Les comédiens hors la loi
II
Sommaire : Le théâtre à Rome sous la République et sous les empereurs païens.
Par quelles raisons le comédien qui en Grèce vivait respecté et honoré, fut-il, à Rome, déconsidéré et frappé d’infamie ?
Le théâtre eut cependant chez les Romains la même origine que chez les Grecs et là, comme partout, c’est le clergé qui, en rappelant par des cérémonies symboliques les principaux événements de la mythologie, éveilla le génie dramatique du peuple. A Rome comme à Athènes toutes les fêtes portaient l’empreinte profonde de l’acte religieux qui leur avait donné naissance.
Parmi les plus célèbres on peut citer les Lupercales et les Saturnales.
Les Lupercales se célébraient en l’honneur du dieu Pan, protecteur des bergers et tueur de loups. Elles avaient pour objet de rendre un culte à la fécondité et elles sont restées fameuses par les scandales qu’elles favorisaient. Comme toutes les solennités antiques, elles commençaient par des sacrifices. Puis venait une procession de prêtres nus ou à peine couverts d’une peau de bouc ; armés de fouets et de lanières, ils couraient les rues de la ville et se frayaient un passage à travers la foule. Les femmes se précipitaient au-devant d’eux pour recevoir les coups de fouet qui devaient rendre fécondes les stériles et éviter les douleurs de l’enfantement à celles qui étaient enceintes.
Pendant les Saturnales toutes les conditions sociales se trouvaient bouleversées ; on regardait Saturne comme le symbole de l’égalité primitive : l’esclave devenait le maître, le maître servait son esclave, les plus grandes licences étaient autorisées[7]. Des sacrifices précédaient la fête et un banquet solennel était donné devant le temple du dieu.
[7] Les Saturnales revenaient tous les ans, le 16 des calendes de janvier. Elles durèrent d’abord un jour, puis sept. Pendant ces jours de fête la punition même d’un coupable exigeait un sacrifice expiatoire.
Ces cérémonies demi-hiératiques, demi-populaires, et qui avaient pour acteurs à la ville les citoyens, à la campagne les laboureurs, les bergers, etc., furent l’origine du théâtre.
En 390, sur le conseil des prêtres d’Étrurie[8], on introduisit à Rome les jeux scéniques dans l’espoir d’apaiser les dieux et de faire cesser la peste qui dévastait la ville ; depuis lors ces jeux firent partie de toutes les fêtes sacerdotales. Le théâtre fut placé sous la protection des dieux ; Bacchus, Apollon, Vénus, présidaient à ses destinées, et on attribua un caractère divin à tout ce qui s’y rapportait.
[8] L’Étrurie fut en relations avec les Grecs et posséda des acteurs et des théâtres bien avant Rome.
Plus tard, on adjoignit aux jeux scéniques les jeux du cirque, c’est-à-dire les combats de gladiateurs[9], les courses de chevaux, les combats d’animaux ; mais cette innovation ne modifia en aucune façon le caractère attribué à ces cérémonies : elles restèrent des actes formels de piété.
[9] Les combats de l’amphithéâtre eurent pour origine les libations sanglantes et expiatoires qu’il était d’usage d’accomplir dans les temps anciens à la mort des guerriers. Cette coutume fit partie des rites funéraires et on l’étendit ensuite aux fêtes publiques sous la forme de combats de gladiateurs.
Tous les spectacles qui se donnaient dans le cirque étaient précédés d’une procession consacrée aux dieux. Elle partait du Capitole et faisait le tour de la place publique. A sa tête s’avançaient à cheval les jeunes enfants des chevaliers romains ; après eux venaient les fils de bourgeois à pied. Ensuite paraissaient les chars, les gladiateurs, ceux qui devaient se disputer le prix de la course. Enfin des musiciens jouaient des airs religieux et des danseurs exécutaient des danses sévères et martiales. La marche était terminée par des statues des dieux portées sur des brancards. Les prêtres assistaient à tous les jeux du cirque ; on sait le rôle joué par les Vestales dans les combats de gladiateurs.
L’intervention indispensable du clergé dans ces représentations, sa présence obligatoire dans ces fêtes païennes montre bien le caractère hiératique qu’elles avaient conservé et qu’elles gardèrent jusqu’au dernier jour. Il n’y eut jamais à Rome de théâtre qui ne fût consacré aux dieux et qui ne fût rempli de leurs simulacres.
Les jeux qui se célébraient en l’honneur du culte national étaient toujours gratuits ; ils étaient défrayés en partie par un trésor sacré qu’administraient les pontifes[10], en partie par les édiles et les préteurs.
[10] Ce trésor était alimenté par le produit des bois sacrés et par les amendes. Alexandre Sévère le grossit d’une taxe levée sur les courtisanes.
A l’origine, il en fut à Rome comme en Grèce ; ceux qui montaient sur le théâtre furent considérés comme des prêtres remplissant une fonction sacerdotale. Plus tard, quand on eut appelé des histrions d’Étrurie, on continua à regarder avec estime une profession qui ne s’exerçait qu’en l’honneur des dieux. Toute la jeunesse romaine prit part aux jeux scéniques.
Quand les fêtes publiques perdirent leur caractère purement religieux, quand elles nécessitèrent la présence d’acteurs en grand nombre, on prit l’habitude de ne faire monter sur la scène que des esclaves, ou des gens de la lie du peuple[11]. Tombée en de telles mains, la profession du théâtre devint infâme, et il fut interdit à tout citoyen de l’exercer sous peine d’être chassé de sa tribu et privé de tous ses droits.
[11] Il y avait des maîtres qui faisaient instruire leurs esclaves dans l’art du théâtre et qui tiraient profit de leurs talents.
Les esclaves qui montaient sur la scène, n’en restaient pas moins dans la condition servile et demeuraient soumis aux lois qui la régissaient. Peu à peu, et par une tendance bien naturelle, les magistrats en arrivèrent à vouloir appliquer à tous les histrions les lois qui frappaient les esclaves. Ce fut même bientôt une nécessité, car les comédiens étaient devenus si nombreux et ils menaient une conduite si bien en rapport avec la bassesse de leur origine, que souvent le préteur ne savait comment réprimer les excès de cette classe turbulente et indisciplinée. En effet, il n’avait plus seulement affaire à des esclaves ; des affranchis, des étrangers, des hommes libres même, figuraient maintenant sur la scène, et, vis-à-vis d’eux, il se trouvait désarmé ; il voulut pouvoir sévir et les traiter comme leurs camarades esclaves, sans distinction d’origine. C’est ainsi que le magistrat fut amené à prononcer contre tous les comédiens la note d’infamie qui les plaçait dans sa dépendance absolue et complète.
Il faut, du reste, bien remarquer qu’on désignait par comédiens ou histrions[12], non pas seulement les quelques acteurs qui figuraient dans de véritables représentations dramatiques, mais les chanteurs, les danseurs, les musiciens, les mimes, les pantomimes, tous ceux qui prenaient part aux jeux du cirque, cette tourbe immense et immonde qui, de tous les coins du monde connu, se précipita sur Rome et y apporta ses vices et son immoralité.
[12] Les deux mots étaient synonymes : le premier était grec ; le second, étrusque.
En frappant d’infamie les histrions, le préteur n’entendait en aucune façon attacher une idée déshonorante ni à l’art dramatique ni même à ses interprètes ; il lui aurait été d’autant plus impossible de le faire, qu’en agissant ainsi il se fût attaqué à la religion elle-même et à ceux qui accomplissaient en quelque sorte les cérémonies du culte. Ce que le préteur condamnait, c’était la catégorie de gens qui exerçaient l’art du théâtre ; par leur origine, et en dehors même de leur profession, ils se trouvaient tout naturellement soumis à toutes les sévérités de la loi[13].
[13] Ils étaient payés pour divertir le peuple et l’argent qu’ils recevaient contribuait encore à les déconsidérer.
La meilleure preuve que l’on puisse en donner, c’est que la jeunesse romaine n’avait pas craint, pendant fort longtemps, de monter sur la scène ; elle avait même pris pour ce divertissement un goût si prononcé, que, quand elle dut céder la place aux comédiens de profession, elle eut soin de se réserver un genre de pièces nommées Atellanes[14]. « Les jeunes gens, dit Tite-Live, ne permirent pas que les histrions souillassent ce nouveau genre ; de sorte qu’il fut établi qu’on pouvait jouer des Atellanes sans être rayé de sa tribu, ni exclu du service des légions. »
[14] Les Atellanes venaient d’Atella, ville de Campanie. C’étaient des pièces dont le dialogue n’était pas écrit. Les acteurs improvisaient sur un scénario dont ils convenaient.
Il n’y eut pas, du reste, que le métier de comédien qui fut frappé d’infamie ; certains arts, certaines sciences, qui n’étaient exercés habituellement que par des esclaves eurent le même sort. Ainsi les médecins, les mathématiciens, les astronomes, qui étaient tous ou presque tous des Grecs ou des Africains pris à la guerre, furent déclarés infâmes. Il est évident que leur profession n’était pour rien dans cette réprobation de la loi, qu’on ne frappait que l’origine de ceux qui l’exerçaient.
La note d’infamie assimila le comédien à l’esclave dans la plupart des cas. Désormais, comme l’esclave, il peut être jeté en prison et puni de châtiments corporels sur un simple ordre des préteurs ou des édiles, sans procès, sans discussion, sans appel. Le fouet est le châtiment réservé à l’esclave, on l’applique au comédien[15]. De même qu’un esclave ne peut se dérober à son maître, de même, une fois monté sur le théâtre, l’histrion n’a plus le droit de le quitter : il y est rivé jusqu’à sa mort.
[15] Lucien raconte que quand un acteur représentait un dieu et qu’il jouait mal son rôle, on le faisait fouetter pour le punir de dégrader la majesté divine. Caligula entendant un jour les cris d’un acteur qu’on frappait de verges, trouva sa voix si belle qu’il ordonna de prolonger son supplice.
L’histrion ne peut exercer aucune charge publique et il n’a pas la capacité nécessaire pour contracter une obligation. La loi le met au même rang que la prostituée : il ne peut postuler au barreau ; il ne peut être ni accusateur ni témoin en matière criminelle, excepté dans les affaires de ses semblables ou qui se sont passées sur le théâtre, de même que la prostituée n’est admise à déposer que de ce qui se passe dans la maison publique. On ne peut épouser une comédienne ou fille de comédienne sans être comédien soi-même. On ne peut leur rien donner ni directement ni indirectement ; les biens qu’elles auront reçus doivent être rendus à la famille ou confisqués[16].
[16] On avait dû prendre des mesures contre la captation.
On voit dans quel ordre d’idées étaient conçues les lois romaines contre les histrions[17].
[17] Ces lois sont fort nombreuses ; il serait beaucoup trop long de les énumérer ici et nous ne signalons que les plus importantes.
Elles amenèrent une situation des plus curieuses ; d’un côté le préteur frappait les comédiens d’infamie, de l’autre le clergé païen s’en servait et persistait à leur laisser le caractère religieux dont ils avaient jusqu’alors été revêtus. De telle sorte que ces mêmes gens que la société civile déclarait infâmes n’en continuaient pas moins à jouer en l’honneur des dieux et à se parer des titres de la hiérarchie religieuse. Cette étrange contradiction n’a pas échappé aux Pères de l’Église, qui tous l’ont vivement relevée.
Pour s’expliquer les lois qui frappaient à Rome les histrions malgré leurs attaches religieuses, il faut se rendre compte de ce que fut le théâtre romain et du rôle qu’ils y jouaient.
Les Romains ne possédaient pas le goût fin et délicat des Grecs ; on ne vit chez eux ni véritable théâtre ni littérature dramatique ; pendant fort longtemps ils ne connurent que les farces appelées saturæ[18] et les intermèdes joués par des acteurs sans cothurne. Plus tard, il est vrai, le théâtre grec fit son apparition, mais sans grand succès. A part quelques rares exceptions, il n’y eut pas à Rome de comédiens dignes de ce nom, ils n’y avaient pas d’emploi.
[18] On appelait ainsi de petits drames qui comprenaient à la fois des paroles, de la musique et de la danse, d’où leur nom de saturæ (farces).
A mesure que les Romains subjuguaient les peuples, les captifs esclaves affluaient à Rome, et le goût des spectacles sanglants se développa au point d’effacer bientôt les quelques tentatives d’art dramatique qui avaient pu se produire.
Les mœurs s’abaissèrent graduellement, la mollesse succéda à l’austérité, la débauche gagna chaque jour du terrain. Les conquêtes, les guerres heureuses, l’esclavage, furent les germes les plus actifs de corruption.
« Les légions de Manlius, dit Tite-Live, rapportèrent dans Rome le luxe et la mollesse de l’Asie. Elles introduisirent les lits ornés de bronze, les tapis précieux, les voiles et les tissus déliés. Ce fut depuis cette époque qu’on vit paraître dans les festins des chanteurs, des baladins et des joueuses de harpe. »
« Lorsque j’entrai dans une des écoles où les nobles envoient leurs fils, s’écrie Scipion Émilien, grands dieux ! j’y trouvai plus de cinq cents jeunes filles et jeunes garçons qui recevaient, au milieu d’histrions et de gens infâmes, des leçons de lyre, de chant, d’attitudes, et je vis un enfant de douze ans exécutant une danse digne de l’esclave le plus impudique[19]. »
[19] Duruy, Histoire des Romains.
Les spectacles que les Romains préféraient par-dessus tout étaient les jeux du cirque. Ce qui les passionnait, c’était la lutte des chars, les hécatombes d’hommes, de lions, de tigres, d’éléphants, de panthères mouchetées, les combats de taureaux à la mode thessalienne. On voyait descendre dans l’arène jusqu’à cinq cents couples de gladiateurs. Trajan, après la seconde guerre contre les Daces, donna des jeux qui durèrent cent vingt-trois jours ; plus de dix mille gladiateurs y succombèrent. Pour l’inauguration du théâtre de Venus Victrix, Pompée fit tuer quatre cent dix panthères et six cents lions. Dans ces jeux grandioses et barbares, où les acteurs se comptaient par centaines, tous les rôles étaient remplis par des captifs ou des esclaves.
Le goût du peuple pour ces spectacles était tel, que quand les citoyens se trouvaient au théâtre, ils ne pouvaient plus s’en arracher[20]. Les magistrats nouveaux se ruinaient en représentations pour conserver la faveur populaire. Pompée fit construire un théâtre de pierre qui pouvait contenir 40 000 spectateurs[21] ; les théâtres d’Auguste et de Balbus en recevaient aisément 30 000 ; celui de l’édile Marcus Scaurus en contenait 80 000. Au grand cirque, il y avait place pour 380 000 personnes qui assistaient gratuitement à la fête.
[20] Varron mentionne le premier essai que l’on ait fait des pigeons voyageurs. Il raconte que les Romains apportaient au théâtre, dans leur sein, des colombes domestiques ; quand la représentation se prolongeait, ils attachaient un billet au col de la colombe, l’oiseau prenait son vol et allait au logis du maître porter les ordres dont il était chargé.
[21] Jusqu’alors il n’y avait eu que des cirques de bois qu’on construisait pour une cérémonie et qu’on détruisait ensuite ; le peuple s’y tenait debout, on évitait le confortable qui lui aurait donné le goût des jeux et par suite de l’oisiveté. Quand Pompée construisit un cirque de pierre, les vieux sénateurs l’accusèrent de corrompre les mœurs publiques ; il fit aussitôt élever tout à côté un temple à Vénus, disant que le cirque n’était qu’une dépendance du temple.
Les histrions célèbres recevaient des sommes considérables. Ésope, après avoir vécu toute sa vie avec un faste et une prodigalité inouïs, laissa, en mourant, une fortune de plus de quatre millions. Roscius touchait du trésor public mille deniers romains par jour ; la comédienne Dionysia, cinquante mille écus par an.
Sous Auguste, la passion des Romains pour les spectacles, pour la danse, pour les musiciens, toucha à son apogée. Un genre nouveau s’était introduit dans le théâtre, mais il abaissa encore le niveau de l’art dramatique déjà si peu élevé. Des bouffons, venus de la Toscane, apportèrent les mimes. Les mimes étaient des pièces en vers très courtes, accompagnées des danses les plus licencieuses. C’est ce qui fit leur succès. Un de leurs principaux attraits fut encore l’introduction des femmes sur la scène. Jusqu’alors leurs rôles avaient été remplis par des hommes en travesti. Les mimes, dès leur apparition, furent admis dans les fêtes solennelles, aux jeux floraux, romains, funèbres, plébéiens, votifs, apollinaires, etc.
Les Romains aimaient beaucoup la danse et la faisaient figurer dans un grand nombre de cérémonies ; mais elle dégénérait toujours et prenait le caractère le plus libre. Ainsi la danse nuptiale, d’usage dans les noces, offrait la peinture de toutes les actions du mariage. Lorsque, de la vie privée, ils transportèrent la danse sur le théâtre, bien loin de la purifier, ils lui demandèrent des tableaux d’une extrême volupté. Dans les jeux qui se célébraient en l’honneur de Flore, des courtisanes nues paraissaient sur la scène et s’y livraient aux danses les plus lascives.
Pour faire disparaître toute littérature dramatique, il y avait encore un degré à descendre. On le franchit bientôt. Des mimes on arriva aux pantomimes. La pantomime ne s’adressait qu’aux yeux. Il n’y avait plus ni poésie, ni prose, rien que des gestes.
Ces pantomimes étaient en quelque sorte devenues nécessaires, depuis que Rome renfermait des populations et des idiomes variés ; on trouva dans ces pièces sans paroles une espèce de langage et de lien universel qui convenait merveilleusement à ce public hétérogène, à ce composé de toutes les nations.
Les pantomimes jouirent, sous Auguste, d’une vogue incroyable. Pour plaire au peuple, on en arriva à pousser si loin le langage des sens qu’on représentait sur la scène Léda se livrant aux caresses du cygne, Pasiphaé cédant aux étreintes du taureau crétois.
Ces représentations causaient dans Rome un tel enthousiasme qu’elles faisaient oublier la perte des libertés publiques et qu’Auguste en usait comme d’un dérivatif aux conversations du Forum. « Laissez le peuple se passionner pour les spectacles du cirque, disait l’illustre pantomime Pylade à l’empereur, il s’occupera moins de l’établissement de votre autorité, il y mettra moins d’obstacles. »
Le rival de Pylade, Bathylle, parlait avec la même audace :
« Notre profession, seigneur, sert votre politique plus efficacement que vous ne l’avez pensé, nous amusons les sens oisifs et nous calmons bien des cœurs irrités qui s’occuperaient de leurs chagrins dans la solitude. »
Auguste voulut protéger ceux qui servaient si bien ses vues politiques. Il les enleva à la juridiction des magistrats et des préteurs pour les soumettre à la sienne, et il leur accorda, au moins en dehors du théâtre, le privilège dont jouissaient les citoyens, de ne pouvoir être condamnés au fouet, punition infâme et réservée aux seuls esclaves.
Dès que les comédiens ne furent plus soumis au préteur, leur licence devint extrême, et sous le règne de Tibère ils provoquèrent des troubles violents. Pylade devint tellement arrogant, qu’un jour, jouant Hercule furieux, il s’amusa à lancer des flèches sur le public et il blessa grièvement plusieurs des assistants. Jaloux du plus ou moins de succès qu’ils obtenaient, les pantomimes pendant les entr’actes s’égorgeaient derrière la scène. Les spectateurs eux-mêmes prenaient parti pour tel ou tel acteur, ils en venaient aux mains, à chaque instant des luttes horribles et meurtrières ensanglantaient le théâtre.
Les jeux du cirque n’offraient pas un spectacle moins terrible. Les combattants, qu’il s’agît de courses à cheval, de courses de chars ou de courses à pied, étaient divisés en factions, selon la couleur de leur habit. Aux factions blanches et rouges, on en ajouta bientôt deux autres, la verte et la bleue. On appelait blanc, rouge, vert et bleu, non seulement ceux qui couraient dans le cirque, mais ceux d’entre le peuple qui étaient pour l’un ou l’autre de ces partis[22].
[22] Ces factions, selon le roi Théodoric, marquaient les quatre saisons de l’année : la verte, le printemps ; la rouge, l’été ; la blanche, l’automne ; la bleue, l’hiver. Domitien en inventa deux nouvelles, la dorée et la pourprée, mais elles ne subsistèrent pas longtemps.
Sous Tibère, les factions en arrivèrent à la fureur et les jeux du cirque furent souvent troublés par des scènes sanglantes. « La passion de ce peuple est telle, écrivait Juvénal, que si les verts étaient battus, Rome serait dans la même consternation qu’après la défaite de Cannes. »
Pour arrêter ces désordres, le Sénat voulut rétablir la peine du fouet contre les histrions qui, par leurs intrigues, soulèveraient le peuple ; mais l’empereur s’y opposa, préférant réserver pour lui seul ce précieux moyen de gouvernement.
Cependant, effrayé de l’audace grandissante des comédiens, tremblant de devenir lui-même la victime des factions dont l’audace augmentait chaque jour, Tibère chassa de l’Italie cette tourbe de mimes, pantomimes, gladiateurs, factionnaires, danseurs, qui épouvantaient la capitale du monde. Les théâtres furent fermés.
Caïus Caligula les rouvrit et rappela les comédiens ; jamais on ne vit plus de spectacles que sous son règne, jamais la licence ne fut poussée à un pareil excès. L’empereur, imbu des idées grecques, monta lui-même sur la scène et fut tour à tour chanteur, danseur, gladiateur et cocher.
Néron suivit cet exemple ; il s’entoura d’histrions et partagea tous leurs dérèglements ; son plus grand bonheur était de paraître sur le théâtre et de recevoir des applaudissements[23]. Il fit cependant établir une distinction entre ceux qui jouaient un rôle pour leur plaisir et ceux qui jouaient par intérêt ; les premiers ne pouvaient être frappés d’infamie. Il institua les fêtes Juvénales, où les chevaliers, les sénateurs, les femmes du premier rang, étaient obligés de figurer sur la scène.
[23] Il se donna en spectacle dans tous les genres ; on le vit successivement, comédien, chanteur, lutteur, joueur de flûte, conducteur de chars. Lorsqu’il paraissait au théâtre, c’était un préfet du prétoire qui portait sa harpe, un consulaire annonçait le programme. C’est lui qui eut la première idée de la claque, mais il l’organisa dans des proportions grandioses : cinq mille jeunes gens sous la conduite de chevaliers formaient son personnel à gages ; leur marque distinctive était une épaisse chevelure et un anneau d’argent, qu’ils portaient à la main gauche.
De pareils exemples et de pareils encouragements augmentèrent encore les débordements du théâtre. Les pantomimes vivaient dans l’intimité des chevaliers et des sénateurs, ils occupaient les premières charges ; l’on voyait leurs statues s’élever sous les portiques et dans les lieux mêmes où l’on plaçait celles des empereurs. Le palais impérial fut rempli de baladins, de courtisanes, de chanteuses et de danseuses. Les femmes les plus qualifiées entretenaient des comédiens et affichaient outrageusement leur passion.
L’engouement pour eux devint tel, que l’histrion Pâris[24] souilla la couche de l’empereur Domitien ; le coupable, il est vrai, fut massacré, l’impératrice répudiée, et tous les comédiens chassés de Rome. Mais à la mort de Domitien, ils revinrent plus nombreux que jamais.
[24] Les Romains mirent sur le tombeau de Pâris une épitaphe qui invitait les passants à rendre hommage à ce qui renfermait, selon les expressions de Martial, toutes les grâces, tous les amours, toutes les voluptés, la gloire du théâtre et les délices de Rome.
Sous le règne de Marc-Aurèle, Lucius Vérus ramena, après la guerre des Parthes, tant de joueuses de flûte, tant de bouffons, de baladins et de joueurs de gobelets, qu’il paraissait plutôt victorieux des histrions que des Parthes.
Rien ne peint mieux la passion que les Romains éprouvaient pour les jeux et les spectacles que ce qu’Ammien Marcellin rapporte : on chassa de Rome tous les philosophes sous prétexte qu’on craignait la famine et l’on conserva 6000 pantomimes, 3000 acteurs et autant d’actrices.
Depuis l’établissement de l’empire, la vie romaine était devenue une orgie continuelle. Sous les règnes des derniers empereurs païens la dissolution ne connut plus de bornes ; les spectacles avaient naturellement suivi la progression décroissante des mœurs. On en arriva à mêler les meurtres aux jeux de la scène : dans une représentation d’Hercule furieux on brûla un homme vivant aux acclamations des spectateurs. On se passionna pour les nudités. On se pressait en foule pour voir nager dans de vastes réservoirs des femmes nues, qui représentaient les naïades ; aux jeux du cirque, des femmes nues dansaient sur la corde. A Gaza (Syrie), aux fêtes de Majuma, où la déesse Vénus était en grande vénération, pendant les sept jours de fêtes, des femmes se montraient nues sur le théâtre. Les sens blasés du peuple avaient sans cesse besoin de nouveaux excitants. On crut en trouver dans ces exhibitions scandaleuses ; le public prit l’habitude de demander à grands cris, à la fin des représentations, les actrices et les acteurs : on les faisait tous comparaître nus sur la scène[25].
[25] Un jour Caton assistait aux jeux Floraux ; intimidé par sa présence le peuple n’osait demander qu’on dépouillât les actrices. Caton, prévenu, se retira pour ne pas empêcher l’observation des rites accoutumés.
Voilà, rapidement résumé, ce qu’étaient les spectacles et les histrions chez les Romains : il était bon de le rappeler, pour expliquer la conduite de l’Église chrétienne vis-à-vis du théâtre.