses protégés. Une petite parade où sa méprise était racontée et les rires de l’assistance, qu’on avait mise dans la confidence, ne lui laissèrent bientôt plus le moindre doute[404]. Il fut le premier à rire de la raillerie[405].

[403] A une époque où les évêchés se distribuaient comme les régiments et où la vocation était la chose dont on s’occupait le moins, on ne peut trouver étonnant de voir la conduite des prélats ne pas différer sensiblement de celle des grands seigneurs.

[404] Tout Paris sut l’aventure ; on en fit une farce intitulée le Ballet des abbés ; elle fit rage sur les théâtres particuliers.

[405] M. de Jarente ne se contentait pas d’aimer le théâtre, il aimait aussi ses interprètes, et il prodigua à la Guimard des preuves indiscutables du vif intérêt qu’il lui portait. On prétend même qu’il l’enrichit des deniers de la feuille des bénéfices. La danseuse était fort maigre ; c’est ce qui faisait dire à Sophie Arnould : « Je ne sais pas comment cette chenille est si maigre ; elle vit cependant sur une si bonne feuille. »

Le clergé, on le voit, n’avait pas résisté à la contagion, mais ce n’était pas seulement dans les spectacles de société qu’il se montrait, on le rencontrait aussi aux théâtres publics.

« On a beau le défendre, dit un auteur du temps, peut-on espérer que le clergé n’ira point au spectacle, lorsque de toutes parts on lui en ouvre l’entrée, on lui en fournit l’occasion, on l’invite, on le presse, on le force presque d’y venir ? A Paris, le monde a formé dans le clergé une foule d’élèves intrépides et aguerris contre les bienséances, les canons et la religion. Qui connoît mieux les anecdotes théâtrales, qui y fournit plus de matière, qui lit plus régulièrement les pièces, juge plus hardiment, prononce plus décisivement, qui sent, qui goûte mieux le jeu des acteurs et les grâces des actrices, que ceux que leur état devroit y rendre les plus étrangers ? Pour les pièces de communauté ou de collège, ce sont les spectateurs les plus bénévoles et les meilleurs acteurs. »

Pendant tout le dix-huitième siècle les abbés tonsurés fréquentent régulièrement l’Opéra et la Comédie. Tous cependant n’osaient pas s’y montrer, et beaucoup prenaient un déguisement pour s’y rendre. L’abbé de Montempuis y fut rencontré en demoiselle et puni par l’interdiction et l’exil. D’autres s’y rendaient dans des loges grillées où ils se trouvaient à l’abri des regards curieux et malins ; ils évitaient ainsi les railleries que les spectateurs ne leur ménageaient pas. Les anecdotes sur les rapports des abbés et du parterre abondent.

Un soir, à l’Opéra, un abbé, escortant deux jeunes et jolies femmes, se fait ouvrir la loge du maréchal de Noailles, qui passait pour malheureux à la guerre. A peine sont-ils installés que le maréchal se présente et réclame sa loge ; une altercation s’élève, lorsque tout à coup l’abbé s’adressant au parterre, qui suivait la discussion avec intérêt, s’écrie : « Messieurs, je vous fais juges de la question. Voici M. le maréchal de Noailles qui n’a jamais pris de places et qui veut aujourd’hui prendre la mienne ? Dois-je lui céder ? » « Non, non », répond le parterre enchanté de la raillerie, et le maréchal sifflé est contraint de se retirer.

A une représentation d’Abdilly, de Mme Riccoboni, le parterre aperçut un abbé aux premières loges et se mit à dire : « A bas monsieur l’abbé, à bas ! » Comme la clameur augmentait, l’interpellé se leva et dit fort poliment : « Pardon, messieurs, mais la dernière fois que je fus me placer parmi vous, on me vola ma montre ; j’ai mieux aimé payer ma place plus cher et moins risquer. » Le parterre n’insista pas.

A la première de Brutus, un abbé s’était placé sur le devant d’une loge, bien qu’il y eût des dames derrière lui. Le parterre galant s’indigna du procédé et s’écria avec persistance : « Place aux dames ! à bas la calotte ! » A la fin, impatienté, l’abbé prit sa calotte et la jeta au milieu du parterre en disant : « Tiens, la voilà la calotte, tu la mérites bien ! » Et le parterre d’applaudir.

On s’explique difficilement comment une société qui éprouvait pour le théâtre une passion aussi violente, et qui lui accordait une si large place dans son existence, pouvait infliger à ses interprètes les traitements humiliants et rigoureux dont nous avons fait un rapide exposé.

Mais tout était contradiction à cette époque ; ces mêmes hommes qu’on excommuniait et qu’on traitait en parias, jouissaient en même temps d’un incroyable crédit et étaient l’objet d’un engouement qui dépasse toute description. L’un n’était pas plus justifié que l’autre, et l’on peut dire à bon droit qu’ils ne méritaient

Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.

Les illustres comédiens qui succédèrent à Baron dans la première moitié du dix-huitième siècle ne jouirent pas dans la société d’une situation inférieure à celle qu’il avait occupée. Mlle Quinault[406] réunissait à sa table tout ce que la noblesse et la littérature comptaient de célébrités. Son salon, où se rencontraient les encyclopédistes, fut longtemps fort à la mode ; on y voyait parmi les plus fidèles Voltaire, Marivaux, le comte de Caylus, d’Alembert, J.-J. Rousseau, etc.

[406] Jeanne-Françoise Quinault (1699-1783) se retira du théâtre en 1741. Elle est restée célèbre par ses dîners du bout du banc. Elle mourut dans son salon en causant et, suivant l’expression de J. Janin, « ensevelie dans ses dentelles ».

Adrienne Lecouvreur était tellement recherchée de la bonne société qu’elle ne pouvait suffire aux invitations qu’elle recevait, et qu’elle se plaignait que les duchesses, par leurs assiduités, vinssent troubler sa vie paisible et retirée. Sa maison était le rendez-vous des hommes les plus remarquables dans les lettres, dans les arts, dans les armes. Elle possédait à la cour une véritable influence, qu’elle employait au service de ses amis.

Un critique de l’époque a spirituellement dépeint l’ardente curiosité qu’excitaient les gens de théâtre.

« Les papiers publics en font chaque semaine une honorable mention ; les Mercures, les affiches, les journaux, les feuilles de Desfontaines, de Fréron, de la Porte, transmettent à la postérité les événements importants du monde dramatique ; on célèbre le début d’une actrice, les hommages poétiques de ses amants, les compliments d’ouverture et de clôture[407] ; on détaille avec soin les beautés, les défauts, les succès, les revers de chaque pièce ; on en présente à toute la France de longs morceaux avec les noms fameux de Valère et de Colombine. Ces histoires intéressantes sont lues avec avidité et c’est la seule partie de ces feuilles que parcourt la moitié des lecteurs… Ajoutons cette foule d’almanachs, de tablettes, d’histoires, de dictionnaires de théâtre, cette inondation de programmes et d’affiches qui parent les carrefours et arrêtent les passants par leurs couleurs et leurs vignettes, ces listes innombrables d’acteurs, de danseurs, de sauteurs, de chanteurs, qui apprennent au public, comme une chose de la dernière importance, qu’un tel a joué le rôle de Scaramouche, une telle celui de soubrette, que celui-ci a chanté une ariette, celui-là dansé un pas de trois[408]. Les affaires de l’État n’occupèrent jamais tant d’imprimeurs, de colporteurs et de lecteurs. Il y a cinquante ans que le seul soupçon d’une fortune si éclatante eût été pris pour une injure ; on rendait encore justice au métier de comédien, on le méprisait ; aujourd’hui, c’est un état brillant dans le monde : un acteur est un homme de conséquence, ses talents sont précieux, ses fonctions glorieuses, son ton imposant, son air avantageux ; on est trop heureux de l’avoir, on se l’arrache. Les pièces dramatiques font les délices des gens de goût, nulle fête n’est bien solennisée sans elles ; un gazetier raconte sans rougir, mais non pas sans rire : « On a assisté au Te Deum, à la messe, au sermon ; de là, on est allé à la Comédie. »

[407] Au commencement et à la fin de l’année théâtrale, il était d’usage de faire adresser un compliment au public par un des acteurs. Cette vieille coutume subsista jusqu’en 1791.

[408] Ce n’est cependant qu’en 1791 que l’on prit l’habitude d’afficher les noms des acteurs qui jouaient dans la représentation du soir.

Cette passion effrénée pour le spectacle amena forcément des rapports constants entre les comédiens et la noblesse, la bourgeoisie, la finance. Non seulement toutes ces troupes nobles ou bourgeoises, remplies d’inexpérience et d’ignorance, devaient sans cesse recourir à la science des comédiens, mais fort souvent encore elles étaient obligées de confier certains rôles trop importants ou trop difficiles à des artistes de profession. La promiscuité devint bientôt complète, et l’on vit les représentants les plus illustres de la noblesse française figurer sur la scène avec les interprètes ordinaires de Voltaire et de Molière, on vit les femmes les plus titrées donner sans vergogne la réplique aux actrices de la Comédie française et de l’Opéra.

En dehors même du prestige et de la séduction toujours exercée par les gens du théâtre sur les gens du monde, ces rapports de tous les jours amenaient une intimité forcée et une familiarité qui devint promptement excessive. Ces excommuniés, ces « histrions » frappés d’infamie et hors la loi, n’avaient pas de meilleurs amis que les membres de l’aristocratie et ils en recevaient sans cesse des témoignages d’estime et d’affection.

Le roi les comble de cadeaux ; à chaque instant il leur accorde des pensions sur sa cassette particulière ; son exemple est suivi par plus d’un grand seigneur ; le prince de Condé donne plus de 50 000 livres à la seule troupe des Français. Richelieu offre à Molé un costume qui valait 10 000 livres. Le baron d’Oppède fait présent à Fleury[409] d’un habit qu’il n’avait porté qu’une fois et qu’il avait payé 18 000 livres. Lors de ses débuts à la Comédie française, Mlle Raucourt reçoit de Mme du Barry un magnifique costume de théâtre. Les princesses de Beauvau, de Guéménée, la duchesse de Villeroy, imitent l’exemple de la favorite. Presque toutes les dames de la cour envoient à la jeune comédienne les robes merveilleuses qu’elles avaient portées aux fêtes du mariage du Dauphin. Ces dons, qui de nos jours pourraient paraître singuliers, étaient au contraire fort appréciés et n’impliquaient aucune idée fâcheuse.

[409] Fleury, comédien français (1751-1822).

Mlle Clairon, qui régnait en souveraine reconnue et respectée de la Comédie française, reçut des honneurs qui auraient troublé et fait sombrer une modestie plus solide encore que la sienne. Non seulement elle voyait toute la cour à ses pieds, les hommes de lettres la couvrir d’éloges et de fleurs, Voltaire lui-même en des vers éloquents transmettre à la postérité l’admiration qu’elle lui inspirait, mais encore de grandes dames, telles que la duchesse de Villeroy, la princesse Galitzin[410], la princesse Radziwill, Mme de Sauvigny, etc., se faire un titre de gloire de son amitié, et Mme Necker, l’austère Mme Necker elle-même, ne lui ménager ni les caresses ni les flatteries.

[410] Femme du ministre plénipotentiaire de Russie à la cour de Vienne.

Elle dominait sur la littérature comme au théâtre. N’est-ce pas chez elle qu’au milieu d’une auguste réunion a lieu, en 1772, l’apothéose de Voltaire ? Vêtue en prêtresse d’Apollon et voilée de l’antique péplum, elle se présente une couronne de lauriers à la main ; puis après avoir récité avec l’air de l’inspiration et le ton de l’enthousiasme une ode de Marmontel, elle couronne en grande pompe le buste du solitaire de Ferney. Et le vieux philosophe ravi de tant d’honneurs riposte aussitôt :

Les talents, l’esprit, le génie,
Chez Clairon sont très assidus ;
Car chacun aime sa patrie.
. . . . . . . . . . .
Vous avez orné mon image
Des lauriers qui croissent chez vous ;
Ma gloire en dépit des jaloux
Fut en tous les temps votre ouvrage.

On épuisa pour elle toutes les formes de l’adulation. Le fameux Garrick fit graver une estampe où elle était représentée recevant de Melpomène une couronne de lauriers ; comme légende se trouvait ce quatrain :

J’ai prédit que Clairon illustreroit la scène,
Et mon espoir n’a point été déçu ;
Elle a couronné Melpomène,
Melpomène lui rend ce qu’elle en a reçu.

Les fanatiques de l’actrice firent aussitôt frapper des médailles d’après l’estampe de Garrick, et ils instituèrent « l’ordre de la Médaille » dont ils se décorèrent[411].

[411] Bachaumont.

La princesse Galitzin chargea Carle van Loo de peindre la tragédienne en Médée, traversant les airs sur son char magique, et montrant à son perfide époux ses enfants égorgés à ses pieds. Le tableau terminé, elle en fit don à son amie et il fut exposé au salon du Louvre, à côté de ceux de la famille royale. Le roi, voulant également accorder à Clairon un témoignage de sa satisfaction, ordonna que le tableau serait gravé à ses frais et il lui fit cadeau de la planche[412]. Quand l’estampe parut, ce fut une véritable fureur pour la posséder, bien qu’elle coûtât un louis.

[412] Il donna également à l’actrice un cadre magnifique et qui coûtait plus de cinq mille livres. Plus tard le cadre et le tableau furent offerts au margrave d’Anspach, par Clairon elle-même.

Paris était inondé d’épîtres, d’odes, de stances à la gloire de l’actrice, et ses admirateurs, désireux de transmettre à la postérité un monument durable de leur enthousiasme, firent composer un recueil de tout ce qui avait été écrit et fait en son honneur.

Ce n’était pas seulement à la ville que les gens de théâtre recueillaient ces témoignages éclatants de la faveur dont ils étaient l’objet ; au cours de leurs représentations, on ne leur ménageait ni les encouragements ni les applaudissements : « Les moindres lueurs de talents qu’ils annoncent, dit M. de Querlon, excitent une chaleur qui fait assiéger toutes les entrées du théâtre avec un empressement forcené, ou plutôt avec une fureur que les gens rassis ne peuvent considérer sans étonnement[413]. »

[413] Déjà à cette époque les billets faisaient l’objet d’un commerce qui soulevait les plus violentes réclamations. On lit dans les Anecdotes dramatiques à propos de la première représentation de Timoléon (1764) : « Les jours de pièces nouvelles, il se commet un monopole criant sur les billets du parterre. Il est de fait qu’aujourd’hui, à Timoléon, on n’en a pas délivré la sixième partie au guichet. On voyoit de toutes parts les garçons de café, les Savoyards, les cuistres du canton, rançonner les curieux, et agioter sur nos plaisirs. Les plus modérés vouloient tripler leur mise, et le taux de la place étoit depuis trois livres jusqu’à six francs. Le magistrat qui préside à la police ignore sans doute ce désordre qui ne peut provenir que d’une intelligence sourde entre les subalternes de la Comédie et les agents de leur cupidité. »

Lorsque Lekain parut pour la première fois sur la scène française, il souleva un enthousiasme indescriptible et en même temps des protestations sans nombre : « Tout Paris, dit Grimm, a pris parti pour ou contre et s’est passionné pour cet acteur comme on se passionnait autrefois à Rome pour les pantomimes. »

Les débuts de Mlle Raucourt[414] plongèrent Paris dans une véritable ivresse. La jeune actrice était à peine âgée de dix-sept ans, grande, bien faite, de la figure la plus intéressante ; son jeu plein de noblesse et d’intelligence souleva des applaudissements frénétiques ; le public riait et pleurait tout à la fois, enfin le délire devint tel que les gens s’embrassaient sans se connaître. Le soir même, la nouvelle de ce grand événement se répandait dans la capitale, et le nom de Raucourt était dans toutes les bouches. « Elle sera la gloire immortelle du Théâtre français, s’écrie Grimm. » « C’est un vrai prodige, propre à faire crever de dépit toutes ses concurrentes les plus consommées », dit Bachaumont.

[414] Mlle Raucourt (1756-1815) débuta le 23 décembre 1772.

Les mêmes transports se renouvelèrent les jours suivants ; loin de diminuer, ils ne faisaient qu’augmenter.

Quand la débutante devait paraître, les portes de la Comédie étaient assiégées dès le matin : « On s’y étouffait, les domestiques qu’on envoyait retenir des places couraient risque de la vie, on en emportait chaque fois plusieurs sans connaissance, et l’on prétend qu’il en est mort des suites de leur intrépidité. » On faisait sur les billets l’agiotage le plus effréné. Grimm raconte qu’il entendit une vieille matrone dire à la vue de cette horrible bagarre : « N’ayez pas peur, s’il était question du salut de leur patrie, ils ne s’exposeraient pas ainsi. » Et le critique ne peut s’empêcher de faire quelques réflexions philosophiques et peu consolantes sur un peuple « qui se passionne à cet excès pour un acteur ou pour une actrice[415]. »

[415] Grimm, Corresp. littér., janvier 1773.

Faut-il rappeler les succès de Jelyotte[416], qui dès ses débuts à l’Opéra devint l’idole du public : « Il faisoit les délices de la cour et de la ville ; dès qu’il chantoit il se faisoit un silence involontaire qui avoit quelque chose de religieux… Il vivoit dans la plus grande compagnie, ne s’attachant qu’à ce qui étoit du plus haut parage[417]. »

[416] Célèbre chanteur de l’Opéra, il prit sa retraite en 1756 et mourut en 1797.

[417] Mémoires de Dufort, comte de Cheverny.

« On tressailloit de joie dès qu’il paroissoit sur la scène, raconte Marmontel ; on l’écoutoit avec l’ivresse du plaisir, et toujours l’applaudissement marquoit les repos de sa voix… Les jeunes femmes en étoient folles : on les voyoit à demi-corps élancées hors de leurs loges, donner en spectacle elles-mêmes l’excès de leur émotion, et plus d’une, des plus jolies, vouloit bien la lui témoigner… Il jouissoit dans les bureaux et les cabinets des ministres d’un crédit très considérable… Homme à bonnes fortunes autant et plus qu’il n’auroit voulu être, il étoit renommé pour sa discrétion, et de ses nombreuses conquêtes on n’a connu que celles qui ont voulu s’afficher. »

Personne en effet plus que les comédiens n’était de mode auprès des femmes du monde. Si Jelyotte fut souvent heureux, beaucoup de ses camarades de théâtre n’eurent rien à lui envier. Peut-être furent-ils moins discrets, mais la liste serait longue si l’on voulait citer tous ceux dont les aventures retentissantes ont fourni matière à la chronique scandaleuse de l’époque.

La princesse de Robecq, fille du maréchal de Luxembourg, ne cachait nullement la passion qu’elle éprouvait pour Larrivée, le chanteur[418].

[418] Larrivée (1733-1802). Son seul défaut était de chanter du nez. Un jour un plaisant du parterre s’écria : « Voilà un nez qui a une superbe voix. »

Clairval, de la Comédie italienne, était la coqueluche de toutes les femmes et il est resté célèbre par ses succès galants, plus encore que par ceux qu’il obtenait sur la scène. Il avait débuté dans la vie par être garçon-perruquier, mais ses admiratrices, ne pouvant supporter cette idée, s’imaginèrent de le faire descendre d’une ancienne maison d’Écosse[419].

[419] Clairval (Jean-Baptiste Guignard dit) (1737-1795). On avait écrit ces vers sous un de ses portraits :

Cet auteur minaudier et ce chanteur sans voix
Écorche les auteurs qu’il rasoit autrefois.

La comtesse de Stainville s’éprit de Clairval au point de s’afficher sans réserve[420]. Le mari[421] ferma longtemps les yeux, ainsi qu’il était de bon ton à l’époque[422] ; mais un soir, rentrant à l’improviste chez sa maîtresse, Mlle Beaumesnil, de l’Opéra, il y trouva installé l’inévitable Clairval. Cette fois, c’en était trop ; être trompé par sa femme, passe encore, mais être trahi par sa maîtresse avec l’amant de sa femme, voilà qui devenait du dernier mauvais goût. Par un sentiment d’équité qu’on appréciera, le comte fit expier à Mme de Stainville l’infidélité de Mlle Beaumesnil. Usant de ses droits, il fit enfermer la comtesse dans un couvent ; elle y tomba dans la plus haute dévotion. Quant à la comédienne, indignée de la conduite de son amant, elle déclara qu’elle ne le reverrait de sa vie, ne voulant pas qu’on pût la soupçonner d’avoir eu part à l’iniquité qu’il avait commise.

[420] Lauzun, qui avait précédé Clairval dans les bonnes grâces de la comtesse et qui s’était vu quitter pour le comédien, raconte avec une naïveté charmante les débuts de cette liaison dont il faisait les frais : « Trouvant un jour la comtesse baignée de larmes et dans l’état le plus déplorable, je la pressai tellement de me dire ce qui causoit ses peines, qu’elle m’avoua, en sanglotant, qu’elle aimoit Clairval, et qu’il l’adoroit. Elle s’étoit dit mille fois inutilement tout ce que je pouvois lui dire contre une inclination si déraisonnable, et dont les suites ne pouvoient qu’être funestes. J’entrepris de la ramener à la raison ; je la prêchois, je la persuadois de renoncer à lui, elle me donnoit des paroles qu’elle ne tenoit pas. J’étois douloureusement affligé de voir se perdre une personne qui m’étoit aussi chère. Je fus trouver Clairval : je lui fis sentir tous les dangers qu’il couroit, et tous ceux qu’il faisoit courir à Mme de Stainville. Je fus content de ses réponses : elles furent nobles et sensibles : « Monsieur », me dit-il, « si je courois seul des risques, un regard de Mme de Stainville payeroit ma vie ; je me sens capable de tout supporter pour elle sans me plaindre ; mais il s’agit de son bonheur, de sa tranquillité, dites-moi le plan de conduite que je dois suivre et soyez sûr que je ne m’en écarterai pas. » Il ne tint pas mieux ses promesses. » (Mémoires de Lauzun).

[421] Stainville (Jacques de Choiseul, comte de) ; il était frère du duc de Choiseul et devint maréchal de France en 1782. Il épousa Thomasse Thérèse de Clermont-Resnel, à peine âgé de quinze ans ; elle avait une grande fortune et une figure charmante. Tout fut réglé pendant que M. de Choiseul était encore à l’armée ; on lui envoya l’ordre de revenir et on le maria six heures après son arrivée à Paris.

[422] On cite à ce propos un bon mot de Caillot, camarade de Clairval. Ce dernier n’était pas très rassuré sur les conséquences de sa liaison avec Mme de Stainville et il consultait Caillot sur le parti qu’il avait à prendre : « M. de Stainville, lui disait-il, me menace de cent coups de bâton si je vais chez sa femme. Madame m’en offre deux cents si je ne me rends pas à ses ordres. Que faire ? » « Obéir à la femme, répondit Caillot sans hésiter ; il y a cent pour cent à gagner. »

Deux femmes du monde, l’une Française, l’autre Polonaise, se disputaient les bonnes grâces de Chassé. Elles se battirent au pistolet au bois de Boulogne ; la Française fut blessée et enfermée dans un couvent. Pendant que le duel avait lieu, Chassé, étendu sur une chaise longue, se désolait d’inspirer de telles passions. Louis XV lui fit dire par Richelieu de cesser cette comédie : « Dites à Sa Majesté, répondit Chassé, que ce n’est pas ma faute, mais celle de la Providence, qui m’a créé l’homme le plus aimable du royaume. » « Apprenez, faquin, riposta le duc, que vous ne venez qu’en troisième ; je passe après le roi. »

Tout ce qui concernait les comédiens passionnait Paris, les moindres incidents de leur existence passaient de bouche en bouche et devenaient l’événement du jour. En 1765, lorsque Clairon prit sa retraite, pendant plus d’un mois il ne fut bruit dans la capitale que de cette fatale disgrâce. En 1769, quand Sophie Arnould voulut se retirer, l’émoi ne fut pas moindre. Les gens de la cour et du plus haut parage intervinrent ; à force de soins et d’habileté, ils finirent par amener une réconciliation entre l’actrice et les directeurs de l’Opéra.

On s’intéressait à la santé des comédiens comme on aurait pu le faire à celle des plus illustres personnages.

Le 14 avril 1760, on rouvrit le Théâtre français par l’Orphelin de la Chine ; on fit le compliment d’usage et en annonçant le rétablissement de la santé de Préville, qui venait d’être souffrant, l’orateur ne craignit pas de dire : « Une maladie cruelle vous a privés longtemps d’un acteur comique que vous aimez, j’oserais dire que vous adorez, et que vous reverrez bientôt avec transport. » Aussitôt les applaudissements éclatèrent, les battements de pieds et de mains furent universels, et recommencèrent à plusieurs reprises pour bien témoigner l’approbation que le public donnait à ces paroles d’une si rare outrecuidance.

Quand en 1766, après une assez longue absence causée par la maladie, Lekain reparut sur la scène, le public fit éclater des transports de joie indicibles ; on lui fit l’application des quatre premiers vers de son rôle du comte de Warwick[423].

[423] Tragédie de Laharpe.

Je ne m’en défends pas ; ces transports, ces hommages,
Tout le peuple à l’envi volant sur le rivage,
Prêtent un nouveau charme à mes félicités ;
Ces tributs sont bien doux quand ils sont mérités.

La salle entière retentit d’acclamations.

A la fin de 1766, Molé est atteint d’une fluxion de poitrine. Le parterre demande des nouvelles du malade ; on lui en donne de fort mauvaises. A partir de ce moment, pendant six semaines, il exigea tous les jours un bulletin de santé de l’acteur bien-aimé. Cette maladie devint l’unique sujet de conversation ; tout Paris était bouleversé, il semblait qu’une calamité publique fût imminente. Il devint de bon ton de se rendre chez le comédien ; la cour et la ville s’inscrivirent chez lui, mais les carrosses faisaient queue aux environs de sa demeure pour que le bruit ne pût troubler son repos ; on prétend même que Louis XV envoya deux fois s’informer de sa santé. On apprit que le médecin lui avait ordonné pour sa convalescence de prendre un peu de bon vin, toutes les dames s’empressèrent de lui en envoyer ; il reçut en quelques jours plus de deux mille bouteilles des crus les plus célèbres et il eut la cave la mieux garnie de Paris.

Molé avait la tête tournée par toutes ces folies. On prétendit qu’il avait répondu à son médecin qui fixait à sa guérison un terme assez éloigné : « Ce terme est peut-être trop court pour ma santé, mais il est trop long pour l’intérêt de ma gloire. » A quoi l’Esculape riposta : « Tâchez de vous tranquilliser et tout ira bien. Au reste, vous savez qu’on a reproché à Louis XIV de parler trop souvent de sa gloire. »

Pendant le cours de cette fameuse maladie on apprit que le comédien avait vingt mille livres de dettes. Le souci de sa situation pécuniaire pouvait être nuisible au prompt rétablissement du cher malade. On résolut aussitôt de faire une souscription pour payer ce qu’il devait. Clairon, bien qu’elle eût quitté la scène, offrit de donner sur un théâtre particulier une représentation au bénéfice de son ancien camarade ; le prix du billet fut fixé à un louis, mais on pouvait donner davantage. La duchesse de Villeroy, la comtesse d’Egmont et quelques autres dames se chargèrent de la distribution des billets. Malheur à qui refusait son concours : « Il étoit même ignoble, dit Bachaumont, de ne prendre qu’un billet. » On comptait quatre prélats parmi les souscripteurs : le prince Louis, l’archevêque de Lyon, l’évêque de Blois, etc.

La représentation eut lieu sur le théâtre du baron d’Esclapon, au faubourg Saint-Germain. Elle produisit vingt-quatre mille livres ; mais, en vrai talon rouge, Molé, au lieu de payer ses dettes, acheta des diamants à sa maîtresse.

Une partie du public cependant avait mal pris ces derniers incidents. Quelques esprits moins enthousiastes calculèrent qu’avec l’argent qu’on donnait à un « histrion » on aurait pu préserver du froid et de la faim bien des pauvres de Paris pendant tout un hiver. Les épigrammes ne manquèrent pas et on en arriva à faire la parodie de Molé et de sa maladie. Le singe de Nicolet faisait depuis un an l’admiration de la capitale en dansant sur la corde[424] ; on annonça qu’il était malade, le parterre demanda de ses nouvelles, on fit une souscription, etc.

[424] Nicolet était installé au boulevard et ses représentations bouffonnes attiraient un monde énorme ; ce fut au point que la Comédie française s’en inquiéta. Déjà, en 1759, les Comédiens s’étaient plaints à M. de Saint-Florentin de ce que leurs privilèges étaient « ébranlés jusque dans leurs principes et attaqués par l’audace et la voracité des gueux de la foire ». En 1764, l’Opéra et la Comédie italienne se joignirent aux Français pour obtenir que le genre de Nicolet fut réduit uniquement à la pantomime. Le forain se rendit, consterné et suppliant, à la toilette de Mlle Clairon dans l’espoir de faire cesser la persécution. « Cela n’est pas possible, lui dit Melpomène avec dignité, nos parts] n’ont pas été à 8000 livres cette année. » « Ah ! mademoiselle, lui répondit Nicolet, venez chez moi, vous y gagnerez, et moi aussi. »

Les vers les plus méchants coururent à cette occasion ; on peut citer ceux du chevalier de Boufflers :

Quel est ce gentil animal
Qui dans ces jours de carnaval
Tourne à Paris toutes les têtes
Et pour qui l’on donne des fêtes ?
Ce ne peut être que Molet,
Ou le singe de Nicolet.
. . . . . . . . .
De sa nature cependant
Cet animal est impudent,
Mais dans ce siècle de licence
La fortune suit l’insolence,
Et court du logis de Molet
Chez le singe de Nicolet.
. . . . . . . . .
L’animal un peu libertin
Tombe malade un beau matin,
Voilà tout Paris dans la peine,
On crut voir la mort de Turenne ;
Ce n’étoit pourtant que Molet,
Ou le singe de Nicolet.
. . . . . . . . .
Si la mort étendoit son deuil
Ou sur Voltaire, ou sur Choiseul,
Paris seroit moins en alarmes,
Et répandroit bien moins de larmes
Que n’en feroit verser Molet,
Ou le singe de Nicolet[425].

[425] Bachaumont, 2 mars 1767.

Dauberval[426], le danseur, n’était pas moins goûté du beau sexe que son camarade Molé. En 1774, ne pouvant acquitter ses dettes, qui montaient à plus de 50 000 livres, il se préparait à partir pour la Russie où l’appelaient de brillantes promesses. A cette nouvelle, tout Paris fut en alarmes. Mme du Barry organisa une quête et elle fixait elle-même la cotisation que chacun devait payer. En quelques jours elle réunit 90 000 livres et le précieux danseur resta. Deux ans plus tard, il tomba gravement malade, et l’on vit se renouveler les scènes ridicules qui s’étaient passées lors de la maladie de Molé. La porte du danseur se trouva assiégée d’une multitude de visites, comme si la vie de l’homme le plus précieux à l’État eût été en danger ; on ne respira que quand il fut sauvé.

[426] Dauberval (Jean Bercher dit) (1742-1806) fut surnommé le Préville de la danse. Il fit construire dans sa maison un magnifique salon qui lui coûta plus de 45 000 livres. Grâce à un mécanisme ingénieux, ce salon se transformait aisément en salle de spectacle. Dauberval eut la permission d’y donner des bals. Il y donnait également des répétitions à la noblesse pour les divertissements et les représentations qui devaient avoir lieu à la cour ou chez les particuliers.

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